Libération - samedi 30 octobre 2021 France

Enquête

QAnon En France aussi, les adeptes inquiètent

Ils n’ont pas désarmé, loin de là. On aurait pu croire que la défaite de Donald Trump face à Joe Biden à la présidentielle américaine, il y a près d’un an déjà, les aurait refroidis, il n’en est rien :les adeptes français de la mouvance QAnon sont toujours sur la brèche. Moins nombreux certes depuis que les prédictions cryptiques de Q ne se sont pas réalisées mais bien présents, notamment sur les réseaux sociaux autour de personnalités qui diffusent un discours complotiste bien rodé. Au point que les services de renseignement se sont penchés sur leur cas, a révélé le JDD, et anticipent un risque de dérives sectaires ainsi qu’un danger pour la démocratie au vu du «nombre croissant de Français convaincus par les théories conspirationnistes». Les services s’inquiètent d’une pénétration des théories QAnon dans la campagne présidentielle qui pourraient favoriser «l’abstention ou le candidat providentiel qui saura incarner leurs croyances».

 

 

Délire prophétique

C’est ce que s’appliquent à faire les aficionados français de Q, ce mystérieux compte anonyme sur le forum 4chan qui délivrait des messages cryptiques publiés à partir de fin 2017 et censés démontrer qu’une élite mondiale pédo-sataniste conspirerait en secret contre le peuple et contre Donald Trump. Leur message : la présidentielle n’est qu’une brique du complot. Depuis la défaite de leur champion, le narratif n’a que très peu changé : l’Etat profond américain (le fameux «Deep State») manœuvre en secret pour faire élire ses champions, à l’image de Joe Biden, et les preuves de la fraude massive seront bientôt dévoilées. Peu importe si les prédictions précédentes ne se sont pas réalisées, à l’instar de la fameuse «storm» (tempête), cette grande purge annoncée notamment par Donald Trump et qui devait conduire à l’arrestation de nombreux dirigeants démocrates, Joe Biden, le pape... et Emmanuel Macron pour les émules français de Q.

Un délire prophétique qui n’a pour l’heure débouché sur... rien. Ou en tout cas aucun renversement du pouvoir. Et pourtant ce discours perdure. Il est par exemple encore diffusé par l’un des principaux sites actifs de la mouvance : les Déqodeurs. Dans un récent live intitulé «Inculpations», les animateurs de ce site, regroupés autour de Léonard Sojli (ancien membre de l’équipe de Thinkerview) estiment qu’«il ne faut plus avoir de doute sur l’arrivée de la tempête», et même que «les inculpations ont commencé». Le tout entre deux messages annonçant que Biden se livrerait au trafic d’enfants migrants ou que les vaccins anti-Covid seraient meurtriers. Beaucoup de discours, peu de preuves avancées.

Mais la volonté d’en découdre est bien présente. S’il récuse toute incitation à la violence, Sojli prend dans cette vidéo un ton menaçant et met en garde le parquet de Perpignan, qui vient d’ouvrir une information judiciaire contre le gourou Thierry Casasnovas. «Je vous le dis, ne touchez pas à Thierry, sinon malheur à vous. Pas un de ses cheveux ne doit être touché, il est protégé. Je vous mets en garde : vous n’avez aucune idée de ce qui vous attend.» Cette vidéo a été vue plus de 33 000 fois.

Néanmoins, un certain nombre des figures françaises et francophones de QAnon (tels

le Québécois Alexis Cossette-Trudel ou les Suisses Christian Tal Schaller et Chloé Frammery) ont désormais dépassé le sujet de la défaite de Donald Trump. Elles se sont emparées d’un nouveau combat, qui a souvent fait leur renommée chez les partisans des théories complotistes : celui contre les mesures sanitaires. Ainsi de l’ancien présentateur télé Richard Boutry qui, alors qu’il était intarissable sur le «vol» de l’élection de Trump l’an passé, n’a désormais plus que la lutte contre les mesures sanitaires à la bouche...

