A Saint-Claude, l'asphyxie d'une certaine « culture de l'industrie »

Aline Leclerc

Dans le Jura, la liquidation de la fonderie automobile MBF Aluminium,

le 31 mars, a mis 26o personnes sur le carreau et menace l'ensemble du tissu productif local

SAINT-CLAUDE (JURA) - envoyée spéciale





L’usine semble endormie. Sur les chaînes de fabrication, des pièces en file indienne. Au sol, des moules neufs dans leur emballage. Plus loin, des lingots d'aluminium jamais fondus. Pas un homme, pas un bruit.

La fonderie automobile MBF Aluminium de Saint-Claude, dans le Jura, s'est tue le 31 mars. En cause, la gestion des repreneurs successifs - une enquête est ouverte pour abus de bien social - et les baisses de commandes des constructeurs Renault et Stellantis. Blocages, grève de la faim, ses salariés ont tout tenté pour éviter la liquidation, finalement décidée par le tribunal de commerce le 22 juin. Leur cri de rage a résonné sur toutes les ondes. « C'est moins explosif maintenant. Mais c'est toujours aussi violent », témoigne Nail Yalcin, délégué CGT. Il porte aujourd'hui un projet de reprise en société coopérative de production (SCOP), qui verrait s'associer 120 des 260 salariés. En cette fin septembre, dans la cour de l'usine dominée par les monts du Haut-Jura, certains d'entre eux bavardent autour d'une table en bois. Licenciés pendant l'été, ils commencent à toucher leur solde de tout compte.

«Je sors juste de Pôle emploi, indique Cyrille Chouet, 52 ans. Nous, on est vachement en difficulté avec les ordinateurs et tous ces machins-là... » A l'heure où la dématérialisation s'accélère, lui n'a même pas de téléphone portable. Elyes Hammani, 41 ans, opine : « J'ai reçu un mail pour une formation : je clique, ça me dit que j'ai refusé le devis ! Mais non !» «Pareil ! reprend Cyrille Chouet. C'est pour ça que je me suis déplacé, j'avais peur d'être radié... Heureusement, ma femme, elle, à l'habitude de ces trucs... Enfin, je devrais dire malheureusement, parce que ça veut dire qu'elle est souvent au chômage... »

A 13 heures, il devra aller la chercher à Chassal-Molinges, à il kilomètres, où elle est opératrice sur machine, en intérim. «A 54 ans, elle ne se sent pas de passer le permis », précise-t-il. Alors il fait le chauffeur. Le matin dès 4 h 30. « Fut un temps où elle travaillait à MBF. C'était pratique. Il y a un arrêt de bus juste devant ! » Les passages dans la zone industrielle du Plan-d'Acier étaient calés sur les horaires de l'usine. « C'est aussi pour ça qu'on voudrait que ça reparte : travailler ici, c'est mieux pour tout le monde, lance Cyrille. Sinon, pour moi, à huit ans de la retraite, ça va pas être facile. »

Pour la SCOP, il reste beaucoup à faire, notamment convaincre les clients et les fournisseurs, et trouver l'argent pour redémarrer. «Rien que mettre le contact, ça coûte 1,5 million d'euros ! », lâche Nail Yalcin. Porter ce modèle où «le partage des richesses est plus équitable » n'est pour lui que la continuité de son rôle de délégué syndical. « Ce seront des emplois préservés. Un travail, c'est mieux qu'un chèque. C'est une vie sociale, être serein dans sa tête. » Il le voit aussi comme un projet pour «le bien commun ».

« Maintenir 120 emplois, c'est maintenir des sous-traitants, des habitants, c'est faire vivre l'économie ! »

La tentation Suisse

MBF Aluminium était le premier employeur privé de cette ville de 9 5oo habitants. Bercy a estimé que sa fermeture y constituait un tel « choc industriel » qu'un dispositif d'assistance particulière a été mis en place. «Ce territoire est déjà en déprise économique, avec un chômage contenu mais plus élevé qu'ailleurs dans le Jura. Quand il y a cette fragilité, perdre 260 emplois est un choc », explique le préfet du Jura, David Philot.

