Covid-19 : les questions qui empêchent les experts de dormir

Par Nathaniel Herzberg

Publié le 17/05/21

 

Face à la pandémie, la recherche s’est mobilisée de façon inédite, pour comprendre son évolution, concevoir des vaccins, prendre en charge les malades. Mais des interrogations demeurent. « Le Monde » a interrogé douze spécialistes, médecins ou chercheurs, issus de différentes disciplines, afin de savoir quelle est « la » problématique qui les taraude.

 

Gilles Rapaport

 

Il y a seize mois, un virus inconnu apparaissait en Chine, gagnait l’Asie, puis le monde. Personne ne savait rien, alors, de ce pathogène, pas même qu’il appartenait à la famille des coronavirus. Tout juste avait-on constaté qu’une partie des personnes infectées développaient des symptômes pulmonaires graves pouvant entraîner la mort.

On connaît la suite. La pandémie a contaminé 160 millions de personnes à travers la planète, en a tué plus de 3,3 millions, frappant particulièrement violemment les régions scientifiquement les plus avancées, notamment les Etats-Unis et l’Europe. Dans un effort sans précédent, les chercheurs ont accompli d’immenses progrès dans la connaissance du virus et de ses manifestations. On a ainsi découvert que ce virus respiratoire se transmettait par les gouttelettes mais aussi par les aérosols, que la période de contagion commençait bien avant les premiers symptômes, que le port du masque réduisait sensiblement la transmission.

 

On a mis en évidence les critères de comorbidités, favorisant les formes sévères de la maladie : l’âge, d’abord, mais aussi l’obésité, le diabète, les pathologies rénales, cardiaques ou pulmonaires. On a mesuré l’étendue du tableau clinique, le virus frappant d’abord le système respiratoire, mais aussi les vaisseaux sanguins un peu partout dans l’organisme et le système nerveux. Dans les hôpitaux, les médecins ont affiné les modes de prise en charge, particulièrement dans les services de soins intensifs, parvenant à faire chuter la mortalité.

En un temps record

Dans les laboratoires du monde entier, les virologues ont commencé à pister l’évolution génétique du pathogène. Ils ont vu, dès le printemps 2020, une première mutation s’imposer sans trop faire de dégâts. Puis, à la fin de cette même année, des variants plus contagieux, plus létaux parfois, ou plus résistants aux anticorps, se développer en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud, au Brésil. Les cinq continents sont devenus un grand laboratoire.

Enfin, les universités, les start-up et les géants de l’industrie pharmaceutique ont développé des vaccins dans un temps record. On se demandait s’ils seraient efficaces, ils atteignent des niveaux particulièrement élevés. On craignait une cascade d’effets secondaires ; ces derniers semblent relativement limités. Au-delà de la prévention des symptômes, on doutait de leur capacité à bloquer l’infection et la transmission, ils y parviennent aussi.

 

Et pourtant, de nombreuses questions demeurent. Certaines tiennent à la biologie même du virus, à son évolution, à notre capacité à y répondre. D’autres à la nature multiple des symptômes, dans l’espace que constitue le corps humain, mais aussi dans le temps. On ignore encore la durée de protection conférée par les anticorps développés par les anciens malades. On ne connaît pas davantage l’ampleur des facteurs génétiques ou épigénétiques humains dans la réaction face au virus. On ne sait pas non plus pourquoi les jeunes sont à ce point protégés (contrairement à ce que l’on observe avec la grippe), ni les causes de la forte mortalité des plus âgés. Sans compter l’origine même du SARS-CoV-2, qui reste controversée, entre la zoonose plus ou moins spontanée et l’accident de laboratoire.

Encore des surprises

Nous avons voulu examiner ces questions toujours ouvertes. Plutôt qu’en dresser notre propre liste, nous avons choisi d’interroger douze spécialistes, médecins ou chercheurs, issus de différentes disciplines. Virologues, épidémiologistes, infectiologues, réanimateurs, pédiatres, médecins de santé publique… A chacun, nous avons demandé quelle était « la » question qui l’empêchait de dormir, ou du moins qui le taraudait sans relâche, et de nous l’expliquer de façon relativement concise. Ils se sont prêtés à l’exercice, n’hésitant pas à sortir de leur propre spécialité.

Evolution des variants, efficacité vaccinale, durée de l’immunité, développement de traitements, prise en charge des patients, fragilisation de l’hôpital, coopération internationale… Alors que la France espère tourner rapidement la page du Covid-19, misant sur la vaccination et un déconfinement séquencé, les questionnements souvent complémentaires qui ressortent de cette consultation suggèrent que la pandémie peut encore surprendre, et que médecins et chercheurs doivent rester mobilisés pour la comprendre et la combattre sur l’ensemble de la planète. Pour, à un horizon encore incertain, apprendre à « vivre malgré » ce virus retors, enfin maîtrisé.

