Prisunic et le beau pour tous

Au MAD, la « chambre Prisunic » avec, à droite, le lit Marc Held (lit double en
polyester et fibre de verre, 1970-1971).
CHRISTOPHE DELLIÈRE/MAD PARIS

Véronique Lorelle

Le Musée des arts décoratifs, à Paris, met à l'honneur l'enseigne française qui, à la fin des années 1960, a démocratisé le design, notamment en lançant sa vente sur catalogue. A voir jusqu'en mai 2022

Le beau au prix du laid. » La grande dame du design, Andrée Putman, avait fait sien cet aphorisme. Le slogan officiel de Prisunic - transfuge d'un livre du designer Raymond Loewy, Le laid se vend mal -, a été lancé par Denise Fayolle, directrice du bureau de style de l'enseigne française de 1957 à 1967, puis fondatrice de l'agence Mafia, à laquelle est rattachée Andrée Putman. Un collectif créatif de femmes qui mène tambour battant le renouveau de l'enseigne française Prisunic et ose, en 1968, la vente sur catalogue de mobilier, luminaires et vaisselle dans l'Hexagone. Retour sur cette odyssée éphémère, à l'occasion de l'exposition « Le Design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française », au Musée des arts décoratifs de Paris, du 2 décembre au 15 mai 2022.

L'idée est révolutionnaire : il s'agit dans ces années d'après-guerre de démocratiser un design contemporain pour servir la génération des baby-boomeurs. La chaîne de magasins Prisunic, née

en 1931, connaît un nouveau souffle sous la houlette de son directeur visionnaire, Jacques Gueden. « Les équipes s'inspirent d'Ikea, qui a publié, dès 1951, son premier catalogue de meubles en kit, Ikea News, quatre pages tirées à l'origine à 1 500 exemplaires. Elles visitent leurs installations en Suède, où elles sont invitées à observer le merchandising et sont même reçues par Ingvar Kamprad, le fondateur de l'enseigne », raconte l'historienne Anne Bony, autrice d'un livre que l'on réédite à l'occasion de l'exposition, Prisunic et le design, aux éditions Alternatives (128 pages, 25,40 euros).

Pour imaginer ce nouveau mobilier, on fait appel à des designers talentueux, aussi jeunes que la clientèle visée. Le Britannique Terence Conran - à l'initiative de ce mouvement, dès 1964, en lançant dans le quartier londonien de Chelsea sa marque Habitat - fait la couverture du premier catalogue, avec des meubles en stratifié blanc, dont un fauteuil et un coffre (réédités en série limitée, cinquante ans après).

Totalement libres, quoique contraints par un budget limité, d'autres jeunes créateurs sont conviés à

saisir l'air du temps. Olivier Mourgue signe un tapis-siège, Marc Held imagine un couchage original, fabriqué à partir d'une coque en fibre de verre renforcée, inspirée de celle des dériveurs : le lit avec chevet et luminaire incorporés peut — en rapprochant deux modules — être transformé en lit double. Un seul moule, une solution économique, comme un rêve d'entrepreneur.

Le plasticien Jacques Tissinier invente des tables et des bancs en métal coloré laqué, détournant les peintures industrielles façon carrosserie automobile, tandis que Gae Aulenti encanaille la salle à manger bourgeoise avec son mobilier en verre et en métal tubulaire. Dans l'exposition du MAD Paris —

50o pièces disséminées parmi ses collections modernes et contemporaines sur cinq étages, mais seulement deux salles célébrant les créations mobilières de Prisunic —, on admire aussi les bureaux en plastique coloré de Marc Berthier, les fauteuils signés Claude Courtecuisse ou la table en métal de Danielle Quarante.

Le tout est guilleret, coloré façon pop art et fabriqué dans des matières inédites dont on ne connaît encore ni tout à fait les atouts ni les limites. « On est dans ces années 1960, en pleine émergence des sociétés de consommation ; le champ des possibles est ouvert : nouveaux matériaux, innovations technologiques et jeunes gens qui aspirent à d'autres formes d'habiter, pour rompre avec les codes de leurs parents. C'est une période créative et joyeuse », commente la commissaire, Marianne Brabant.

Les stars de l'époque ne boudent pas ce design populaire, si contemporain. Karl Lagerfeld s'empare du lit de Marc Held et Jeanne Moreau du tapis-siège d'Olivier Mourgue. Les commandes affluent. Mais les fabricants ne sont pas au rendez-vous et l'enseigne est bientôt submergée par le succès. « Prisunic, c'est un mythe, souligne Marc Held, bon pied bon oeil, du haut de ses 88 printemps. Il n'y avait pas de fabrication en amont, pas de stockage. Les fabricants ont manqué de courage, et la crise pétrolière a mis un point final à cette aventure. Nous, nous étions de jeunes créateurs naïfs. On était déçus du communisme et on s'est mis à croire que la production de masse alliée à la grande distribution allait contribuer à la diffusion d'objets de qualité pour tous !»

Des affiches pop art

Le dernier catalogue paraît au printemps-été 1976. Ainsi s'arrête l'épopée Prisunic, fortement servie par ces affiches pop art placardées à travers la France et cette brochure au format carré disposée près des caisses dans les magasins : un graphisme fort, avec la participation, ici aussi, de talents comme l'artiste polonais Roman Cieslewicz ou le photographe suisse alémanique Peter Knapp. Sans compter une mise en scène « léchée » du mobilier, « selon l'angle sous lequel le verrait le public dans un hall d'exposition », aimait à rappeler Francis Bruguière, chef du département d'achat « maison » de l'enseigne.

Malgré cette promotion réussie d'un nouvel art de vivre au quotidien, l'aventure créative et engagée s'éteint moins de dix ans après son lancement. L'exposition parisienne invite à en voir un condensé, ainsi que la suite portée par Monoprix (qui a absorbé Prisunic en 1997), à travers ses partenariats avec des créateurs de mode et de décoration après l'an 2000, dont Ionna Vautrin ou Constance Guisset. La scénographie d'India Mandavi, qui a collaboré elle-même par deux fois avec Monoprix, sert habilement le propos, avec des néons orange ou jaunes, des caisses enregistreuses, des armoires réfrigérateurs en guise de vitrine... et met en valeur le beau à prix d'ami.

Le Design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française. Du 2 décembre au

15 mai 2022. Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris 1 er.