Des habitants de l’Yonne s’unissent pour créer un meilleur réseau Internet
Jean-Marc Engelhard
Une coopérative a été montée pour pallier le manque d’investissement des fournisseurs d’accès
REPORTAGE
VAREILLES (YONNE) - envoyé spécial
A Vareilles (Yonne), en semaine, les animations sont rares. Si le calme n’était pas troublé par un cycliste venu acheter une baguette au distributeur automatique, ce village de 245 habitants, intégré depuis 2016 à la commune des Vallées-de-la-Vanne, semblerait déserté. « La majorité des habitants travaillent à Sens, à une quinzaine de kilomètres», explique Bernard Romieux, ancien maire de Vareilles et actuel premier adjoint de la commune nouvelle. Ici, comme dans la plupart des territoires ruraux, les élus ont une obsession: ne pas voir « leur » population décroître. « Pour rester attractif, nous avons par exemple ouvert une maison des services au public, mis en place un service de covoiturage solidaire et soutenu la création d’une association destinée à lutter contre l’isolement des plus âgés », note cet ancien francilien installé à Vareilles depuis 2008.
Mais, pour accéder au programme des activités de l’association ou réserver un déplacement en covoiturage, encore faut-il pouvoir se connecter au site Internet de la commune. Pas évident, à en croire Bernard Romieux : « Ici, dans certains hameaux, le débit atteint difficilement 500 Ko. Pour les grands opérateurs, nous ne sommes pas une priorité. » Impossible, dans ces conditions, de visionner une émission en replay ou de participer à une visioconférence. « Pour nous, c’est un chantier prioritaire si l’on veut attirer des familles. Quand les gens visitent une maison à vendre, ils ont souvent le réflexe de sortir leur téléphone. La mauvaise qualité du réseau a un effet dissuasif», constate l’édile qui a vu débarquer pas mal de télétravailleurs au cours de l’année.
Grâce aux ondes radio
La solution, les élus des Vallées-de-la-Vanne l’ont trouvée à Joigny, à 30 kilomètres au sud, auprès de la Société coopérative d’aménagement numérique icaunaise (Scani). Installée dans l’ancienne imprimerie du 28 groupe géographique de Joigny qui alimentait l’armée française en cartes d’état-major, cette société coopérative d’intérêt collectif a été officiellement créée en 2016.
Une rencontre dans le TER Paris-Joigny est, en partie, à l’origine de la naissance de ce fournisseur d’accès Internet (FAI) alternatif. « Ma société d’hébergement de données étant à Paris, je faisais quotidiennement la navette. Un jour, j’ai été abordé par un informaticien interpellé par les stickers de la Fédération des FAI associatifs collés sur mon ordinateur. Il m’a convaincu de rejoindre PC Light, une asso locale d’initiation à l’informatique. C’est là qu’est née l’idée d’offrir un accès à Internet digne de ce nom aux habitants des zones blanches du coin », raconte Bruno Spiquel, le principal animateur de Scani, voire sa tête pensante.
Créé de toutes pièces ou presque, le réseau de la coopérative fonctionne grâce aux ondes radio, répercutées d’antenne en antenne. « On prend de l’Internet là où il fonctionne pour l’amener là où il n’y en a pas », résume le quadragénaire. Pylônes, silos à grains, châteaux d’eau ou clochers d’églises... tout bâtiment en hauteur est bon pour la petite bande.
« Parfois l’installation est très rapide, parfois il faut compter plusieurs heures », explique Alfred Urban, l’antenniste attitré de Scani. Depuis quelques mois, en plus des installations, ce bénévole très engagé assure la présidence de la coopérative. Cheveux longs, catogan et sweat-shirt siglé Marilyn Manson... Le look de cette petite équipe de passionnés détonne. « Surtout lorsque l’on a rendez-vous avec des élus », s’amuse Allan Taquet.
Une forte culture militante
Unique salarié à temps plein de Scani, cet ancien installateur de fibre est chargé de la mise en route des connexions, au rythme de quatre ou cinq par semaine. Il participe également à l’entretien du réseau. Quand, dans leurs bureaux, le thermomètre s’affole à cause de la chaleur émanant des serveurs, la petite équipe de permanents trouve refuge deux étages plus bas, dans les locaux du « fab lab » [atelier coopératif] de Joigny, où ordinateurs en cours de reconfiguration, routeurs et commutateurs côtoient bouteilles de bière et cartons à pizza. « Ici, durant le con~nement, nous avons remis à neuf de vieux ordinateurs portables pour des collégiens », raconte Bruno Spiquel. Le côté artisanal de ce FAI peut dérouter, mais ça ne l’empêche pas de compter 825 sociétaires, dont 557 particuliers, des collectivités, des entreprises et des professions libérales.
« On a oublié que, avant d’être phagocyté par des opérateurs à but lucratif, Internet a d’abord été militant et associatif», rappelle Bruno Spiquel. Lui a fait ses armes chez French Data Network (FDN), un FAI associatif créé en 1992, ce qui en fait le plus ancien de France. Collecte des données personnelles limitée au strict nécessaire, priorité donnée à l’utilisation de logiciels libres, interdiction de faire appel au marketing et à la communication publicitaire ou encore participation des adhérents à la bonne marche du réseau... la culture militante et collaborative a largement inspiré les principes fondateurs de Scani. Ici, les utilisateurs ne sont pas des clients mais des sociétaires ayant investi au minimum 10 euros dans la coopérative. « Ils sont copropriétaires du réseau et encouragés à en être acteurs, en fonction de leurs possibilités », insiste Bruno Spiquel. Le bénévolat permet de proposer un tarif raisonnable d’abonnement – 30 euros par mois – sans mégoter sur la maintenance du réseau. « Il y a un noyau d’une dizaine de membres très actifs et une trentaine de membres qui sont réellement impliqués », précise Alfred Urban. Stéphane Gendrin est de ceux-là. Responsable de la stratégie d’un équipementier automobile, en télétravail quatre jours sur cinq, il est propriétaire d’un domaine dans le hameau d’Auvergne, à Poilly-sur-Tholon, où jusqu’en 2014, avec un débit de 500 Ko, surfer sur la Toile était une torture. « Nous avons d’abord installé une antenne sur le clocher de l’église du village. Mais pour connecter les habitants de mon hameau, il nous fallait un autre relais. En haut de la colline, en face de chez moi, il y a un silo agricole. C’était parfait. Mais le propriétaire a refusé, jusqu’à ce qu’il ait lui-même besoin d’un débit correct pour traiter ses données pendant les moissons », se remémore-t-il. Une autre antenne-relais est installée dans un arbre de sa propriété, dans l’axe du silo, ce qui l’oblige a l’effeuiller régulièrement, les ondes radio ayant pour point faible d’être perturbées par les matières organiques. « Il y a également un relais sur l’écurie à partir duquel le réseau part vers le hameau», complète cet ancien administrateur de Scani qui regrette que la coopérative ne fasse pas plus de publicité pour faire connaître ses atouts. Pour autant, celle-ci a des projets de développement : elle entend déployer son propre réseau fibre à Joigny, avec le soutien de la municipalité qui lui a déjà confié la connexion de ses sept écoles et des bâtiments publics ainsi que le stockage de ses données. Un réseau très haut débit qui viendra compléter son réseau radio dans les zones blanches subsistant dans le département.