La pandémie aura contribué à mettre au jour la crise de la gouvernance mondiale de la santé publique

Jean-François Alesandrini Benjamin Coriat et Fabienne Orsi

Le récent accord pour rendre davantage accessibles les médicaments contre le Covid-19 aux pays pauvres n'est qu'un trompe-l'oeil, affirment le consultant Jean-François Alesandrini et les économistes Benjamin Coriat et Fabienne Orsi, qui plaident pour que la santé publique soit considérée comme un bien commun

Salués par les grands médias et de nombreux experts en santé publique, des accords ont récemment été conclus entre les groupes pharmaceutiques Pfizer et Merck et le Medicines Patent Pool (MPP) [une initiative lancée par l'organisation Unitaid pour encourager la levée des brevets installée à Genève]pour accélérer la production de médicaments et leur diffusion dans des pays à revenu faible et intermédiaire.

Que deux grands laboratoires pharmaceutiques annoncent ainsi la mise à disposition imminente de deux nouveaux médicaments contre le Covid-19, avec de surcroît la possibilité offerte de les produire sous forme générique pour nombre de pays pauvres ne peut en première approximation qu'être salué comme une excellente nouvelle. Comment ne pas se réjouir de voir l'arsenal thérapeutique contre le Covid-19 s'élargir au-delà des vaccins et l'être, de plus, avec un relâchement de la propriété intellectuelle sur de nouveaux traitements ?

Ici, il faut, comme souvent, aller au-delà des apparences et tâcher de mieux comprendre ce qui est en jeu.

Pour qui se soucie d'aller au-delà de la surface des choses et des effets d'annonce (au demeurant soigneusement orchestrés par les agences de communication des grandes compagnies pharmaceutiques), cette séquence inédite offre un terrain d'analyse incomparable. On y perçoit la réalité des rapports de forces, des enjeux et des tensions qui se jouent depuis le début de la pandémie entre les géants de l'industrie, les gouvernements et la société civile, avec en toile de fond le contrôle de l'innovation thérapeutique et les conditions de son accès aux patients et aux citoyens de l'ensemble de la planète. L'enjeu financier se chiffre en centaines de milliards d'euros, avec en balance la question de l'accès pour tous, condition qui dicte celle du contrôle de la pandémie.

Selon ces accords, le Lagevrio (Merck) et le Paxlovid (Pfizer), conçus pour traiter les formes légères et modérées du Covid-19, seront accessibles sans contrainte de brevets dans une centaine de pays à bas et moyens revenus. Grâce à des licences volontaires qui pourront, par l'intermédiaire du MPP, être octroyées à des génériqueurs [les laboratoires qui fabriquent et commercialisent les médicaments génériques] intéressés à les produire partout dans le monde, ces nouveaux médicaments pourront être accessibles à moindre coût dans les pays en question. Cela permettra en principe aux patients qui en bénéficieront d'éviter les formes graves et en même temps de prévenir la saturation des hôpitaux dont on connaît partout la fragilité, une fragilité plus marquée encore dans les pays pauvres.

Ces accords introduiraient donc la possibilité d'un accès élargi aux traitements en organisant de facto une forme de concurrence entre les producteurs de génériques - où qu'ils se situent dans le monde - qui tireront mécaniquement les prix vers le bas (le prix d'un traitement est estimé de io à 20 dollars [de 8,8o à 17,70 euros], à comparer avec les 712 dollars par traitement payés par le gouvernement américain à Merck lors d'une récente précommande). Autre aspect, les compagnies abandonnent de potentielles royalties sur les ventes de leur produit dans les pays concernés pendant la durée de la pandémie.

Monopole des laboratoires

Ainsi, selon la communication conjointe de Pfizer et du MPP, «53 % de la population » mondiale seraient potentiellement concernés par cette stratégie dite de « responsabilité sociale ». Dès lors, le reste du monde demeurera « ordonné » par le modèle aujourd'hui hégémonique, celui qui permet aux grands laboratoires pharmaceutiques d'exercer un monopole sur les produits (même si la recherche, comme c'est souvent le cas, a été financée par des fonds publics) et pour lesquels ils détiennent des brevets, ce qui leur confère un pouvoir quasi discrétionnaire à la fois en matière de fixation des prix et de capacités de production.

