« Le ruissellement, une théorie qui n'a pas généré la prospérité pour tous »

L'économiste Lucas Chancel plaide pour une fiscalité plus redistributive et plus verte

 

 

Co-directeur du Laboratoire sur les inégalités mondiales, Lucas Chancel souligne que restaurer la progressivité de l'impôt et bâtir une fiscalité verte redistributrice doivent aller de pair pour résorber les inégalités et accompagner la transition écologique.

 

La pandémie a souligné la nécessité d'un Etat fort pour surmonter la crise. Cela peut-il renouveler le débat sur la fiscalité ?


Absolument. La crise due au Covid-19 a, d'une part, accéléré la concentration du patrimoine détenu par les milliardaires, et de l'autre, accru l'extrême pauvreté dans les pays émergents, après vingt-cinq ans de baisse. Entre ces deux extrêmes, l'intervention de la puissance publique dans les pays riches a permis d'y contenir la montée de la pauvreté. La machine redistributive de l'Etat social, financé par l'impôt, a été activée et a relativement bien fonctionné. Mais au prix d'une hausse de 15 points de la dette publique en moyenne dans ces pays. Qui paiera ? Demandera-t-on aux jeunes, qui ont subi cette crise de plein fouet, de payer ? Faudra-t-il annuler les dettes ou laisser courir l'inflation pour les rembourser ?

L'intérêt de la fiscalité est que c'est un outil transparent. Avec un impôt progressif sur les plus hauts patrimoines, on peut mettre à contribution ceux qui ont le plus prospéré pendant la crise. Accompagné d'un « supplément pollution » pour ceux qui possèdent des actions dans les secteurs carbonés, un tel impôt sur la fortune des multimillionnaires pourrait rapporter au moins 1,5 % à 2 % du PIB mondial. De quoi financer la quasi-totalité du surcroît d'investissements nécessaires, selon l'Agence internationale de l'énergie, pour réussir à atteindre les objectifs de l'accord de Paris sur le climat.

Les pays de l'OCDE se sont entendus pour instaurer un taux d'imposition minimum de 15 % aux multinationales. Est-ce l'aube d'une révolution fiscale ?

C'est une avancée, qui paraissait utopiste il y a encore quinze ans. Mais il reste beaucoup à faire. Le taux plancher de 15 %, qui vise à saper le business des paradis fiscaux, est loin de celui payé par le restaurant de quartier, presque deux fois plus élevé. En Europe, nous ne sommes pas à l'abri d'une poursuite de la course vers le moins-disant fiscal. Par ailleurs, les règles sur le rapatriement des profits dans les pays où l'activité économique est faite sont encore peu claires, avec des possibilités d'exemption. Il faudra être très vigilants sur les détails. L'autre volet sur lequel il est indispensable d'avancer est celui des échanges automatiques de données fiscales. Des outils ont été mis en place pour les encourager depuis la crise de 2008 : le règlement Fatca [loi sur la conformité fiscale des comptes étrangers] aux Etats-Unis, le Common reporting standard [modèle de convention sur l'échange de renseignements en matière fiscale] dans l'OCDE. Mais on est encore loin du compte, car les Etats ne publient pas les données qui permettraient à des comités indépendants d'évaluer les progrès permis par ces accords : combien de riches ont rapatrié leurs impôts dans leur pays ? Paient-ils plus ou moins qu'avant ?

Les tentatives de fiscalité verte pèsent souvent trop sur les ménages pauvres et peu pollueurs, mais pas assez sur les plus riches. Quelle serait la bonne formule ?

Le changement climatique est une question d'inégalités. On est tous concernés, mais certains sont plus touchés que d'autres. Les pays plus pauvres sont aux premières loges de la montée des eaux. En Europe ou aux Etats-Unis, les moins aisés sont aussi les plus vulnérables face aux inondations ou aux incendies parce qu'ils ont moins de ressources pour faire face à ces aléas. En outre, les plus riches polluent plus, par leur consommation comme par leurs actifs financiers — notamment les portefeuilles d'actions qui peuvent contenir des titres d'entreprises du secteur du gaz ou du pétrole. Aujourd'hui, il existe peu d'incitations pour favoriser les investissements en faveur de la décarbonation de l'économie. La fiscalité peut y contribuer, en pénalisant les investissements dans les entreprises qui continuent de développer des projets pétroliers.

Comment, alors que l'on ne dispose pas encore d'une solide taxonomie des activités vertes ?

Au début du XXe siècle, quand les impôts progressifs se sont mis en place aux Etats-Unis et en Europe, des voix s'élevaient pour dire que c'était impossible, car on ne disposait pas des informations sur les revenus des individus. Mais l'histoire a montré que les systèmes d'information nécessaires se bâtissent en même temps que l'impôt. Il en va de même aujourd'hui : la fiscalité verte peut avancer en même temps que les travaux européens sur la nomenclature verte. Il serait paradoxal de penser qu'à l'ère numérique, on ne serait pas capable de mesurer le contenu carbone des portefeuilles financiers.

Certaines régions ont-elles déjà réussi à bâtir une taxe carbone réellement redistributive ?

En 2008, la Colombie-Britannique, au Canada, a instauré une taxe carbone dont les recettes financent une redistribution vers les classes modestes et moyennes, en fonction des revenus. Grâce à cela, les habitants de cette région, pourtant très dépendante du pétrole et du gaz, ont accepté cette taxe. C'est un peu l'inverse de ce qui a été fait en France en 2018, au moment des « gilets jaunes », avec la taxe carbone, dont les recettes n'étaient quasiment pas utilisées pour accompagner les ménages les plus modestes.

Vos travaux soulignent que l'Europe protège mieux des inégalités grâce à la qualité de ses services publics. Comment sauvegarder ce modèle alors que les dettes publiques frisent des sommets ?

Ce qui fait qu'une région est très inégalitaire ou plus égalitaire est largement déterminé avant l'opération du système fiscal et de redistribution : l'accès égalitaire et gratuit à l'école, aux soins, à la culture, ou, le revenu minimum... Au XXe siècle, la construction de ces services publics s'est associée à la montée de la progressivité de l'impôt. Mais cet équilibre a été mis à mal ces dernières décennies par le déclin de la progressivité. La théorie du ruissellement, qui a motivé ce déclin, n'a pas généré la prospérité pour tous promise. Le seul résultat tangible est qu'en haut de l'échelle, le taux d'impôt effectif sur les revenus payé par les très riches a dégringolé. Aux Etats-Unis comme en France, ce taux est aujourd'hui plus bas que ce que payent les classes moyennes et populaires. Garantir un bon niveau de services publics dans le futur impose de mettre fin à cette injustice.

Comment ?

Les chantiers sont multiples. Prenez l'impôt sur les bénéfices, qui pèse largement sur ceux qui possèdent les entreprises, donc ceux qui ont le plus de patrimoine. Ces dernières décennies, son taux est passé de 5o % en moyenne en Europe, à environ 25 % aujourd'hui. En parallèle, les taux de la TVA ou des impôts sur la consommation pesant plus sur les moins aisés sont passés de 17 % à 21 %. L'enjeu, au fond, est de moderniser la taxation du capital et de ses revenus, plutôt que de baisser les bras. Plusieurs pays l'ont compris, comme l'Argentine, qui a mis en place un nouvel impôt sur le patrimoine. Le SPD allemand soutenait aussi un tel impôt pendant sa campagne.