La liste des questions (cliquez sur la question pour accéder directement au texte)

La vaccination pourra-t-elle suivre la vitesse d’évolution du virus ?

Comment la vaccination peut-elle réduire les inégalités de santé ?

Pourquoi les enfants réagissent-ils si différemment ?

La pandémie va-t-elle s’aggraver, disparaître, devenir saisonnière ?

Comment fonctionne la machine à produire des mutations ?

Jusqu’où ce virus peut-il muter ?

L’hôpital public va-t-il survivre à cette crise ?

Les acteurs s’entendront-ils pour augmenter et partager la production de vaccins ?

Comment mieux utiliser l’immunité cellulaire pour optimiser les vaccins de demain ?

Quel traitement antiviral pour éviter l’aggravation du Covid-19 ?

Quels sont les mécanismes qui conduisent aux Covid longs ?

Combien de temps va durer l’immunité des vaccins ?

La vaccination pourra-t-elle suivre la vitesse d’évolution du virus ?

Samuel Alizon, biologiste de l’évolution, CNRS, Montpellier

Samuel Alizon, biologiste de l’évolution, CNRS. PHOTO PERSONNELLE

Les coronavirus saisonniers sont connus pour échapper à l’immunité dite « stérilisante ». C’est entre autres pour cela que l’on réattrape des rhumes en hiver. En revanche, nos organismes développent une bonne immunité aux formes sévères de ces infections. En général, nous sommes primo-infectés à un jeune âge, où l’infection est peu virulente, et les réinfections suivantes sont asymptomatiques ou bénignes.

Par analogie, beaucoup pensaient qu’il en serait de même pour le SARS-CoV-2. Cette intuition a d’ailleurs été confirmée par des modèles mathématiques suggérant que la transition de ce virus pandémique en un virus saisonnier bénin pourrait prendre de deux à dix ans, selon la vitesse de propagation de l’épidémie. Malheureusement, ces intuitions et modèles négligeaient l’évolution virale. La donne a changé fin 2020 avec l’émergence des « variants préoccupants », qui causent des infections phénotypiquement différentes. Même si l’ampleur exacte du phénomène reste à quantifier, il semble acquis que les virus des lignées B.1.351 (le variant V2) et P.1 (le variant V3), identifiées respectivement en Afrique du Sud et au Brésil, ont la capacité d’échapper à l’immunité stérilisante, et aussi à l’immunité contre les formes sévères. Autant cette capacité de variants à réinfecter leurs hôtes n’est pas surprenante pour des coronavirus, autant le fait de causer des syndromes sévères, donc des Covid, chez des personnes immunisées contre les souches dites « sauvages » (non variantes) était une évolution aussi inattendue qu’inquiétante.

Précisons que, pour le moment, certains vaccins, surtout ceux dits « à ARN », semblent conférer une immunité robuste aux variants préoccupants. Qu’en sera-t-il sur le long terme ? En théorie, l’évasion vis-à-vis de l’immunité conférée par le vaccin est quelque chose de « coûteux », de difficile à accomplir pour le virus à cause de contraintes génomiques très fortes. De plus, un des avantages théoriques des vaccins à ARN est de pouvoir être adaptés rapidement en réponse à l’évolution virale. Mais cette vitesse de mise à jour dépend de contraintes logistiques et économiques. La vaccination à l’échelle mondiale pourra-t-elle suivre la vitesse d’évolution du virus ? Autrement dit, la question est de savoir quelle est l’importance de la course coévolutive entre notre immunité (naturelle ou vaccinale) aux formes sévères et son contournement par le virus, et, si elle est intense, si notre réponse sera à la hauteur.

Comment la vaccination peut-elle réduire les inégalités de santé ?

Nathalie Bajos, sociologue, Inserm/EHESS

Nathalie Bajos, sociologue, Inserm/EHESS. PHOTO PERSONNELLE

Des corps usés prématurément, une exposition au virus liée aux conditions de vie et de travail, un accès au système de soins plus difficile pour les plus démunis… Le risque de mourir du Covid-19 n’est assurément pas le même pour toutes et tous, bien au-delà de l’âge de nos artères.

Comment la vaccination, un des principaux leviers de lutte contre l’épidémie actuelle et ses formes futures, peut-elle contribuer à réduire les inégalités de santé, véritable fléau de la santé publique et enjeu majeur de justice sociale ?

La stratégie nationale a, pour éviter une surcharge des services de réanimation, privilégié des critères médicaux « objectifs » pour définir les priorités d’accès gratuit au vaccin, tels que l’âge et les comorbidités. Ce n’est que récemment que le critère d’exposition professionnelle a été pris en compte. Mais qu’en est-il des conditions effectives d’accès aux vaccins, notamment pour les personnes en situation de précarité, pour celles qui sont confrontées à des difficultés à trouver un rendez-vous ? Et quid des réticences socialement ancrées à se faire vacciner, qui risquent aussi de limiter fortement le recours à la vaccination ?