Trois consultants du cabinet de conseil EY ont ainsi été envoyés dans le Haut-Jura pour une mission d'audit. Ils doivent rencontrer 80 chefs d'entreprise et tenter de voir sur le long terme comment relancer la dynamique. Identifier, par exemple, des projets qui pourraient sortir des cartons. « On accepte tout ce qu'on peut nous proposer. Mais c'est du moyen terme, ça ne règle rien aujourd'hui. L'Etat se donne bonne conscience », estime le maire de Saint-Claude, Jean-Louis Millet, proche de Philippe de Villiers.

La crainte de tous, c'est l'effet domino. S'ils ne retrouvent pas de travail localement, d'ex-salariés de MBF pourraient faire le choix de partir ailleurs, avec leur famille. Des usagers de services publics, des consommateurs, et des taxes foncières en moins. Un risque pour Saint-Claude, qui a déjà perdu 2 000 habitants en dix ans et voit vieillir sa population.

Dans la cour de l'usine, Beytullah Karabay réfléchit à ses options. «J'ai regardé un poste en horlogerie en Suisse. » « La Suisse ?réagit l'un de ses collègues. Mais en voiture, ça revient cher ! » C'est à 40 kilomètres. «Si on partage la route, ça peut être intéressant. Les salaires sont plus hauts », explique ce trentenaire, père de deux enfants. Son frère, licencié lui aussi, s'est vu proposer deux formations : l'une à Belfort, l'autre à Lyon. L'offre manque à Saint-Claude. « Sinon, pourquoi pas la Turquie ? », s'interroge

M. Karabay sérieusement. Son père et son oncle, à MBF eux aussi, ont quitté ce pays avant sa naissance. « Puisque Renault y délocalise nos productions, ils cherchent peut-être des Français parlant turc pour former leurs équipes. » Nail Yalcin, lui, est né en Turquie et est arrivé à Saint-Claude à 1 an et demi. Beaucoup autour de la table ont une origine étrangère, du Maghreb au Laos, en passant par l'Italie, comme le fondateur de MBF, en 1941, Stéphane Manzoni. « Saint-Claude a toujours été un bassin avec de forts besoins en main-d'oeuvre, il doit le rester », souligne M. Yalcin.

On raconte que c'est pour s'occuper pendant les longs hivers que les habitants se sont mis à tailler le bois, les essences locales étant faciles à façonner. Saint-Claude est devenue la capitale de la pipe, une industrie qui a presque disparu mais est à l'origine de nombreuses PME toujours actives. Un tiers des actifs dépendent de l'industrie. Cependant, 10 % des emplois du secteur ont été détruits en une décennie. Or un emploi dans l'industrie, c'est trois emplois induits. La fermeture de MBF ébranle tous ses sous-traitants.

Comme HighTech Métal, dans la zone de Plan-d'Acier. L'une des quatre petites entreprises de traitement des déchets et de maçonnerie de la holding bâtie en vingt ans par Michel da Silva et son ami d'enfance.

« On les a toutes montées pour répondre aux besoins de 'Manzoni" », explique-t-il. La fermeture de MBF met en péril trois postes sur trente. Pour trouver de nouveaux clients, ils ont dû élargir leur rayon de prospection jusqu'à Lyon. «Je ne veux pas que Saint-Claude devienne une ville-dortoir », s'inquiète-t-il. Son fils travaille avec lui. «Mais au départ, il voulait partir en Suisse. Comme tout le monde ! Ce qui nous fait un grand mal, précise-t-il. On se connaît tous ici. Il y a de très belles sociétés qui existent depuis trois générations et qui sont en difficulté. Surtout celles liées à l'automobile. On a un réel problème avec nos constructeurs ! Quand je vois nos gouvernants aider ces sociétés qui ne soutiennent pas les entreprises françaises, c'est triste. »

