CHRONIQUE I

Faut-il modérer les messageries chiffrées ?

par Alexandre Piquard


Que devrait faire Signal si des extrémistes se servaient de sa plate-forme pour diffuser des messages de haine ou organiser des actions violentes ? Le débat agite, en interne, les équipes de la messagerie chiffrée, selon une enquête du journaliste Casey Newton, du site The Verge. La question n'est pas seulement théorique : Telegram, qui offre une messagerie chiffrée et des forums publics, a, ces dernières semaines, été investie aux Etats-Unis par des militants d'extrême droite. Pour certains chez Signal, la plate-forme fournit seulement un outil de communication privée et n'a pas à se soucier de son usage. Pour d'autres, ne pas tenter de lutter contre les « mauvais acteurs » risque d'attirer les foudres des politiques contre la fonctionnalité centrale de ces services : le chiffrement de bout en bout, qui rend la lecture des messages impossible pour les tiers, y compris pour la plate-forme elle-même.

Le débat autour du chiffrement n'est pas nouveau. Mais il est renforcé par la vogue des messageries privées. Signal et Telegram ont gagné des utilisateurs après le bannissement de groupes violents des réseaux sociaux publics comme Facebook et Twitter, et la polémique autour du changement des conditions d'utilisation de la messagerie chiffrée WhatsApp, filiale de Facebook. Plus largement, l'entreprise de Mark Zuckerberg a annoncé, début 2019, vouloir à terme étendre le chiffrement aux messageries de Messenger et Instagram.

La pression politique est lancinante : des responsables réclament une modération des contenus chiffrés et, surtout, de pouvoir lire les messages à des fins d'enquête. « Les autorités compétentes doivent avoir accès aux données de façon légale et ciblée, dans le respect des droits fondamentaux et des lois sur la vie privée », a prôné, en décembre, une résolution du Conseil de l'Europe, similaire au message de la Commission européenne dans son agenda contre le terrorisme. Fin 2019, trois ministres américain, britannique et australien ont demandé à M. Zuckerberg de renoncer à l'extension du chiffrement ou de

« donner aux forces de l'ordre un accès légal au contenu ». Auparavant, WhatsApp avait été accusé de propager des appels à la violence en Inde et au Brésil. Et dès 2015, Apple s'est vu intimer l'ordre de « déchiffrer» le contenu de l'iPhone du suspect de la tuerie de San Bernardino. En vain.

Le droit et le pragmatisme

Le problème, c'est qu'il n'est pas techniquement possible de réserver la lecture des contenus chiffrés à la justice ou à la police. « L'accès par une backdoor ["porte dérobée"] que vous réclamez pour les forces de l'ordre serait un cadeau fait aux criminels, aux pirates informatiques et aux régimes répressifs, car il leur donnerait un moyen d'entrer dans notre système et rendrait tous nos utilisateurs plus vulnérables », ont plaidé les responsables de WhatsApp en réponse aux ministres anglo-saxons. Une position soutenue par les ONG de défense des libertés. Au nom du principe du droit à la correspondance privée. Mais aussi pour des raisons pragmatiques : affaiblir le chiffrement serait néfaste pour les utilisateurs dissidents mais aussi les chefs d'entreprise, les responsables politiques...

Ne faut-il donc rien faire ? Les plates-formes peuvent d'abord modérer les contenus non chiffrés, comme les groupes publics de Telegram. Pour se distinguer des réseaux sociaux, les services chiffrés peuvent aussi veiller à rester des messageries privées. Ainsi, en Inde, WhatsApp a limité le transfert des messages à cinq personnes et le nombre de membres des groupes à 256 (contre 1000 sur Signal et jusqu'à 200 000 sur Telegram). Chez Facebook, l'application Messenger prévient les utilisateurs quand ses logiciels détectent des « comportements » suspects, comme « un adulte envoyant de multiples messages à un mineur ». En scannant des informations « en clair » (noms, logos des groupes...) ou en examinant les comptes Facebook ou Instagram des utilisateurs suspects, WhatsApp bannit déjà 2 millions de comptes par mois. Se soucier de certains abus peut contribuer à préserver le bénéfice général des messageries chiffrées : pouvoir communiquer de manière confidentielle

Le Monde 11/02/2021