Chronique «Médiatiques»
Guillaume Rozier, «le Figaro» et la Légion d’honneur
Le créateur de ViteMaDose pourrait recevoir une décoration, sans l’avoir vraiment demandé : l’Elysée n’exclut pas d’examiner l’hypothèse. Pour laver sa propre incompétence ?
publié le 16 mai 2021
Suspense. Guillaume Rozier recevra-t-il la Légion d’honneur le 14 Juillet ? Le jeune créateur (24 ans) de ViteMaDose n’a rien demandé, mais d’autres le demandent pour lui. Consultée, la chancellerie de la Légion d’honneur a répondu par la négative : il faut «dix ou vingt ans d’exercice au service du collectif». Patientez donc dix ou vingt ans, jeune homme, pour être admis aux côtés du président de ceci ou du grand patron de cela. Du coup, le Figaro précise que seul Emmanuel Macron aurait le droit, par dérogation spéciale, de lui accrocher le ruban. Insoutenable suspense. Le jeune ingénieur sera-t-il décrété digne ? «A l’Elysée, on n’exclut pas d’examiner cette hypothèse le moment venu», conclut gravement le Figaro.
Lequel Figaro n’a pas l’idée de se demander si Guillaume Rozier, lui, accepterait. Il ne vient pas à l’idée du Figaro que c’est bien le jeune homme, qui ferait à l’Etat une faveur en acceptant. Pas seulement parce que l’Etat tenterait, en honorant la compétence de Guillaume Rozier, de «washer» sa propre incompétence : pendant qu’il inventait des exploitations de données facilitant la vie de ses concitoyens, l’administration, elle, inventait à tours de bras des attestations dérogatoires illisibles.
Surtout, l’humilité de Guillaume Rozier a souligné l’arrogance de l’Etat. Par la construction collaborative, en un an, de ces prodiges d’astuce qui s’appellent Covidtracker, Vaccintracker, ou ViteMaDose, et tout dernièrement Chronodose, Rozier n’a pas seulement souligné cruellement l’incompétence des administrations et des McKinsey grassement payés. Par son militantisme en actes pour l’OpenData, il n’a pas seulement souligné les réticences des administrations (chaque mise en ligne de données, il a fallu, sinon l’arracher, au moins interpeller publiquement les administrations en question). Par son humilité personnelle, par son talent à tirer le meilleur de toute critique pour la transformer en suggestion d’amélioration, il a souligné en creux l’arrogance de l’Etat, qui n’a jamais admis la moindre erreur dans ses errements sanitaires. Tout en lui est une insulte à l’Etat louis-quatorzien, jusqu’à son sens de la blague («à la limite, je voudrais bien un barbecue à l’Elysée»), insulte à la solennité macronienne. Et tout ça, suprême insulte à la start-up nation, sans prétendre faire fortune.
Et la désarmante transparence de sa démarche a souligné les mensonges gouvernementaux successifs sur les masques, les tests, les vaccins, les calendriers, le déconfinement. Jusqu’au dernier épisode en date : Joe Biden s’étant prononcé pour la levée des brevets sur les vaccins, Macron a fait mine de suivre en affirmant souhaiter un «bien public mondial», après que ses ministres aient répété sur tous les tons que c’était une «fausse bonne idée». Et AstraZeneca, réservé aux jeunes, puis aux vieux, puis à personne, puis à tout le monde. Et le pass sanitaire, hier encore inenvisageable, et qui arrive sur la pointe des pieds.
Officiellement, la suggestion de décorer Guillaume Rozier provient de François Jolivet, député LREM de l’Indre. C’est un de ses deux combats du moment. L’autre combat de Jolivet, nous apprend une rapide recherche, est une réforme qui vise à engager la responsabilité pénale des parents de mineurs délinquants. Dans les derniers mois (source Wikipédia) Jolivet a aussi dénoncé la «stigmatisation injuste» dont «sont victimes» les forces de l’ordre, il s’est prononcé contre la création d’une autorité indépendante de contrôle des forces de police, et s’est déclaré opposé à l’expression «privilège blanc» notamment utilisée, parmi d’autres, par Emmanuel Macron.
Récompense pour les méritants, punition pour les négligents : le monde de François Jolivet est cohérent, et son projet clair. Il s’agit d’ériger Guillaume Rozier en modèle positif irrécusable, à opposer à la foule de modèles négatifs qui nous assaillent. C’est la grosse ficelle de l’héroïsation de Guillaume Rozier, alors qu’on apprend dans le même temps que le même Macron, tout bien pesé, ne serait pas chaud pour envoyer au Panthéon la dépouille de l’avocate féministe Gisèle Halimi. Ce soutien à l’indépendance de l’Algérie, aux côtés des mêmes qui à l’époque étaient jetés à la Seine par les forces de l’ordre, vous comprenez, ça fait tache. Il y a les héros irrécusables, et les autres.
Collé à partir de <https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/guillaume-rozier-le-figaro-et-la-legion-dhonneur-20210516_3W3ECLAEUVB35OPEJ2VJPW5VQY/?redirected=1>