Nos recherches montrent que l’intention de ne pas se faire vacciner est beaucoup plus marquée dans les milieux les plus défavorisés, les plus distants socialement du système de soins et les moins confiants dans les innovations médicales de santé et dans le gouvernement, ce sont précisément ceux qui ont le plus de risques, de par leurs conditions de vie et de travail, de contracter le virus.

Les inégalités de pratique vaccinale sont donc sociologiquement attendues. Reste à les objectiver finement et à mieux comprendre, dans une perspective intersectionnelle, les processus sociaux qui les construisent. Les résultats des recherches sont d’autant plus importants à intégrer dans le débat public qu’on ne dispose pas, en France, de données systématiques sur les caractéristiques sociales des personnes qui se font vacciner.

Pourquoi les enfants réagissent-ils si différemment ?

Alexandre Belot, rhumato-pédiatre, Hôpital femme-mère-enfant, Hospices civils de Lyon

Alexandre Belot, rhumato-pédiatre, Hôpital femme-mère-enfant, Hospices civils de Lyon. INSERM

Deux questions persistent après un an de pandémie : celle de la protection des enfants vis-à-vis de la forme respiratoire aiguë sévère et, en miroir, celle de la cause des rares formes inflammatoires multisystémiques postinfectieuses.

L’âge est le principal facteur de risque de forme sévère de Covid-19. A l’exception de certains déficits immunitaires très spécifiques, les enfants ne font pas de formes sévères et ils sont le plus souvent asymptomatiques. Ce niveau de protection n’existe pas avec les autres virus respiratoires comme la grippe ou le virus de la bronchiolite, tous deux responsables d’épidémies annuelles chez l’enfant. Plusieurs hypothèses ont été avancées, comme l’immunité croisée avec d’autres coronavirus saisonniers, ou une plus faible expression au niveau des voies respiratoires des enfants de l’enzyme de conversion (le récepteur par lequel le virus SARS-CoV-2 pénètre dans nos cellules). Les données récentes n’ont pas confirmé ces pistes, et la compréhension de cette résistance pédiatrique est un enjeu important qui pourrait conduire à adapter les traitements chez l’adulte.

Contrastant avec ces infections asymptomatiques, des formes rares et sévères de syndrome inflammatoire multisystémique post-Covid ont été décrites au sein d’une population presque exclusivement pédiatrique (PIMS) et ont causé, en France, le décès d’un enfant sur les 541 cas recensés au 7 mai 2021. Ce syndrome survient de manière décalée dans le temps, quatre semaines après une infection qui est le plus souvent passée inaperçue. Cette complication rare (de 1 à 2 pour 10 000 enfants infectés) s’accompagne de rougeur des yeux, des lèvres, d’une éruption, d’une fièvre élevée et d’une atteinte cardiaque nécessitant une hospitalisation. Le travail collaboratif de pédiatres français a démontré l’efficacité de la corticothérapie sur ces symptômes.

Le PIMS ressemble à deux autres maladies : la maladie de Kawasaki, liée à une inflammation des vaisseaux, et le syndrome de choc toxique staphylococcique menstruel, qui est une complication rare et sévère survenant chez la jeune femme, secondaire à l’utilisation de tampons périodiques. Nous avons identifié une anomalie de la réponse immunitaire des enfants avec PIMS, qui ont, comme dans les chocs toxiniques, une activation massive d’un sous-groupe de globules blancs (certains lymphocytes T). Dans les chocs toxiniques, c’est une toxine produite par les bactéries qui cause cette activation, mais, dans le cas des PIMS, c’est une énigme – d’autant qu’elle est retardée par rapport à l’infection. Il est possible qu’en comprenant ce mécanisme propre aux PIMS on explique de nombreuses autres maladies postvirales, comme la maladie de Kawasaki.

La pandémie va-t-elle s’aggraver, disparaître, devenir saisonnière ?

Patrick Berche, microbiologiste, ancien directeur de l’Institut Pasteur de Lille

Patrick Berche, microbiologiste, ancien directeur de l’Institut Pasteur de Lille, photographié à Paris, en avril 2014. K.L.

Pour moi, la question essentielle posée par la pandémie de Covid-19 est celle de son évolution. Va-t-elle s’aggraver, durer pendant des années, disparaître, devenir saisonnière ? Depuis l’Antiquité, l’humanité a survécu à de nombreuses pandémies, notamment d’origine virale comme la grippe. Depuis la Renaissance, on a affronté deux ou trois pandémies de grippe chaque siècle. Toutes ont cessé en deux ou trois ans après avoir traversé le monde, évoluant vers la saisonnalité. Une des plus célèbres est bien sûr la grippe espagnole, qui connut une vague initiale bénigne en mars 1918, puis une deuxième vague mortelle en septembre, avant de s’éteindre au printemps 1919, devenant saisonnière à mesure que la population s’immunisait contre le virus. En synthétisant le virus létal de 1918, on a récemment confirmé sa très haute virulence par rapport au virus saisonnier qui lui a succédé, et qui est à l’origine des virus grippaux actuels.

