HISTOIRE DES SCIENCES
La France aurait-elle vraiment pu inventer Internet ?
Damien Leloup
Le roman « Comédies françaises », d'Eric Reinhardt, paru en août 2020, a ravivé des querelles mémorielles quant aux apports des informaticiens français à la création de ce réseau révolutionnaire. Et réveillé des débats très gaulliens sur le rôle de l'Etat dans la recherche
Dimitri, journaliste à l'AFP, s'est lancé dans une enquête : le jeune homme veut comprendre pourquoi le président Valéry Giscard d'Estaing, à peine élu en 1974, a coupé les financements du projet Cyclades, un réseau informatique innovant mis sur pied par l'ingénieur Louis Pouzin. Et il soupçonne le capitaine d'industrie Ambroise Roux d'avoir usé de toute son influence pour faire capoter le plan Calcul, dont dépendait Cyclades.
C'est, en résumé, l'intrigue principale de Comédies françaises, le roman d'Eric Reinhardt sorti le 20 août 2020 (Gallimard). Le romancier, qui avait auparavant plongé ses personnages dans le milieu des fonds d'investissement (Cendrillon, Stock, 2007) ou dans celui des multinationales (Le Système Victoria, Stock, 2011), s'est cette fois intéressé au monde des ingénieurs et au lobbying sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing.
Succès critique — prix Les Inrockuptibles 2020 -, le roman s'inspire de multiples entretiens entre son auteur et deux acteurs de l'époque : Louis Pouzin lui-même et Maurice Allègre, qui supervisait alors, depuis la délégation générale à l'informatique, le plan Calcul (qui finançait Cyclades).
Le roman a ravivé, dès sa publication, de vifs débats mémoriels couvant depuis plusieurs années entre les anciens ingénieurs et chercheurs de l'époque sur les apports de la recherche française à la création d'Internet.
Schématiquement, deux grilles de lecture s'affrontent : la première, incarnée par Dimitri, le héros du livre, voit dans le projet Cyclades un maillon essentiel dans la création et le développement du réseau mondial. Son directeur, Louis Pouzin, serait ainsi une figure majeure de « l'invention d'Internet », dont les travaux auraient été injustement ignorés en France avant d'être récupérés par les Américains — qui ont lancé la première version d'Arpanet, l'ancêtre d'Internet, dès 1969.
La deuxième, tout en reconnaissant les apports de Cyclades, est plus réservée quant à l'influence du projet français sur Arpanet. Elle critique aussi une forme de
« starisation » de M. Pouzin, qui méconnaîtrait la réalité complexe des échanges scientifiques et du travail d'équipe de l'époque — et notamment les contributions d'Hubert Zimmermann, ancien de Cyclades décédé en 2012, au développement d'Arpanet.
Dans les faits, Comédies françaises ne dit à aucun moment qu'Internet aurait été « inventé » en France. Eric Reinhardt explique au Monde avoir « pris grand soin d'être particulièrement scrupuleux » dans la rédaction, pour éviter les raccourcis. L'auteur a aussi fait relire certains passages de son roman à Maurice Allègre, qui était à la tête de la délégation générale à l'informatique lorsque cette dernière a lancé le projet Cyclades en 1971.
Mais Eric Reinhardt revendique de poser, sous forme littéraire, la question « Pourquoi Internet n'a-t-il pas été inventé en France ou en Europe ? » « Peut-être qu'on aurait été incapables de créer Internet à partir du datagramme. Mais on avait tout en main pour le faire », explique l'écrivain.
Le datagramme est la principale innovation de Cyclades : un outil de transmission de données entre ordinateurs, qui avait déjà été imaginé mais jamais mis en oeuvre, et que le réseau français sera le premier à déployer. Cela dans le contexte bien particulier d'une compétition entre deux projets de réseau informatique qui s'est tenue au début des années 1970 en France. Il y a d'abord RCP, le futur réseau Transpac, qui alimentera le Minitel. Il est développé pour les PTT par les ingénieurs du Centre commun d'études de télévision et télécommunications (CCETT), à Rennes. Et puis Cyclades, conçu à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria — IRIA à l'époque), à Rocquencourt, près de Paris.
