Bien public mondial

Claire Legros

Largement mobilisée depuis le début de la pandémie, l'idée est apparue avec la mondialisation, mais n'a jamais fait l'objet d'une définition stricte. Au risque de rester une déclaration de principe

Faire du vaccin contre le Covid-19 un « bien public mondial » qui « n'appartiendra à personne, mais nous appartiendra à tous », affirmait Emmanuel Macron en mai 2020. Ou encore considérer les vaccins « comme un bien public mondial » dont la mise à disposition « neconstitue plus un privilège réservé aux Etats les plus offrants », plaidait l'Unesco en février.

Plus d'un an après le début de la pandémie, la perspective d'une diffusion équitable des doses à l'échelle de la planète n'a pas résisté aux effets conjugués du nationalisme vaccinal des Etats et de l'appétit des firmes pharmaceutiques. «Plus de i3o pays n'ont pas encore reçu une seule dose de vaccin », notait la directrice générale de l'Unesco, Audrey Azoulay, le 24 février. Un « échec moral catastrophique », selon Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'Organisation mondiale de la santé. Ce rendez-vous manqué en dit long sur l'ambiguïté d'une idée apparue avec la mondialisation dans les années 1980 et débattue depuis trente ans. Dès le départ, la notion fait l'objet d'interprétations différentes. Dans un ouvrage majeur paru aux Etats-Unis en 1999, Les Biens publics mondiaux. La coopération internationale au XXle siècle (Editions Economica, 2002), les économistes américains Isabelle Grunberg, Inge Kaul et Marc A. Stem définissent les biens publics mondiaux selon des critères économiques : ce sont des biens qui «profitent à tous les pays, tous les groupes de population et toutes les générations ». Le marché ne peut les produire ou les conserver sans une action collective concertée qui passe, selon les trois auteurs, par la responsabilisation des acteurs.

Cette définition est assez large pour que l'on puisse y ranger des ressources très diverses : les biens surutilisés comme la couche d'ozone ou la stabilité du climat ; les ressources produites — et sous-utilisées — par l'humanité telles que les savoirs scientifiques ou Internet ; ou encore les effets d'une politique mondiale coordonnée sur la paix, la santé, etc.

Une autre approche, plus politique, définit les biens publics mondiaux en termes de droits humains fondamentaux. «Elle s'inscrit dans la continuité de la déclaration universelle de 1948 et considère le droit à la santé ou à l'éducation, biens publics mondiaux, comme constitutif de la dignité humaine », explique Bruno Boidin, professeur d'économie à l'université de Lille et auteur de La Santé, bien public mondial ou bien marchand ?(Ed. Septentrion, 2014).

Approches contradictoires

Selon qu'elle est utilisée par des institutions internationales comme la Banque mondiale ou bien par des ONG, la notion n'a donc pas le même sens. «L'idée s'est révélée protéiforme, elle n'est pas attachée à un concept scientifique strict, et relève le plus souvent de la rhétorique », constate Séverine Dusollier, professeure à l'école de droit de Sciences Po, spécialiste de la propriété intellectuelle. « Comme pour les notions de "bien commun mondial' ou de" patrimoine commun de l'humanité" censées protéger le génome humain, la réflexion n'a pas abouti à des concrétisations juridiques fortes, définissant des obligations pour les Etats. »

A bien des égards, les deux approches, économique et philosophique, paraissent même contradictoires. L'idée d'un droit aux biens publics mondiaux se heurte aux traités internationaux de libre-échange et au système de propriété intellectuelle, encadré en 1994 par l'Organisation mondiale du commerce. «L'imposition de la logique des marchés est dirigée contre la logique des droits fondamentaux reconnus dans l'après-guerre », affirment le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval dans leur ouvrage Commun (La Découverte, 2014).

Pour que les vaccins anti-Covid deviennent des biens publics mondiaux et soient produits partout dans le monde, il faudrait lever les brevets qui les protègent. Certains le réclament en mettant en avant que leur conception, issue de la recherche publique, a été largement financée par l'argent des contribuables. Conquise de haute lutte en 2001, au plus fort de l'épidémie de sida, une dérogation autorise bien les Etats à délivrer une « licence obligatoire » et à produire des médicaments génériques pour des raisons de santé publique. Mais elle est complexe à mettre en œuvre et elle « ne suffit pas, car il faut aussi que les firmes accompagnent le transfert de technologies vers les laboratoires capables de produire le vaccin », assure Séverine Dusollier.

Vingt ans après, la bataille des brevets se rejoue aujourd'hui avec les vaccins anti-Covid, dans un bras de fer qui oppose à nouveau l'Inde et l'Afrique du Sud aux Etats-Unis et à l'Union européenne notamment. Le risque de voir émerger des mutations plus redoutables peut-il changer la donne ? « C'est la peur des pays riches pour leur propre sécurité qui a permis la généralisation des trithérapies contre le sida », rappelle Bruno Boidin, convaincu que «la pandémie de Covid joue malgré tout un rôle d'accélérateur d'innovations institutionnelles comme le programme Covax où, pour la première fois dans l'histoire, est inscrit noir sur blanc qu'un vaccin doit bénéficier à tous les pays, en s'appuyant sur un système de financement mondial ». Encore faudrait-il que cette initiative se concrétise rapidement au-delà des premières annonces.