Le SARS-CoV-2 pourrait-il suivre cette évolution darwinienne, tendant à une plus grande contagiosité et une perte de virulence ? Le but ultime du virus est de survivre en circulant continuellement chez l’homme et chez les animaux. On a mis en évidence depuis 2019 de nombreuses mutations, la plupart silencieuses. A partir de l’automne 2020, certains variants de la protéine S, qui constitue les spicules du virus, se sont avérés plus contagieux et parfois plus virulents. Comme lors de la grippe espagnole, les mêmes types de variants S sont apparus simultanément partout dans le monde de façon indépendante. C’est peut-être une indication en faveur d’un nombre limité de mutations sur cette protéine, permettant d’entrevoir une issue à la pandémie face à un virus aux abois. Ainsi pourrait-on entrevoir un passage à l’endémicité avec des épisodes saisonniers, voire une disparition à la suite d’une vaccination mondiale généralisée.

Il existe un précédent intéressant avec les coronavirus. Des études phylogéniques indiquent que l’un d’entre eux, bénin, le CoV 229E, qui circule depuis des décennies dans la population, proviendrait d’un virus à l’origine d’une épizootie bovine, contaminant ensuite l’espèce humaine lors de la « grippe russe ». Partie du Turkestan, cette pandémie a sévi de 1889 à 1892 et tué au moins un million de personnes dans le monde. Ainsi existerait-il un précédent possible d’une perte de la virulence d’un coronavirus lors de l’évolution sur plusieurs années d’une pandémie.

Mais l’histoire n’est pas écrite. Le virus peut nous réserver encore des surprises. Et nous vivons sous la menace d’autres pandémies, dans un monde très urbanisé où l’intense trafic aérien peut véhiculer à travers la planète, en quelques heures, des virus inconnus. Il en existerait au moins 5 000 types, rien que pour les coronavirus, chez les animaux sauvages, particulièrement les chauves-souris et les oiseaux.

Comment fonctionne la machine à produire des mutations ?

Bruno Canard, virologiste, CNRS, Marseille

Bruno Canard, virologiste, CNRS. PHOTO PERSONNELLE

Un virus qui ne mute pas est condamné à mort. Il a droit à un seul tour de manège chez son hôte. Après, celui-ci construit une réponse immunitaire. Plus tard, le virus se heurte à cette immunité et est éliminé. Des mutations apparues au hasard de la recopie du génome viral peuvent conférer de nouvelles propriétés au virus. Seules celles qui favorisent l’échappement aux gardiens immunitaires produiront, de fait, des virus pouvant se transmettre. Et c’est ainsi que le SARS-CoV-2, apparu en 2019 dans une population naïve immunologiquement, a progressé avec un taux de mutations faible, régulier, prévisible. Et puis, face à l’immunité naissante, des variants (un mot moins effrayant que mutants) sont apparus, et ont été sélectionnés car ils étaient plus adaptés. Depuis, et c’est un phénomène naturel et prévisible, d’autres variants émergent car l’immunité naturelle et vaccinale progresse dans la population. Combien de variants vont arriver ? Quel est l’espace mutationnel possible ? A-t-il des limites ?

Le virus, via son enzyme centrale (l’ARN polymérase) génère lui-même ces mutations. Comme pour tous les virus à ARN, beaucoup d’erreurs de recopie sont faites, peu sont sélectionnées. Sonder cet espace mutationnel me paraît primordial.

Mais l’ARN polymérase est aussi capable de changer de modèle à recopier. Lors d’une co-infection par deux virus différents, elle peut commencer à recopier l’ARN de l’un et finir par l’autre virus : on aura alors un virus hybride, chimérique, recombinant. La nature moléculaire des mécanismes provoquant la recombinaison est inconnue : et pourtant, elle est à la base de la création de nouveaux virus qui peuvent franchir la barrière d’espèce, et créer des pandémies, pour peu qu’un hôte approprié soit disponible. Comprendre le fonctionnement de l’ARN polymérase n’est donc pas juste une lubie obsessionnelle. C’est comprendre comment est apparu le SARS-CoV-2, et anticiper l’émergence de nouveaux virus.