Les deux équipes font, au début des années 1970, des choix techniques fondamentaux très différents. Le CCETT et Transpac optent pour la technologie des circuits virtuels : avant de transmettre des données d'une machine à l'autre, on crée un « chemin » numérique à l'intérieur du réseau qui relie ces deux machines. Dans le réseau Cyclades de l'IRIA, il n'y a pas de création préalable de chemin : les données sont envoyées sous forme de datagrammes, des paquets de données indépendants les uns des autres, qui ont chacun une adresse de départ et une autre d'arrivée.
Internet, tel que nous le connaissons aujourd'hui, n'utilise pas de circuits virtuels comme le faisait Transpac, mais des datagrammes et des mécanismes de contrôle, intégrés dans le protocole TCP/IP (un standard de l'Internet actuel) grâce à des travaux internationaux auxquels ont participé des membres de Cyclades.
Des liens avec Arpanet
Au début des années 1970, les Etats-Unis ont quelques longueurs d'avance sur la France. Arpanet, le principal précurseur d'Internet, est alors en plein développement, grâce aux financements abondant de l'ARPA, l'agence américaine de recherche et de développement de l'armée.
Les Français s'en inspirent. En 1972, Michel Elle rejoint le projet Cyclades. Cet informaticien français, qui vient de passer trois années à l'université UCLA de Los Angeles, où il a travaillé sur Arpanet, rapporte dans ses valises « un système de documentation extrêmement ouvert pour Arpanet, créé par Steve Crocker », comme il le raconte au Monde. « Cette documentation, les gens de Cyclades s'en sont servi pour concevoir leur réseau », explique M. Elie, qui fait partie d'un petit groupe d'ingénieurs de l'époque actuellement remontés contre le roman d'Eric Reinhardt.
Plus qu'une technologie en particulier, ce sont surtout les échanges entre différents centres de recherche qui ont permis de développer Arpanet, et ensuite Internet, détaille Valérie Schafer, professeure d'histoire contemporaine à l'université du Luxembourg et autrice d'une thèse de référence sur la création des réseaux français. «L'idée que les Américains auraient, en intégrant du datagramme, repris un truc totalement inventé en France est fausse. Dès le début de Cyclades, il y avait des échanges avec les Américains. Gérard Le Lann, de Cyclades, va dès 1973, un an après le lancement du projet, travailler à Stanford avec l'équipe Arpanet. »
M. Le Lann est particulièrement agacé par la manière dont Comédies françaises a été présenté, depuis sa sortie, dans les médias. « Le jour où, devant mon téléviseur, j'ai entendu dire sur France 5 qu'Internet a été inventé en France, je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose », s'agace l'informaticien, en répondant en visio aux questions du Monde. « Les Nord-Américains à l'origine dArpanet connaissaient, depuis le début, le concept du datagramme. Si la première version d’Arpanet n'utilisait pas de datagramme pur, ce n'est pas par ignorance, mais parce qu'ils ont fait face à une opposition majeure de la part des constructeurs, IBM, General Electric ou Univac, qui à l'époque avaient un monopole de fait sur les ordinateurs. Ils n'avaient aucune envie de mettre à jour les logiciels de leurs machines, un travail coûteux », assure-t-il.