Si l'on entre plus avant dans la mise en oeuvre des accords passés sur les deux médicaments, il faut bien constater que les progrès restent cantonnés à des pays et à des conditions d'administration si complexes qu'il s'agit finalement pour les deux compagnies pharmaceutiques concernées de « niches » et de marchés peu attractifs et rentables pour elles.

Pour illustrer ce propos, il faut d'abord rappeler que le Paxlovid de Pfizer nécessitera d'être administré entre trois et cinq jours après l'apparition des premiers symptômes et après confirmation de l'infection par un test antigénique ou PCR, hélas quasi inexistant dans les pays les plus pauvres, seule une personne sur sept étant diagnostiquée en Afrique, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Par ailleurs, comme pour tous les nouveaux produits, des précautions pour les femmes enceintes seront nécessaires et, pour le Lagevrio de Merck, une contraception sera obligatoire en raison d'une toxicité potentielle sur l'embryon.

Ainsi, si Pfizer accepte avec cet accord d'ouvrir l'accès à son droit exclusif, ce qui est exceptionnel pour un tout nouveau médicament, c'est pour limiter cette ouverture en majorité aux pays les plus pauvres qui disposent de structures de santé et des moyens humains les plus fragiles et de ressources financières très limitées ; des facteurs qui font de ces pays des cibles marketing tout à fait secondaires et marginales pour les grandes multinationales.

Au vu de ce qui vient d'être dit, la question posée est celle de savoir quelle est la visée de ces accords. Ces annonces sont faites alors qu'une conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), prévue le 3o novembre mais reportée du fait du nouveau variant Omicron, avait pour but de traiter de la proposition faite par l'Afrique du Sud et l'Inde depuis octobre zozo de lever temporairement la propriété intellectuelle sur les vaccins et autres produits de santé nécessaires à la lutte contre le Covid-19. Et au moment aussi où, sous l'égide de l'OMS, les Etats s'apprêtent à négocier un nouveau traité sur la préparation et la riposte aux pandémies.

Alors qu'une cinquième vague est en marche dans le monde et qu'un nouveau variant fait planer de nouvelles menaces, on peut raisonnablement présager qu'il sera bien difficile aux défenseurs de la propriété intellectuelle exclusive de justifier et de prolonger très longtemps le refus jusqu'ici opposé à la demande de levée de la propriété intellectuelle le temps de la pandémie. Ce d'autant que cette proposition de l'Afrique du Sud et de l'Inde bénéficie désormais du soutien de plus de 100 pays à revenu faible ou intermédiaire ainsi que de 60 parrainages.

Dans ce contexte, les nouveaux accords avec le MPP ne sont-ils pas une aubaine pour les défenseurs du statu quo ? « Pfizer autorise la fabrication et la vente à moindre coût de son médicament dans les pays pauvres », titrait par exemple le New York Times quelques jours avant l'ouverture — finalement reportée — des nouvelles négociations à l'OMC sur le waiver, la levée temporaire des brevets !

Ainsi il y a fort à craindre que les effets d'annonce bien orchestrés auxquels nous assistons ne servent de trompe-l'oeil pour une opinion et des populations qui supportent de moins en moins l'arrogance des nouveaux (ou plus anciens) milliardaires de la pandémie (Pfizer vient d'annoncer 36 milliards de dollars de chiffre d'affaires sur le seul vaccin pour 2021), quand la maladie, la mort, les faillites économiques avec leur cortège de chômage et de pauvreté secouent la planète.

Au fond, au-delà de la seule demande de levée temporaire de la propriété intellectuelle, la question posée à l'agenda de l'OMC, comme en fait à l'agenda du monde tout court, est à la fois simple et de portée immense. Elle peut se formuler comme suit : en temps de pandémie (et, il faut le craindre, dans un temps appelé à durer et à se répéter à l'avenir avec la probable survenue de nouvelles pandémies), de quels instruments et de quels cadres légaux et institutionnels faut-il se doter ?