Ce qui dicte le succès des variants, c’est leur « vigueur compétitive » (leur fitness). Nos anticorps vont-ils pousser le virus dans un cul-de-sac évolutif ? Probablement, encore faut-il que cela ne vienne pas trop tardivement…

L’évolution a spécialisé et perfectionné l’ARN polymérase des coronavirus. Paradoxalement, on a ainsi une enzyme aux caractéristiques techniques sophistiquées et contraintes par l’évolution, mais qui génère de la diversité génétique sur le génome viral… Tandis que les vaccins vont combattre une protéine Spike qui se transforme au gré des mutations, l’ARN polymérase constitue une cible thérapeutique de choix pour les chimistes médicinaux, biochimistes, biologistes structuraux. Comme dans le cas des virus VIH et hépatite C, industriels et médecins utiliseront leurs recherches pour produire un comprimé utilisable dès que l’on saura que l’on a été exposé au virus.

Jusqu’où ce virus peut-il muter ?

Dominique Costagliola, épidémiologiste, Inserm

Dominique Costagliola, épidémiologiste, Inserm, à Paris, le 7 avril 2021. JOEL SAGET / AFP

Parmi les variants préoccupants détectés en Afrique du Sud (lignée B.1.351), au Brésil (lignée P1 ou B.1.1.248), ou encore en Inde (lignée B.1.617), on est frappé de constater la présence d’une mutation commune en E484, E484K pour les deux premiers, E484Q pour celui détecté en Inde, non présente sur les variants associés à la pandémie en 2020 en Europe (lignée B1). Le variant détecté au Royaume-Uni (lignée B.1.1.7) ne porte pas cette mutation mais a en commun avec les deux premiers variants cités une mutation N501Y. Toutes ces mutations sont dans la séquence qui code pour la protéine de spicule, celle qui se fixe au récepteur ACE2 pour pénétrer dans les cellules humaines. La mutation E484K est présente dans d’autres variants décrits aux Etats-Unis, en Ecosse, et dans de nombreux pays. Elle pourrait, comme la mutation E484Q, être associée à un risque d’échappement partiel à l’immunité naturelle ou vaccinale.

Il est frappant de constater une certaine convergence dans l’apparition de ces mutations à des endroits variés de la planète.

D’où la question importante pour la dynamique future de l’épidémie : cela veut-il dire que le virus n’a que peu de possibilités d’évolution face à l’augmentation de l’immunité collective, et que, par conséquent, il y a bon espoir, à travers la vaccination actuelle ou future (vaccin mieux adapté à ces nouveaux variants), que nous arrivions dans une situation de contrôle de l’épidémie ? Une alternative pourrait être que cette voie d’évolution soit seulement ce qui favorise la poursuite de la transmission du virus dans un premier temps, mais que d’autres mécanismes d’évolution du virus puissent lui offrir un avantage si cette voie devient un cul-de-sac pour le virus. Des études de séquençage massif en population, d’une part, et des études mécanistiques in vitro, d’autre part, pourraient nous éclairer sur cette question. La réponse est cruciale pour envisager quel sera le futur de l’évolution de la pandémie.

L’hôpital public va-t-il survivre à cette crise ?

Alexandre Demoule, réanimateur, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris

Alexandre Demoule, réanimateur, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. PHOTO PERSONNELLE

En tant que réanimateur, ce qui me taraude aujourd’hui quand je pense à la prise en charge d’un patient Covid, c’est de savoir si je dois l’intuber rapidement ou attendre. Si je le branche tout de suite sur un respirateur, je protège ses poumons, mais il risque une complication. Si j’attends, j’ai une chance de réussir à ne jamais avoir à l’intuber, ce qui est une victoire. Mais je prends aussi le risque que son état s’aggrave brutalement quelques jours plus tard, et que je doive quand même l’intuber, en catastrophe, et avec des poumons qui auront en fin de compte beaucoup plus souffert.

On a fait plein d’études, mais il n’y a pas encore vraiment de réponse. C’est un pari que je fais plusieurs fois par jour, et à chaque fois ça me laisse un sentiment d’inconfort. Pourtant, sur plein d’aspects, on a fait des progrès incroyables : pendant la première vague, on était dans l’œil du cyclone. Et, en quelques semaines, on a considérablement diminué la mortalité de nos patients. En réanimation, à ce point et en si peu de temps, c’était du jamais-vu.

Mais, depuis quelques semaines, ce qui m’empêche vraiment de dormir, c’est de savoir si l’hôpital public va survivre à cette crise. Je n’ai jamais vu autant de soignants démotivés. Déjà, avant le Covid, beaucoup de soignants quittaient l’hôpital pour aller en libéral, en clinique privée, à l’étranger ou même changeaient de métier. Mais, depuis la crise, j’entends continuellement ce discours. C’est à cause des conditions de travail dégradées, et aussi du trop faible pouvoir d’achat pour les plus bas salaires.