De son côté, le principal promoteur du datagramme, Louis Pouzin, 89 ans aujourd'hui, ne revendique certainement pas d'avoir inventé Internet, ni même les datagrammes. Il utilise beaucoup plus le « nous » que le « je » lorsqu'il répond aux questions du Monde par téléphone, après un premier appel manqué (on capte mal chez lui). « Un chercheur anglais [Donald Davies] avait déjà annoncé la possibilité de le faire en principe, mais ça n'avait pas été fait parce qu'il n'y avait pas le réseau physique pour pouvoir le simuler en pratique, détaille-t-il. Beaucoup de gens nous disaient que ça ne pouvait pas marcher, mais on a fait la démonstration que c'était possible. »
« Cyclades a poussé plus loin la logique [du datagramme] », note Valérie Schafer, qui constate que c'est ensuite «la formidable capacité de Louis Pouzin à communiquer, à porter cette solution dans des conférences internationales, parfois en dérangeant ses supérieurs, qui l'a rendue audible ».
Au jeu des influences, il est généralement très difficile de démêler l'inextricable pelote des découvertes et inventions qui, combinées, permettent à Internet de fonctionner. Ces derniers mois, M. Le Lann s'est donc replongé dans ses archives personnelles, a échangé avec ses anciens collègues américains et s'est attelé à l'écriture d'un texte détaillé sur la genèse d'Internet. « Nous nous sommes tous trompés, moi le premier, en faisant remonter l'histoire d'Internet au lancement dArpanet en 1969, estime-t-il. Il faut remonter au moins à 1962 et à 1965. Des précurseurs nord-américains et britanniques présentent alors dans des thèses, des publications, des conférences, pratiquement tous les concepts et principes qui vont permettre les travaux d'ingénierie qui donneront Internet. Tout est là. Le rôle de ces précurseurs a été très largement négligé, en partie parce que les documents, anciens, ne sont pas toujours disponibles ou facilement trouvables en ligne. » Outre-Manche, d'anciens ingénieurs du projet de réseau britannique NPL estiment d'ailleurs que leurs contributions sont injustement passées sous silence.
« Telcos » contre « informaticiens »
Dans la France de 1972, l'opposition entre le circuit virtuel de Transpac et le datagramme de Cyclades est aussi le symbole d'une forme de « guerre culturelle ». « Ceux des télécoms » - les ingénieurs, souvent issus de l'Ecole nationale supérieure des télécommunications, qui travaillent pour le CCETT - y affrontent les « informaticiens » de l'IRIA, lancé avec le plan Calcul.
A l'époque, grâce à des financements dopés pour rattraper l'énorme retard français en téléphonie, les ingénieurs des télécoms travaillent d'arrache-pied à une multitude de projets, dont les premiers centraux téléphoniques numériques. « C'étaient d'excellents ingénieurs, précise M. Allègre, à l'époque principal soutien de Cyclades. Mais ils étaient empreints de la philosophie historique des télécoms : une communication, c'est entre un point A et un point B. »
Transpac, avec son système de circuits virtuels qui crée des « chemins » numériques de A à B, reflétait parfaitement cette logique des PTT, estime encore aujourd'hui M. Pouzin, qui commente : « Ça ne nous convenait pas, on trouvait que c'était fragile... »
La rivalité entre Transpac et Cyclades peut-elle pour autant se résumer à un conflit entre l'ancien monde et le nouveau ? « C'est complètement faux », s'agace Rémi Després, responsable du projet Transpac de 1971 à 1980, et toujours convaincu des avantages techniques des circuits virtuels. « Toute ma culture était informatique avant d'attaquer ce sujet : j'ai un doctorat de Berkeley en informatique, et j'avais une équipe d'informaticiens de bon niveau », explique-t-il au Monde. A l'époque, les passerelles entre ingénieurs télécoms et informaticiens se multiplient en effet. Louis Pouzin lui-même rejoindra, au début des années 1980, le Centre national d'études des télécommunications, et donc « les télécoms ».