«Sceptique» au sujet du Covid-19 et vent debout contre la vaccination, il déclarait début octobre que les mesures sanitaires relèveraient d’un vaste plan de domination orchestré par une élite forcément mondialisée. Et même génocidaire : «Ils veulent une humanité réduite, une humanité asservie, tyrannisée, avec des élites messianiques et surtout sataniques. Ils prônent la

disparition d’un groupe entier de l’humanité avec un pouvoir qui veut corrompre les consciences.»

«Antennes 5G»

Même son de cloche auprès de son acolyte Natacha Werup-Luhowiak, avec qui il anime une webtélé complotiste, La Une TV, où se pressent des scientifiques controversés, des figures de la «dissidence» ou des hommes politiques comme Jean-Frédéric Poisson. Mi-octobre, celle qui est présentée comme directrice des programmes de La Une TV déclarait au sujet du rappel de vaccin anti-Covid : «L’Etat se sert de la troisième dose pour vous mettre dans le sang tout ce qu’il faut pour devenir de belles antennes 5G, pour relayer la 5G. La troisième dose est donc nécessaire à l’Etat pour faire passer la 5G, c’est un troisième booster pour être une antenne-relais.»

Des propos dont la radicalité caricaturale pourrait prêter à sourire s’ils n’étaient pas suivis par des milliers et des milliers d’internautes à travers différentes plateformes d’hébergement de vidéos, de chaînes Telegram et de groupes WhatsApp dédiés. Sur ces réseaux, on s’échange des infos et des liens vers des contenus complotistes. Dernier carton en date : le documentaire 1 sur 5 du journaliste Karl Zéro sur les réseaux pédocriminels, thème récurrent chez QAnon, qui les voit souvent comme «sataniques» ou «francs-maçons».

«La femme qui s’occupait du pistolet d’Alec Baldwin affiche des images occultes sur Tik Tok» (et cet accident est donc forcément un complot), «USA : Le Michigan connaîtra bientôt son heure de gloire, car des patriotes ont travaillé dans les coulisses pour découvrir la fraude électorale», «Le pion de Soros, Greta T. en mode concert ventilateur, pathétique»... Cet échantillon de titres provient du plus important site relayant des théories QAnon en France. Son nom ? QActus. Chaque information qu’il diffuse, souvent non sourcée et non vérifiée, est orientée pour répondre aux penchants complotistes de ses lecteurs. Et ça marche. Son audience lui permet de se placer dans les dix premiers sites de la désinfosphère en France, avec près de 8 millions de pages vues au mois d’août, période de forte affluence notamment en raison des manifestations anti-pass sanitaire. Et pourtant, on retrouve sur QActus nombre d’articles pour le moins farfelus, mêlant complotisme forcené et antisémitisme obsessionnel. Comme cette «enquête» censée prouver, photos à l’appui, qu’Angela Merkel est la petite-fille... d’Adolf Hitler. Et que tous deux descendraient de la famille Rothschild.

Si le site est effectivement la tête de gondole de la mouvance en France, c’est en particulier parce que les autres médias ont souffert de la suppression de leurs comptes sur Twitter, Facebook et YouTube, notamment à cause de leurs infractions répétées aux conditions d’utilisation. S’ils sont rares à pouvoir encore se targuer d’être présents sur ces plateformes, ils n’ont pas disparu pour autant, mais ont migré vers des horizons plus accueillants, bien que plus confidentiels.