Mais c’est également parce que les soignants ont l’impression que le gouvernement n’a pas de respect pour le travail accompli. Pourtant, on a travaillé avec enthousiasme, jusqu’à l’épuisement. Et quand on tire le signal d’alarme et qu’on dit que la tension est grande, que les soignants sont épuisés, on nous répond : « Ah bon ? » Et quand on lance une alerte en disant qu’on ne pourra pas réussir à soigner tout le monde si le gouvernement n’arrive pas à contrôler l’épidémie, on nous dit « arrêtez ! », ou encore : « Vous faites de la politique, pour qui vous prenez-vous ! » Il y a un an, on était des héros, et aujourd’hui, c’est comme si on était responsables du fait que la vie ne reprenne pas normalement. Mais on a déjà poussé les murs ! On ne peut pas faire plus…

Si l’hôpital public ne fonctionne plus, tout le monde en paiera le prix. Mais ce sont les personnes les plus modestes qui paieront le prix le plus élevé. Pour qu’une cordée avance, les premiers de cordée ne sont pas obligés de sacrifier les derniers en coupant la corde.

Les acteurs s’entendront-ils pour augmenter et partager la production de vaccins ?

Marie-Paule Kieny, vaccinologue, Inserm

Marie-Paule Kieny, vaccinologue, Inserm. PATRICK DELAPIERRE / INSERM

Les campagnes de vaccination contre le Covid-19 prennent leur envol. Quelques pays sont plus avancés que les autres (par exemple Israël, les Etats-Unis, le Chili ou la Grande-Bretagne), mais les pays de l’Union européenne sont dans un mouchoir de poche, avec environ 25 % de la population ayant reçu au moins une dose de vaccin. Alors, la fin du tunnel est-elle en vue ?

Notre optimisme est tempéré par une mauvaise nouvelle. En effet, la plupart des pays à revenus limités n’ont pu obtenir qu’une fraction des vaccins produits dans le monde, et ils commencent seulement à immuniser leurs populations les plus vulnérables. Alors, business as usual, malgré les bonnes intentions répétées comme un mantra que « les vaccins Covid doivent être un bien public mondial » et que l’équité doit être la règle ? Les pays plus nantis pouvaient jusqu’à récemment justifier avoir accaparé la plupart des vaccins par le fait que – après tout ! – ils avaient beaucoup plus souffert de la pandémie que les pays plus pauvres. Si la mortalité pendant la première vague a été relativement modeste en Asie et dans les pays d’Afrique subsaharienne (sauf en Afrique du Sud), la situation épidémiologique est malheureusement en train de changer, avec une évolution dramatique en Inde et une croissance exponentielle du nombre de cas dans plusieurs pays d’Asie et d’Afrique.

Il devient donc de plus en plus intenable de ne pas « partager » nos vaccins avec les pays à revenus limités, cela tout d’abord pour des raisons éthiques, mais aussi pour des considérations pratiques et pour limiter autant que possible la circulation du virus et l’apparition des fameux variants préoccupants (en anglais variants of concern, ou VOC). « Nul parmi nous ne sera en sécurité tant que nous ne serons pas tous en sécurité », a répété, le 16 avril, le directeur général de l’OMS. Il est donc indispensable d’accélérer les campagnes de vaccination dans tous les pays du monde. Cette accélération ne pourra se faire que si la quantité de vaccins disponibles pour les pays à revenus limités augmente de façon drastique, et pour cela de nombreuses pistes sont en cours de discussion. Parmi celles-ci, le don de doses par les pays les plus riches prête peu à controverse, mais la proposition du président Biden de lever les droits de brevet sur les vaccins pendant la pandémie fait couler beaucoup d’encre. Il faut néanmoins que tous les acteurs se mettent autour de la table pour débattre de bonne foi des « pour » et des « contre » d’une telle mesure, et de la meilleure façon de transférer la technologie nécessaire pour que les pays qui n’ont pas, actuellement, la capacité de produire des vaccins puissent prochainement participer à l’accroissement de production indispensable à la vaccination de toute la planète. Le feront-ils ?

Comment mieux utiliser l’immunité cellulaire pour optimiser les vaccins de demain ?

Jean-Daniel Lelièvre, immunologiste, hôpital Henri-Mondor, Créteil

Jean-Daniel Lelièvre, immunologiste, hôpital Henri-Mondor, en janvier 2021. BERTRAND NOËL

Comme toute infection virale, l’infection au Covid-19 met en jeu les deux pans de la réponse adaptative : réponse humorale et réponse cellulaire. La première est bien connue, elle passe par les anticorps, ces bloqueurs de l’entrée du virus dans l’organisme. La seconde implique une population de cellules particulières appelées lymphocytes T CD8, qui ont pour mission de détruire les cellules infectées.

