Libération - mardi 16 février 2021

Portrait

Le Portrait

Chausse-Trappes

Les médias s’arrachent Didier Lemaire depuis que le Point a publié son témoignage, où il

affirme être la cible de menaces islamistes à cause de son engagement pour les «principes républicains». Imaginez un peu l’aubaine : un prof de philo qui enseigne depuis vingt ans dans le même lycée de Trappes (Yvelines), se dit de «centre gauche» et dénonce l’emprise des religieux sur les gamins de la banlieue. De quoi s’en donner à cœur joie sur le déni des pouvoirs publics, la complicité de la gauche et, bien entendu, les territoires perdus de la République. Et pourtant, même si le prof de philo a reconnu n’avoir fait l’objet d’aucune menace précise, on a du mal à balayer du revers de la main son témoignage. D’abord parce que Didier Lemaire n’est pas un menteur. Il dit ce qu’il croit être la vérité. On voudrait comprendre ce qui s’est passé pour qu’il en arrive à affirmer de ses élèves et de Trappes qu’ils sont «définitivement perdus».

On pensait avoir pris un rendez-vous téléphonique. Le voilà qui rapplique à la rédaction, cheveux au vent, portable à la main dans son Alfa Romeo crottée sur les flancs - l’homme habite à la campagne, dans les Yvelines. Courtois, légèrement à l’ouest, un peu dégingandé dans son manteau long. Le genre artiste. Un peu excité, aussi, par le tourbillon médiatique qui l’emporte de plateau télé en salle de rédaction. «Ça ne me fait pas plaisir», assure-t-il, mais il se prête au jeu. «Vous voulez des infos que je n’ai dites à personne ?» propose-t-il d’emblée,

d’un air entendu. Sitôt assis, il retrouve son calme de professeur rodé aux classes chahuteuses, qui sait ne jamais élever la voix, même quand il s’énerve. Selon les quelques avis recueillis, Lemaire est un bon pédagogue. Aujourd’hui, il répète partout qu’il ne pourra sans doute plus jamais enseigner de sa vie.

Pourtant, il n’a pas toujours rêvé de venir parler de politique sur les plateaux télé. Son truc, c’est plutôt l’art. Ses parents sont photographes. Classe moyenne, banlieue cossue de l’Ouest parisien, scolarité à Versailles, fac à Nanterre, et Capes de philo. «Reçu deuxième», précise l’enseignant, qui n’a pas une médiocre estime de ses capacités. «Didier Lemaire, c’est aussi quelqu’un qui a inventé la manière de montrer la poésie, avec la lumière et le mouvement», se raconte-t-il. Il y a dix ans, le musée Rodin, à Paris, s’était montré intéressé par ses installations mais lui avait préféré un plasticien mieux coté. Il a quand même exposé lors de quelques Nuits blanches à Paris et, plus récemment, s’est mis à tourner des petits films.

Lemaire apprécie Pascal ou Schopenhauer, qu’il voit comme des penseurs du mal, et non du désespoir. En revanche, il se méfie des philosophes à aphorismes, capables de se contredire, comme Nietzsche. Par souci de cohérence et peut-être aussi par esprit de système, Didier Lemaire ne sépare pas l’art de la politique. «L’art, c’est une façon de transmettre l’expérience humaine. La politique a à voir avec la reconnaissance de l’autre : c’est la possibilité pour

chaque être humain de décider d’être différent.»

Il est moins nuancé quand il parle de radicalisation. Il peut même être d’une rare violence. Si des élèves refusent de respecter la laïcité, par exemple en ne retirant pas leur voile lors d’une sortie scolaire, Lemaire propose de les éloigner de leurs parents. «A la seconde atteinte, retrait de l’autorité parentale», assène-t-il.

Le professeur, qui ne goûte rien tant que la clarté en philosophie, n’a pas de problème à considérer l’islamisme comme une «zone grise, qui va du foulard islamique au départ en Syrie». Au risque d’englober tout signe extérieur de religiosité dans le grand fourre-tout de l’islamisme et de dénier aux autres (en l’occurrence à toute la ville de Trappes) la possibilité d’être reconnus comme des personnes singulières, différentes d’autrui...

Son malaise, Didier Lemaire le fait remonter à 2015, après le Bataclan. «Je dis un mot en classe, et là, je vois une élève qui se referme. Elle était brillante, féminine, en jean moulant, elle se maquillait. Jusqu’à la fin de l’année, nos regards ne se croiseront plus», se rappelle-t-il. Par la suite, il croit l’avoir vue, voilée, lors d’un reportage à la télé. «C’est là que je comprends la dualité, la duplicité, assène le prof. Du fait de l’islamisme, certains élèves ne sont plus dans une relation franche avec leur enseignant.» La fameuse taqiya, un concept musulman qui autorise dans certaines situations les croyants à dissimuler leurs convictions religieuses. Pour ceux qui la mettent à toutes les sauces, elle est aussi un alibi à une forme de paranoïa. «Pour moi, il en faisait un combat presque irrationnel, il était limite obsédé par la question», se souvient une ancienne collègue.

Lors d’un groupe de travail avec des élèves et Ali Rabeh, désormais premier magistrat de la ville, Didier Lemaire aurait ainsi décrété qu’en maternelle, certains enfants refuseraient de chanter ou de se donner la main. Ce que l’élu avait contesté. Aujourd’hui, l’enseignant accuse de double discours l’édile, pourtant nourri politiquement au sein de Benoît Hamon et de l’Unef. Pour lui, le clivage politique se fait désormais entre le camp du déni et celui de la République. Il bascule dans l’engagement actif après l’assassinat de Samuel Paty. «Au moment où il se faisait égorger, j’étais dans le bus avec mes élèves pour aller voir une pièce sur la radicalisation à Versailles, se rappelle-t-il. Moi aussi, je suis en première ligne.»Ça aurait pu être lui, pense-t-il. D’ailleurs, il rappelle qu’une habitante de Trappes lui a prédit qu’il serait un «Samuel Paty bis».«Si on ne fait rien, dans quelques mois, ce ne sera pas un professeur, mais des centaines qui seront assassinés. On va vers une situation comme celle de l’Algérie au moment de la guerre civile», s’alarme-t-il. Pour défendre ses opinions, le professeur a d’abord approché le Printemps républicain, avant d’adhérer récemment au Parti

républicain solidariste, un groupuscule qui milite pour une application drastique de la laïcité.

Didier Lemaire a été baptisé catholique mais se déclare «agnostique en théorie et athée dans les faits», ayant renoncé vers l’âge de 7 ans à se poser la question de l’existence de Dieu. Son ancien collègue Pascal Verrier, qui l’a connu tout jeune prof mais ne l’a pas revu depuis

vingt ans, le décrit comme «quelqu’un de très sensible, de rigoureux, voire de rigoriste. C’est un

honnête homme, à la manière du XVIIe siècle». Il n’imagine pas possible une dérive de son ancien ami. «Ma conviction à son égard est tenace : s’il en vient à dire que la partie est perdue, c’est que ça doit être vrai. C’est autour de lui, y compris sur les puants plateaux de télévision où il se rend, que tout s’est effondré», juge-t-il. On aimerait comprendre comment une telle faillite pourrait ne pas emporter Lemaire avec elle.

15 mai 1965 Naissance à La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine). 2000 Muté au lycée de la Plaine de Neauphle, à Trappes. Novembre 2020 Placé sous protection policière.