Christophe Gonzales ne voit que trop bien ce « problème ». Voisine de MBF, sa société, Dalitub, est en redressement judiciaire depuis août. « Mes gens souffrent énormément, dit-il en parlant de ses quarante salariés. Ils savent qu'on ne va pas échapper au plan social... Y'en a qui ont quarante ans de boîte et qui ont bossé avec mon père. » Fondée par son grand-père, la PME a fabriqué des articles pour fumeurs, des tubes chromés pour meubles en Formica, des fourches de mobylette puis des pièces pour l'automobile, lesquelles ont représenté jusqu'à 90 % du chiffre d'affaires dans les années 1990. « Ensuite, nos relations avec les constructeurs se sont dégradées. De partenaires d'industries, ce sont devenus des financiers », poursuit M. Gonzales. Avec des stratégies « de plus en plus agressives [envers les] petits sous-traitants. Il fallait sortir de ça. »

Peu après l'attentat au camion-bélier de Nice, le 14 juillet 2016, le maire le consulte sur la sécurisation d'un événement. «Je suis allé marcher dans nos montagnes, et c'est là que j'ai eu l'idée. » Il réunit services municipaux, pompiers, policiers, sous-préfet pour définir un cahier des charges. Après des heures de développement, le « ralentisseur anti-intrusion » voit le jour. Il est breveté. Le succès est immédiat.

Au mur, un diplôme : « Finaliste du prix de l'innovation du salon des maires et des collectivités locales 2018 ». «On a même été invité au quai d'Orsay! C'était magique », précise-t-il les yeux pétillants. En 2019, son chiffre d'affaires s'envole de 10 %.

Énergie communicative

Mais en mars 2020, la pandémie arrête tout. La trésorerie passe dans le rouge, malgré un prêt garanti par l'Etat. «Puis Stellantis a baissé ses commandes de 6o %. Et en juillet 2020, Renault nous a annoncé qu'il mettrait fin à nos relations commerciales en septembre 2021. » Pourquoi ? Il l'ignore. « Quand on est un petit sous-traitant, on dit juste :"Merci messieurs-dames et bonne chance aux Roumains !" J'ai l'impression qu'on veut désindustrialiser la France, et je ne comprends pas pourquoi. » MBF lui a laissé 55 000 euros d'impayés.

Malgré son inquiétude, il garde une énergie communicative. « Ça va repartir, j'en suis sûr ! » Dalitub s'en relèvera réinventée. «le ne veux plus être sous-traitant d'un grand groupe, explique Christophe Gonzales. Il faut revenir à des structures domestiques, locales, et surtout s'appuyer sur un produit à nous, qu'on vend à notre compte. Je vais tout faire pour maintenir sur notre beau territoire cette culture de l'industrie, héritée de nos anciens. »

Dans une ville qui avait déjà perdu sa maternité en 2018, la fermeture de la fonderie ravive les angoisses, mais Saint-Claude veut regarder vers l'avenir. Trois artisans ont poussé à la création d'un lieu unique : L'Atelier des savoir-faire, à la fois musée, centre de formation et pôle économique. Deux ateliers ont ouvert en pépinière : un bail de trois ans pour 150 euros par mois. « Les artisans peuvent y tester leur activité. Si elle est viable, on accompagne leur installation. Les faire rester sur le territoire est un enjeu véritable », indique Magali Henrotte, directrice de la structure. En projet, l'idée de leur proposer ensuite un loyer accessible dans les boutiques abandonnées de la ville, qui pourraient ainsi reprendre vie.

Charlotte Charbonnier, 32 ans, s'apprête justement à quitter l'un de ces ateliers pour s'installer à son compte. Son hobby, la sérigraphie, est devenu son activité, sous la marque Kahobas. « C'est la pépinière qui m'a lancée, explique-t-elle. Et qui m'a fait relocaliser toute ma vie ici » — elle et son conjoint s'étaient d'abord installés à Lons-le-Saunier, la préfecture du Jura. « L'environnement est magnifique ! Quand il y a aussi des services, des crèches, un docteur, on reste !» Elle attend son deuxième enfant. «Ils iront à l'école ici. Bien sûr, ce n'est qu'une goutte d'eau mais cela compte pour la dynamique locale, dit-elle. Il y a plein de choses à créer ici. Et beaucoup de gens qui se battent pour que la vie continue à Saint-Claude. »