Moins connues du grand public, elles sont aussi moins étudiées par les chercheurs. Cela tient essentiellement à des problématiques pratiques : là où la réponse anticorps, du moins dans ses aspects les plus simples, peut être étudiée dans n’importe quel laboratoire d’analyse médicale, le suivi et la recherche sur les cellules tueuses apparaissent autrement complexes. Or ces questions sont essentielles.

En effet, si les lymphocytes T CD8 n’ont qu’un rôle probablement secondaire dans la protection contre l’infection, il en va complètement différemment, ensuite, dans le contrôle de cette infection, et donc dans la sévérité de la maladie. Les données disponibles concernant la réponse lymphocytaire T CD8 contre le SARS-CoV-1 – celui de 2003 –, ainsi que les données récentes sur celle dirigée contre le SARS-CoV-2, montrent qu’elle persiste longtemps, détectable ainsi jusqu’à dix ans après l’infection par le virus. Par ailleurs, les mutations permettant aux variants préoccupants (VOC) d’échapper aux anticorps neutralisants ne semblent pas affecter la qualité de cette réponse lymphocytaire T CD8.

Dès lors, une analyse plus large de cette réponse, telle qu’elle se met progressivement en place, permettrait de mieux comprendre les risques réels que nous font courir ces variants préoccupants. En outre, la protéine Spike, où se situe l’essentiel des mutations, ne représente qu’une faible partie des cibles de cette réponse lymphocytaire T CD8. Mieux décrypter cette part souvent négligée de la réponse immunitaire pourrait ainsi s’avérer un outil décisif dans la perception que nous avons de l’efficacité vaccinale et dans l’élaboration d’éventuels nouveaux vaccins.

Quel traitement antiviral pour éviter l’aggravation du Covid-19 ?

Nathan Peiffer-Smadja, infectiologue, hôpital Bichat, Paris

Nathan Peiffer-Smadja, infectiologue, hôpital Bichat, Paris. CAPTURE D'ECRAN ONU INFO

Quinze mois après le début de la pandémie de Covid-19, nous disposons de quatre vaccins efficaces pour prévenir la maladie. Mais toujours pas de médicaments antiviraux validés pour traiter les malades. Dès le début 2020, de nombreux essais cliniques ont été menés en France et dans le monde à la recherche de traitements antiviraux contre le SARS-CoV-2, essentiellement par repositionnement de molécules existantes. Malheureusement, à ce jour, aucun n’a fait la preuve de son efficacité dans des essais cliniques, et il n’existe pas de traitement antiviral recommandé pour les patients atteints du Covid-19.

Mon travail consiste à prendre en charge quotidiennement des patients avec une maladie sévère, c’est-à-dire ayant besoin d’oxygène supplémentaire pour respirer. Ces patients sont traités conformément aux recommandations internationales, c’est-à-dire par l’administration de corticoïdes, parfois associés à d’autres anti-inflammatoires, qui permettent de diminuer l’inflammation pulmonaire et l’aggravation de la maladie. Mais tous les jours, nous nous demandons quel traitement antiviral administré à la phase précoce pourrait permettre d’éviter l’hospitalisation à ces patients, leur aggravation, leur transfert en réanimation ou leur décès.

Les anticorps monoclonaux contre le SARS-CoV-2 sont une piste prometteuse. Pour l’instant, ils sont réservés aux patients à très haut risque car les données actuelles ne sont pas encore suffisantes pour les recommander largement. L’essai clinique européen Discovery, piloté par l’Inserm, évalue actuellement un cocktail d’anticorps monoclonaux contre le SARS-CoV-2 administré aux patients hospitalisés à la phase précoce de la maladie. D’autres antiviraux sont encore en cours d’évaluation, certains dans le cadre de l’essai Coverage en France, pour des patients qui ne sont pas hospitalisés.

Nous espérons que ces recherches aboutiront enfin à la validation de traitements efficaces et bien tolérés pour éviter des hospitalisations et des décès. L’enjeu est essentiel. Car même si la vaccination a prouvé qu’elle réduisait de façon impressionnante le risque de Covid-19 sévères, nous continuerons à voir des patients non vaccinés avec une forme sévère de la maladie pendant des mois. Il est crucial d’élargir nos possibilités thérapeutiques pour mieux les prendre en charge.

Quels sont les mécanismes qui conduisent aux Covid longs ?

Dominique Salmon-Ceron, infectiologue, Hôtel-Dieu, Paris

Dominique Salmon-Ceron, infectiologue, Hôtel-Dieu, Paris. CAPTURE D'ÉCRAN FONDATION DE L'ACADÉMIE DE MÉDECINE

On estime que plus de 15 % des personnes ayant développé le Covid présentent encore au moins un symptôme six mois plus tard. En France, cela concerne plusieurs centaines de milliers de personnes. Les conséquences sociétales sont importantes. En un an, l’accumulation des connaissances sur ces formes prolongées de la maladie a été spectaculaire. Les symptômes sont très polymorphes, évoluant de façon fluctuante, et perdurent plusieurs mois. Pourtant les mécanismes expliquant la survenue de ces symptômes font toujours débat.