Reste que malgré les passerelles, il y avait bien à l'époque un choc culturel, en France comme aux Etats-Unis, confirme Gérard Le Lann. Outre-Atlantique, « deux planètes sont entrées en collision : la planète des téléphonistes, représentée par AT&T qui avait le monopole des lignes, a percuté celle des informaticiens, représentée par IBM, qui avait un quasi-monopole sur les ordinateurs. Les téléphonistes voulaient garder leur pré carré, et les informaticiens menaçaient de prendre le contrôle de l'industrie téléphonique. Ils voyaient bien que les relais analogiques allaient devenir des ordinateurs ».
« Cette vision selon laquelle l'informatique allait tout remplacer, ça n'était pas dans l'esprit des PTT français dans les années 196o, dit M. Le Lann. Ça n'est pas pour autant qu'il fallait être en guerre. » En guerre ? MM. Pouzin et Després assurent tous les deux avoir entretenu des relations cordiales en dépit de leur désaccord de fond. D'autres acteurs de l'époque se contentent de sourire poliment lorsqu'on évoque une possible inimitié, plus personnelle, entre les deux dirigeants et concurrents.
Pourtant, au début des années 1970, les deux projets n'ont pas nécessairement vocation à s'opposer, ni à voir l'un des deux supplanter l'autre. Transpac, projet plus « industriel » visant à établir rapidement un réseau soutenant une batterie de services, puis le Minitel, n'est pas frontalement opposé à Cyclades, au caractère expérimental assumé. En 1977, alors que le projet Cyclades a déjà perdu ses financements, les deux réseaux participent même à une démonstration conjointe, à Toronto, se souvient M. Després. «On interconnectait nos deux réseaux [avec celui des Canadiens]. Comment prétendre qu'on était des ennemis sans scrupule ?»
Des projets de collaboration entre les deux réseaux ont aussi existé, sans jamais aboutir. «Ni Jacques Dondoux [directeur général des télécommunications], ni Maurice Allègre n'ont su organiser une discussion, et je regrette de ne pas être monté au créneau [à l'époque] », dit aujourd'hui M. Després.
M. Pouzin pense aussi que la mort, dans un accident de la route en 1976, de Michel Montpetit, directeur adjoint de l'IRIA, qui « était à la délégation générale à l'informatique mais représentait aussi l'opinion des télécoms, tout en étant très humain, et très bon pour trouver les compromis », a aussi bloqué les possibilités de collaboration. «Mon grand regret n'est pas que le choix ait été Transpac et non Cyclades, dit M. Allègre. je savais que Transpac était très avancé; ce que j'aurais voulu, c'est qu'ils fassent leurs les avancées de Cyclades. »
« VGE »l'ennemi du Plan Calcul
Qui a donc « tué » Cyclades ? Pour Dimitri, le héros de Comédies françaises, la cause est entendue : c'est Ambroise Roux qui a usé de toute son influence pour torpiller le plan Calcul, ce grand projet gaullien visant à développer la capacité informatique de la France, et donc Cyclades. Ce qui aurait conduit la France à « manquer » l'invention d'Internet.
Il est certain qu'Ambroise Roux, grand patron peu scrupuleux qui dirigeait la Compagnie générale d'électricité (CGE, très liée aux PTT), n'aimait pas le plan Calcul. Notamment parce qu'il servait les intérêts de son ennemi juré, le patron de Thomson-CSF, Paul Richard. Mais Ambroise Roux n'était pas le seul opposant du plan Calcul. En 1974, l'un d'entre eux arrive même à l'Elysée : Valéry Giscard d'Estaing.
« Le plan Calcul avait toujours eu des ennemis et des failles », note l'historien Pierre Mounier-Kuhn, auteur d'une récente Histoire illustrée de l'informatique (EDP Sciences, 2016) et qui prépare un livre sur les politiques gouvernementales dans le numérique. Jusqu'en 1974, «il était porté par une volonté politique, celle des gaullistes ; les oppositions étaient dispersées et peu opérantes. Mais parmi elles, il y avait Valéry Giscard d'Estaing, et avec lui peut-être la majeure partie du corps de l'inspection des finances, pour qui le plan Calcul était l'un de ces grands projets qui étaient des gouffres à subventions ».