N'est-il pas temps, dans un contexte de situation exceptionnelle, d'espérer et d'envisager des mesures exceptionnelles pour atteindre les objectifs et la nécessité d'équité reconnue par tous, et dans l'intérêt de tous ? Les mots du docteur Tedros, directeur général de l'OMS, « Aucun d'entre nous ne sera en sécurité tant que nous ne le serons pas tous », devraient guider les moyens de cette ambition.

N'est-il pas temps, conformément aux promesses si souvent faites par nos gouvernants d'aller au-delà des incantations sur le vaccin « comme bien public mondial » et de se pencher sur la manière de rendre le vaccin et les autres produits nécessaires à la lutte contre la pandémie accessibles universellement ?

Plus d'un an après les grands sommets internationaux qui ont suivi, que constate-t-on ? Malgré les intentions et la mise en place de plusieurs mécanismes régulateurs nouveaux (Covax, C-TAP, Accélérateur ACT) venant s'ajouter à ceux plus anciens (MPP et licences volontaires...), n'est-il pas temps de reconnaître et d'admettre que cette architecture mondiale — faut-il dire ce bricolage ? — a failli et n'aura en rien contrarié les pratiques habituelles des grands laboratoires et les conséquences des logiques de marché ?

Un panel indépendant d'experts diligentés par l'OMS le constatait avant l'été. Six mois plus tard, rien n'a changé. Les chiffres sont sans appel : 6,2 % des personnes dans les pays à faible revenu ont reçu au moins une dose, contre plus de 5o % dans les pays à haut revenu, 589 millions de vaccins ont été distribués par le mécanisme Covax, ce qui représente 7,2 % des 8,12 milliards de doses administrées dans le monde !

Mauvais compromis

La pandémie de Covid-19 aura au moins contribué à mettre au grand jour la crise de la gouvernance mondiale de la santé publique, du fait de l'incapacité de la communauté internationale à se coordonner et à se doter d'instruments véritables pour garantir un accès organisé et cohérent pour tous au niveau mondial. Cela ne saurait être masqué par des accords qui s'apparentent à de mauvais compromis au regard des véritables enjeux.

L'idée de mettre entre parenthèses, le temps de la pandémie, les règles habituelles avec la proposition de lever de la propriété intellectuelle sur les vaccins et les produits de santé nécessaires à la lutte contre le Covid-19 a le mérite de souligner le caractère inapproprié des accords de propriété intellectuelle de l'OMC comme cadre légal mondial efficace pour lutter contre les pandémies. Il est temps que cette bataille entamée par l'Afrique du Sud et l'Inde accouche d'un vrai résultat.

Pour faire face en commun aux grands enjeux de la planète et donc à la pandémie, il est urgent d'arrêter de tergiverser et de s'organiser pour s'écarter d'un modèle de pensée qui consolide les échecs et les injustices tout en faisant de la charité son totem. Pour être effectif, le commun a besoin d'institutions. De ce point de vue, la levée temporaire de la propriété intellectuelle n'est ni une panacée ni une fin en soi. Elle est un prérequis. Si elle est promulguée, elle aura le grand intérêt d'ouvrir une conjoncture nouvelle. Celle dans laquelle nous pourrons commencer à penser la santé publique mondiale comme un bien commun qu'il faut instituer comme tel. Il est plus que temps d'entrer dans ce monde pour qu'enfin l'espoir renaisse.

Jean-François Alesandrini est un ancien directeur des affaires publiques à la Drugs for Neglected Diseases Initiative (DNDi) (2004-2018) et ex-conseiller politique et de la communication dans les cabinets ministériels de Martine Aubry ; Benjamin Coriat est professeur émérite à l'université Sorbonne-Paris-Nord, auteur de « Le Bien commun, le climat et le marché. Réponse à Jean Tirole » (Les liens qui libèrent, 140 pages, 14 euros) ; Fabienne Orsi est économiste et chercheuse à l'Institut de recherche pour le développement, elle a codirigé le « Dictionnaire des biens communs » (PUF,

1 392 pages, 42 euros)