 

Un résultat important réside dans la démonstration récente de la persistance virale chez des sujets Covid longs. Pour la première fois, on a la preuve que le virus peut rester caché au niveau de fentes olfactives dans un tissu qui fait partie du système nerveux, et que des personnes ayant une PCR rhinopharyngée négative peuvent rester porteuses du virus plusieurs mois. Cette persistance après une infection dite « aiguë » n’est pas un fait unique. Dans la maladie à virus Ebola, certains sujets gardent pendant plusieurs mois du virus dans le sperme.

Il faut maintenant déterminer quels sont les mécanismes et les conséquences de la persistance de ce virus. Une des hypothèses est qu’il demeure dans les cellules endothéliales (de la paroi des capillaires) et entraîne une inflammation intermittente de ces capillaires et, par là même, une baisse de l’apport en oxygène dans les tissus. Celle-ci pourrait provoquer le « brouillard cérébral » et les hypométabolismes cérébraux constatés au scanner. Le virus pourrait aussi infecter d’autres cellules, et la question de l’infection directe des neurones et des cellules de soutien est primordiale.

Tout aussi importante est la question de savoir pourquoi le virus persiste chez certaines personnes. Qu’en est-il chez les personnes guéries ? Pourquoi une partie des patients Covid long ne développent-ils pas d’anticorps contre le SARS-CoV-2 ?

Il faut enfin lever l’ambiguïté entre la part organique et la part psychologique ou fonctionnelle de ces symptômes. Les patients souffrent de symptômes inhabituels, imprévisibles, parfois très handicapants, dont ils ne connaissent pas, ni leur médecin, la durée et le traitement adéquat. Cela peut être source d’angoisse, voire de dépression ou encore de troubles fonctionnels. La relation de confiance établie entre le médecin et le malade dès le début de la prise en charge tient donc une part essentielle.

Il est par ailleurs primordial que le financement de la recherche ne reste pas focalisé sur les formes hospitalières de la maladie. Il est peu probable que la vaccination règle le problème car cette pratique n’a su traiter aucune maladie infectieuse installée et évolutive, bien qu’elle puisse les prévenir. La piste thérapeutique des antiviraux est plus prometteuse.

Combien de temps va durer l’immunité des vaccins ?

Devi Sridhar, professeure de santé publique à l’université d’Edimbourg, conseillère du gouvernement écossais

Devi Sridhar, professeure de santé publique à l’université d’Edimbourg, conseillère du gouvernement écossais. ALAN INGLIS

La question qui me préoccupe est de savoir combien de temps va durer l’immunité conférée par les vaccins. Les scientifiques disposent d’un éventail qui va de six mois à dix ans. Si c’est dix ans, la fin de nos ennuis est proche ; si c’est six mois, une autre histoire commence. Aujourd’hui, le problème central de la vaccination ne réside pas dans l’efficacité du vaccin, elle est excellente, même si les variants peuvent poser des difficultés à terme. Il n’est pas dans la chaîne d’acheminement ou dans l’administration des injections. Il tient en deux mots : les doses. Si l’immunité chute au bout de six mois et qu’il faut un nouveau rappel, les pays riches continueront d’accaparer les doses pour vacciner leur population, et les pays pauvres en seront privés. A l’inverse, si l’immunité dure plusieurs années, les pays riches, une fois leur population vaccinée, s’intéresseront aux pays en développement et leur offriront même leurs réserves.

 

Pour le moment, l’inégalité est frappante. La Grande-Bretagne a déjà commandé pour l’automne des millions de doses de rappel, par précaution ; l’Union européenne en a fait autant. S’il s’avère qu’elles sont inutiles, nous les donnerons au Sénégal ou au Mali, j’en suis persuadée. Mais si l’immunité ou les variants les rendent nécessaires, le nationalisme vaccinal reprendra ses droits et les inégalités continueront de s’accroître. La décision de Joe Biden de soutenir une suspension des brevets est encourageante et va dans le bon sens. Mais la propriété intellectuelle n’est qu’une partie du problème. On manque d’usines, on manque de savoir-faire, il faudrait créer des hubs régionaux de production : tout cela est nécessaire pour produire les précieux flacons.

Malgré tout, je suis optimiste. Les vaccins nous ont surpris depuis le début, par leur vitesse de mise au point, par leur efficacité, par leur capacité à bloquer aussi la transmission du virus. Je veux croire que notre prochaine surprise concernera la durée de protection.

Nathaniel Herzberg

Collé à partir de <https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/05/17/covid-19-les-questions-qui-empechent-les-experts-de-dormir_6080478_1650684.html>