Giscard d'Estaing n'a pas franchement eu besoin d'être convaincu par Ambroise Roux pour mettre fin au plan Calcul, estime M. Mounier-Kuhn. Il l'était déjà. « Le plan Calcul avait été décidé essentiellement par Michel Debré, à l'époque où Giscard d'Estaing n'était plus ministre des finances. Debré était un volontariste, un homme des grands projets, qui tranchait complètement avec la culture du ministère des finances. Giscard d'Estaing avait toutes les raisons, politiques et financières, de vouloir torpiller le plan Calcul depuis le début. »
Maurice Allègre, qui dirigeait alors la délégation générale à l'informatique chargée de mettre en oeuvre le plan Calcul, pense qu'Ambroise Roux, mort en 1999, et avec qui la détestation était réciproque, a joué un rôle dans la fin du projet. Mais il reconnaît volontiers que Giscard d'Estaing n'était pas, tant s'en faut, un soutien. «J'avais été appelé pour participer au cabinet de Giscard au ministère des finances », raconte M. Allègre, 88 ans, qui reçoit Le Monde chez lui, la dernière édition des Echos ouverte à la page « start-up » sur sa table basse. «J'étais le seul ingénieur, face à tout un peuple d'énarques assez sceptiques sur l'intérêt de l'informatique. Lorsque Giscard a été débarqué par Pompidou [en 1966], je suis resté dans le cabinet de Michel Debré. J'étais le seul à rester, et Giscard a considéré ça comme une trahison. »
« Que ce soit Ambroise Roux qui ait directement convaincu Giscard de mettre à mort la délégation générale à l'informatique, ou qu'il ait agi de loin, ou qu'il ait juste, d'une petite pichenette, achevé le travail parce que Giscard était déjà convaincu, ou même que ce soit une décision de Giscard tout seul et quXmbroise Roux n'ait rien fait pour l'en empêcher, cela ne change rien », estime de son côté Eric Reinhardt.
« Dans sa dramaturgie générale et les rapports de force qu'il décrit, dans ses tenants et ses aboutissants, le récit que produit mon roman est véridique », selon lui : soit le récit « d'un des plus gros patrons de France à l'époque, avide de pouvoir, et qui pouvait murmurer à l'oreille des présidents de la République ou des ministres ». Or, estime M. Reinhardt, Ambroise Roux, qui se targuait d'être un visionnaire, n'a absolument pas perçu le potentiel incroyable des réseaux informatiques, obnubilé qu'il était par les profits immédiats de la CGE, qu'il dirigeait. Une CGE qui était le principal fournisseur de l'industrie des télécoms dans des procédures de marchés publics qu'il contrôlait entièrement.
Sur certains points, tous les acteurs de l'époque sont d'accord. Si Arpanet a gagné la bataille, et si Internet s'est finalement développé aux Etats-Unis, c'est grâce à la conjonction de trois éléments : des financements constants, une alliance réussie entre universités, armée et entreprises et, surtout, une volonté politique incarnée plus tard par la figure du vice-président Al Gore (1993-2001), qui fera une promotion sans faille d'Internet.
« Aux Etats-Unis, les informaticiens avaient le soutien de l'armée, qui voulait rester en pointe, via les investissements de lARPA [l'armée] », note M. Allègre, toujours convaincu par la vision gaulliste de Michel Debré quant à l'efficacité d'une politique de grands projets associant le secteur privé.
Pourtant, à bien y regarder, l'armée française a aussi joué un rôle, indirect mais important, dans la création des premiers réseaux français. La France des années 1970 n'avait pas de pétrole et encore moins l'ARPA, mais elle avait des idées et des polytechniciens. La quasi-totalité des ingénieurs réseau de l'époque étaient « X » ou « X-télécoms ». Louis Pouzin a démarré sa carrière comme officier de marine dans les radars, tandis que Gérard Le Lann a commencé à s'intéresser aux réseaux durant son service national, lui aussi dans la marine.