C’est sur le web traditionnel, via des sites internet tout ce qu’il y a de plus classique, qu’ils

réalisent le gros de leur audience. C’est donc QActus et ses près de 8 millions de pages vues en août. Mais aussi InfoVF, qui centralise tout ce que la galaxie QAnon compte de figures et d’influenceurs, et ses 3,5 millions de pages vues. Ou encore les Déqodeurs qui ont enregistré 1,3 million de passages sur leur site. Des chiffres qui indiquent la force de diffusion de ces discours. Mais pour avoir une idée de l’étiage du «noyau dur» de la mouvance, il faut regarder du côté des plateformes plus confidentielles, où n’arrivent que les plus fervents. C’est par exemple l’application de messagerie chiffrée Telegram ou encore le site de partage de vidéos Odysee. Sur ce dernier, la chaîne des Déqodeurs compte 32 500 abonnés (à comparer donc au 1,3 million de pages vues qu’enregistre son site), celle de la Suissesse Ema Krusi 14 000 et celle de Salim Laïbi, ancien proche d’Alain Soral, 17 000. La plateforme héberge aussi des chaînes dédiées au doublage en français de contenus QAnon anglo-saxons comme Fils de pangolin (36 000 abonnés) ou encore Jeanne Traduction (24 000). D’autres se contentent de les diffuser en ajoutant un simple sous-titrage et comptent tout de même plusieurs milliers d’adeptes.

C’est une nébuleuse, une communauté, qui a tissé sa toile et s’est enfermée dans une bulle où la course à la surenchère pousse une part de son auditoire dans le cercle vicieux de la radicalisation. Au point que des centres de vaccination reçoivent insultes et menaces de mort, que deux collaboratrices parlementaires ont été agressées et que des médecins doivent prendre des gardes du corps par crainte pour leur sécurité. Et que ces discours soient également invoqués dans des affaires impliquant des terroristes d’extrême droite soupçonnés de vouloir commettre des attentats.

Cocktails Molotov

Dans cette galaxie tentaculaire, on retrouve des skinheads d’«Honneur et Nation», des individus déjà mis en cause dans l’enlèvement de la petite Mia ou d’une retraitée audoise de 67 ans. Mais aussi un certain nombre de policiers ou militaires en activité. Organisés en cellules, ils projetaient, selon les enquêteurs, une série d’actions violentes, dont un attentat contre une loge maçonnique ou des attaques contre des ministères, des antennes 5G, des

journalistes et des personnalités, ainsi que des centres de vaccination. Selon nos informations, les enquêteurs soupçonnent des membres du groupe d’avoir tenté de se procurer des explosifs et des armes de guerre, notamment un fusil d’assaut kalachnikov.

Parmi les personnes mises en examen, on retrouve la figure complotiste Rémy Daillet­Wiedemann (RDW), extradé par la Malaisie pour son implication supposée dans l’enlèvement de la petite Mia. Cet admirateur de la SS nazie s’était fait connaître pour ses appels au coup d’Etat contre le gouvernement et pour ses relais de théories QAnon, notamment celle du complot pédocriminel mondial. RDW avait d’ailleurs affirmé en avril, dans une interview sur la chaîne YouTube de Mike Borowski, ex-encarté UMP passé à l’extrême droite, être en train d’orchestrer «un changement de régime» en France. Dans son délire, il affirmait même avoir échangé à ce sujet avec Poutine et Trump en personne.

Jeudi,le Parisien, se basant sur une enquête de la DGSI, révélait que, outre des actions à l’explosif ou aux cocktails Molotov contre des centres de vaccination ou des antennes 5G, Rémy Daillet-Wiedemann et ses troupes se préparaient activement à renverser le gouvernement et à prendre le contrôle du palais de l’Elysée. Leur plan ressemble par ailleurs fortement à celui de l’assaut contre le Capitole de janvier, dont le magazine américain Rolling Stone vient de révéler qu’il était orchestré de longue date, notamment par des proches de Trump et des membres du Congrès. Un total de 300 partisans de RDW auraient été mêlés à ces préparatifs, selon le Parisien. «Voltigeurs», «grenadiers», «assaillants» : les rôles étaient répartis pour créer un maximum de confusion. «Il est évident qu’il faudra forcer jusqu’au moment où l’adversaire peut ouvrir le feu. A ce moment-là, nos troupes d’assaut ont toute licence pour répliquer, l’ordre d’ouvrir le feu peut être donné», écrivait en mars RDW aux cadres de son groupe.