Les agriculteurs face à la dépendance aux nouvelles technologies

Marie Charrel

La numérisation totale des démarches peut faciliter la vie du monde agricole, mais met en difficulté un nombre important d'exploitants

Les mails, j'y arrive pas. » Depuis le début de la séance, Christine répète ces mots avec un certain fatalisme. La cinquantaine, chevelure argent d'où s'échappent quelques mèches rouges, elle lève un sourcil interrogateur lorsque Claudie soupire à son tour : « Ce matin, j'ai réussi à déclarer la

vente d'une bête sur le site Pilot'Elevage, mais ça n'a pas marché la deuxième fois. » Christine rebondit : « Les déclarations sur PilorElevage, je le fais sans problème avec l'application mobile. Mais quand la comptable me demande de scanner une facture à lui envoyer, je ne sais pas faire. »

Derrière son écran, Jeanne acquiesce : «Pareil. Le smartphone, je m'y suis habituée, mais pas l'ordinateur. » La cinquantaine également, elle se tourne vers la formatrice, une jeune femme au ton posé : « Pour sélectionner le texte, c'est bien avec le clic gauche ?»

Christine, Claudie et Jeanne sont toutes trois exploitantes agricoles. En ce jeudi ensoleillé de juillet, elles suivent un atelier de formation au numérique à Neufchâtel-en-Bray (Seine-Maritime), organisé par la Mutualité sociale agricole (MSA) de Haute-Normandie. Là, dans le centre social de cette bourgade normande proche de Rouen, elles ont déjà suivi six séances (sur douze) par groupe de six, sur les rudiments de l'informatique : créer un document Word, l'enregistrer, envoyer un message, naviguer sur Internet. Les bases.

« Pour nous, c'est devenu vital », confie Jeanne. Car aujourd'hui, pas une exploitation agricole, quelle que soit sa taille, ne peut fonctionner sans le numérique. « L'utilisation des nouvelles technologies prend de plus en plus de place dans le secteur, notamment en raison de la demande croissante de traçabilité », résume Guillaume Joyau, chargé de mission recherche et innovation à la FNSEA.

Tout se fait en ligne

Déclarer la naissance d'une bête, ses vaccinations, ses éventuelles maladies, sa vente, remplir les demandes d'aides pour la politique agricole commune, déclarer les revenus : désormais, tout se fait en ligne. «En outre, de plus en plus d'exploitants sont amenés à tenir un site Web, en particulier lorsqu'ils se lancent dans la vente directe », observe Julie Lévêque, travailleuse sociale à la MSA.

Beaucoup de ces outils ont facilité la vie du monde agricole, et représentent un gain de temps. Mais pas tous. D'autant que certains exploitants vivent dans des zones encore peu couvertes par l'Internet à haut débit. D'autres peinent à se familiariser avec ces nouveaux usages, en particulier ceux de plus de 5o ans, dans les petites structures. Pour les aider, les initiatives se multiplient, émanant du monde associatif ou du public - à l'instar des espaces France services, qui combinent accompagnement numérique et accès physique à plusieurs services publics.

De son côté, la MSA a lancé, en 2018, des ateliers « coup de pouce connexion » déclinés en région, comme à Neufchâtel-en-Bray. Elle fournit aussi des ordinateurs reconditionnés, pour 50 euros, à ceux ne disposant pas de matériels. «Bien souvent, d'autres difficultés financières, de santé ou de ruptures familiales se greffent sur les problèmes liés au numérique », observe Rémi Andrzejewski, responsable de l'action sanitaire et sociale au sein de la MSA Haute-Normandie. L'aide au numérique se couple alors à un accompagnement social.

« Nos formations visent également à rompre l'isolement, recréer du lien. » Dans le pays de Bray, la plupart des exploitations sont de petite taille, en poly-activité - maïs, orge, blé, vaches laitières. Beaucoup sont en difficulté. Les dernières années ont été rudes : outre le faible prix de vente du lait limitant les revenus, le gel et les canicules ont contrarié les récoltes — sans parler de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen, en 2019, qui a pollué certaines terres.

Christine, elle, a 95 vaches. Elle s'en occupe avec son mari et un salarié, vend son lait à Danone. Elle délègue sa comptabilité à un cabinet spécialisé et se fait aider pour les télédéclarations de la PAC : « Les conséquences sont trop graves si on se trompe. » Mais elle aimerait savoir en faire plus toute seule. «Je suis coincée par pas grand-chose, vous savez. » Elle se tourne vers la formatrice : « L'accent grave sur le « ù » , c'est où ?» La jeune femme l'encourage à chercher seule. Christine hésite, puis trouve la bonne touche. Son visage s'éclaire : «A la prochaine séance, je saurai envoyer un mail. »