Mais contrairement aux Etats-Unis, la France n'a pas su faire la jonction entre l'armée, le secteur privé et les jeunes ingénieurs des universités, souvent pacifistes et idéalistes. « Les deux tiers des manageurs d'Internet sont sortis du Lincoln Lab du MIT. Personne là-bas ne s'est jamais inquiété du fait qu'on y trouve aussi bien la Rand Corporation [think tank de recherche militaire] que des idéalistes », estime M. Le Lann. Michel Elie se souvient avoir débarqué à Los Angeles en 1969 dans une ambiance quasi insurrectionnelle, et avoir travaillé sur Arpanet avec des collègues un peu hippies tandis que des hélicoptères survolaient l'université, où manifestaient les Black Panthers.
En France, les conflits autour des alliances public-privé ont également miné le développement de Transpac, juge M. Després : « Le réseau était exploité par une société d'économie mixte. Au sein de la maison mère télécoms, c'était horriblement mal vu !» A l'unanimité, les acteurs de l'époque regrettent surtout une absence de volonté politique, qui aurait permis de mieux concrétiser les premiers résultats de la recherche française.
« Un certain esprit français »
« Cyclades n'avait pas à l'époque un poids commercial, c'était évident que ça n'avait pas beaucoup d'avenir politique », regrette M. Pouzin. Mais le projet ne coûtait pas très cher, et aurait pu être poursuivi, si Giscard d'Estaing n'avait pas décidé de couper tout le plan Calcul. Ironiquement, M. Després a fait, quelques années plus tard, un constat similaire, malgré le gigantesque succès du Minitel auprès du grand public : « La volonté de faire vivre la technologie de Transpac n'existait pas en France. Quand ça a commencé à bien marcher, j'ai proposé qu'on fasse de la recherche pour développer le produit, et ça m'a été refusé. » M. Després est ensuite parti dans le privé pour concevoir une technologie de réseau permettant des débits bien plus élevés.
C'est finalement surtout un débat sur une certaine conception de la France, de l'Etat, qui émerge de toutes ces controverses historiques sur les rôles de Cyclades et de Transpac. Gérard Le Lann comme Maurice Allègre partagent le sentiment que les ministères gagneraient en efficacité s'ils comptaient dans leurs rangs un peu moins d'énarques, et un peu plus de polytechniciens. Chercheurs contre administrateurs, souci de l'indépendance stratégique et crainte de voir la France prendre du retard sur ses amis comme sur ses ennemis : dans les discussions avec ces ingénieurs, tous aujourd'hui retraités, les parallèles avec la situation actuelle émergent naturellement. Plus que la figure d'Ambroise Roux, c'est celle du général de Gaulle qui semble planer, encore aujourd'hui, sur tous les acteurs majeurs de l'époque, et celle d'Emmanuel Macron qu'on devine derrière le visage de Valéry Giscard d'Estaing.
Lorsque Le Monde rencontre Eric Reinhardt, début février, le romancier vient de lire, dans Libération, un long article consacré à Sanofi. L'entreprise française, très en retard dans l'élaboration d'un vaccin contre le Covid-19, affiche de très bons résultats — parce qu'elle vient de vendre ses parts dans un laboratoire de biotechnologie qui a créé l'un des médicaments vedettes de Sanofi. « C'est extraordinaire : Sanofi ne trouve rien de mieux à faire que de bazarder l'entreprise de recherche qui a inventé le médicament qui lui permet de gagner de l'argent et de distribuer cette année de copieux dividendes, au lieu de les réinvestir ! C'est aussi cela que raconte mon livre. Cela pose des questions sur la relation de la France, et d'un certain esprit français, à l'avenir, à la conquête, à l'inconnu. »