Bloody Sunday, la paix et des plaies

Une fresque représente les 14 hommes tués le 30 janvier 1972,
dans le quartier de Bogside, à Derry, en Irlande du Nord, le

11 janvier. PHILIP HATCHER-MOORE POUR « LE MONDE »

Cécile Ducourtieux

Ville symbole des « Troubles » irlandais, Derry s’apprête à commémorer la mort des 14 manifestants tués il y a cinquante ans par des soldats britanniques

Le long des remparts encore intacts de Derry, près de l’austère cathédrale anglicane Saint­Colomba, se cache l’entrée de la Playhouse, un théâtre engagé qui anime depuis trente ans la vie culturelle de cette grosse ville dans l’ouest de l’Irlande du Nord (appelée Londonderry par la communauté protestante). Dans son modeste foyer (quelques tabourets, un bar déserté), le directeur, Kieran Griffiths, a pris le temps, entre deux répétitions, ce matin de mi-décembre 2021, de parler son dernier projet: The White Handkerchief(« le mouchoir blanc »). La première a lieu le 30 janvier, jour anniversaire des 50 ans du Bloody Sunday, et constituera un des temps forts des commémorations.

Le 30 janvier 1972, 13 civils, tous habitants de Derry, sont abattus par des soldats d’un régiment de parachutistes de l’armée britannique, dans le Bogside, un ghetto catholique au pied des remparts de la ville. Une 14 victime décédera de ses blessures quelques mois plus tard. Ce massacre ne fut ni le premier ni le pire des « Troubles », nom donné par le Royaume-Uni au conflit nord-irlandais, mais c’est un épisode crucial de cette guerre (1968-1998) qui ensanglanta la région, opposant les catholiques favorables à l’unification de l’Irlande aux protestants loyaux à la couronne britannique. « La pièce commence avec un face-à-face entre Peggy Deery, une jeune femme à terre, qui vient d’être atteinte d’une balle à la jambe, et le soldat qui a tiré. Peggy l’implore : “Ne me tuez pas ! Je suis veuve, j’ai 14

enfants», raconte Kieran Griffiths. L’histoire est véridique. Peggy fut la seule femme blessée par balle ce jour-là. « Le soldat l’a épargnée. On a voulu raconter cette confrontation, puis parler des autres victimes, célébrer leur vie. Il s’agit d’une élégie à la réconciliation », ajoute le directeur.

Comment évoquer ce drame sans rouvrir les plaies des vivants ? Kieran Griffiths, lui-même natif de Derry, mais trop jeune pour avoir connu le Bloody Sunday, a choisi un symbole de paix, l’iconique mouchoir blanc que le prêtre Edward Daly (mort en 2016) agitait pour demander aux soldats de ne pas tirer quand les manifestants tentaient de mettre à l’abri Jack Duddy, 17 ans, mortellement blessé. Kieran Griffiths a fait reproduire des mouchoirs avec les initiales du prêtre (Fr. E. Daly) brodées comme sur l’original exposé au Musée Free Derry, qui retrace la mémoire du massacre. Il a distribué les répliques aux familles, dont la plupart devraient assister au lancement de la pièce – « j’ai donné la première à Kate, la sœur de Jack Duddy ».


Abattus alors qu’ils fuyaient


Le temps est froid et lumineux, en ce dimanche de 1972. Les manifestants se mettent en marche vers 14 heures au départ de Creggan, un quartier catholique surplombant Derry. Il y a des familles, de jeunes hommes. Ils veulent se rendre jusqu’au centre-ville, encore à majorité protestante, bravant l’interdit de défiler émis par les autorités nord-irlandaises. Cela fait quatre ans que la région s’est embrasée : les catholiques ne supportent plus un système mis en place par les protestants pour garder le pouvoir, qui les exclut des logements sociaux et de certains emplois. Un vigoureux mouvement des droits civiques est apparu, inspiré de ceux nés sur les campus californiens. Les accrochages avec la police nord-irlandaise, à majorité protestante, se sont multipliés. Les protestants ont reconstitué leurs milices, tué des catholiques dans les rues de Belfast, la capitale de l’Irlande du Nord. L’Armée républicaine irlandaise (IRA) a lancé une campagne d’attentats, des soldats britanniques venus pacifier la province ont été abattus à Derry en 1971.

Mais la marche de Bloody Sunday se veut pacifique. On chante We Shall Overcome   (« nous vaincrons »), des discours sont prévus. Vers 16 heures, la situation dégénère : les soldats du Parachute Regiment ouvrent le feu sans sommation dans le Bogside, cette même unité qui, six mois plus tôt, a abattu une dizaine de catholiques en trois jours dans l’ouest de Belfast, à Ballymurphy. La tuerie ne dure que quelques minutes, les victimes sont des pères de famille ou des adolescents, abattus pour la plupart alors qu’ils fuyaient. « Michael a été le premier à mourir sur une barricade, à quelques mètres d’ici. Il avait 17 ans, j’en avais 23, il était mon petit frère, c’était la première fois qu’il défilait. Je me rappelle lui avoir dit ce matin-là d’être prudent. Je porterai sa disparition en moi jusqu’à la fin », raconte John Kelly, rencontré au Musée Free Derry, dont il tient souvent la caisse.


Tony Doherty a aussi perdu son père, Patrick, 31 ans, abattu près de l’actuel musée. Tony n’avait que 9 ans, mais sa mémoire est intacte: « Il y avait environ 15 000 personnes dans les rues, presque tous les adultes de la ville étaient là. C’est pour cela que tout le monde se souvient. Et les médias étaient présents, ils ont capté ces moments, un peu comme si on était à la guerre du Vietnam ».

L’indignation est immense, le retentissement, international. A Dublin, la capitale de l’Irlande indépendante, les manifestants incendient l’ambassade du Royaume-Uni. Une enquête est décidée par le gouvernement britannique. Présidée par le juge anglais John Widgery, elle est expédiée en dix semaines et donne raison aux soldats qui disent avoir tiré sur des hommes armés, assurant que la manifestation était infiltrée par l’IRA. « Cette enquête n’était pas sérieuse, c’était une couverture [pour les exactions de l’armée]. Pour les familles des victimes, elle ajoutait l’injure aux deuils », estime Jonathan Powell, ex-chef de cabinet de Tony Blair, premier ministre de 1997 à 2007, et un des artisans des accords de paix du Good Friday Agreement (GFA, accords du Vendredi saint) ayant mis fin aux « Troubles » en 1998.

Tony Doherty dit souvent que le massacre et l’enquête Widgery « ont été les meilleurs agents recruteurs de l’IRA ». Il parle en connaissance de cause : en 1980, à 18 ans, il rejoint les rangs des poseurs de bombe pro-unification de l’île. Il en dépose une dans un magasin, à proximité du Bogside. La bombe n’explose pas. Inexpérimenté, il est vite arrêté par la police: « Quand je suis arrivé en prison, j’ai été surpris par le nombre de prisonniers ayant rejoint l’IRA comme moi, à cause du Bloody Sunday. »« La question n’est pas de savoir combien de gens sont morts pendant le Bloody Sunday, mais combien sont morts à cause du Bloody Sunday. Le drame a prolongé la guerre de plusieurs dizaines d’années », analyse l’historien Adrian Kerr, conservateur au Free Derry.

Bloody Sunday, c’est aussi une histoire d’endurance et de solidarité. A sa sortie de prison, en 1985, Tony Doherty et d’autres proches des victimes s’allient pour obtenir justice. Pendant des années, ils réclament une nouvelle enquête. En 1998, quelques semaines avant la signature des accords du GFA, Tony Blair finit par accepter. « Ce geste était considéré comme une preuve du sérieux de Londres dans sa recherche de la paix. Martin McGuinness [né à Bogside, ex-commandant de l’IRA] et John Hume [leader du parti socialiste, originaire de Derry] pensaient aussi que dire la vérité sur le Bloody Sunday pouvait solidifier un accord de paix», rappelle Tony Doherty.

Confiée au juge britannique Mark Saville, l’enquête fera date : elle est la plus coûteuse (200 millions de livres sterling) et la plus longue (douze ans) de l’histoire judiciaire du Royaume-Uni. Le 15 juin 2010, ses conclusions innocentent les victimes tombées sous les balles des parachutistes : aucune d’elles ne représentait une menace. Ce jour-là, le premier ministre David Cameron présente des excuses publiques depuis la Chambre des communes: « Ce qui est arrivé lors du Bloody Sunday est injustifié et injustifiable. » Son allocution est retransmise en direct sur un écran géant face à Guildhall, la mairie de Derry. La place est noire de monde. « Le sentiment d’achèvement était fantastique», relate Tony Doherty. « Les excuses pleines d’émotion de David Cameron ont eu un vrai effet cathartique», estime Jonathan Powell.

Ces excuses ont refermé des plaies et permis à la ville d’avancer. Au visiteur venu de Belfast, où la tension entre catholiques et protestants est encore palpable, Derry offre un visage bien plus apaisé. La vieille ville est charmante, les bords de la rivière Foyle sont un paradis pour les joggeurs, le superbe «pont de la paix », financé sur fonds européens, relie depuis 2011 Guildhall à une ancienne caserne de l’armée britannique où s’est installé un pub gastronomique.

La mémoire du massacre est certes partout dans Bogside, avec le fronton « You Enter Free Derry » marquant l’entrée de l’ex-ghetto catholique et de nombreuses fresques à la mémoire des victimes. Le Musée Free Derry propose des parcours « Bloody Sunday » aux touristes. Dans le centre-ville, le magasin de la marque irlandaise de sport O’Neills vend des maillots en édition limitée « Commémoration du Bloody Sunday ». Mais l’identité de la ville, c’est aussi désormais Derry Girls, cette série drôle et tendre, gros succès de la chaîne Channel4, mettant en scène des adolescentes de la ville dans les années 1990.

Pour autant, la réalité est loin d’être rose. Plutôt mal desservie, à deux heures de route de Belfast, « Derry a le taux de chômage le plus élevé d’Irlande du Nord, les emplois qualifiés et rémunérés sont moins nombreux qu’à Belfast», relève le politiste Paul Gosling, conseiller de Sinead McLaughlin, députée socialiste de Derry à l’Assemblée de l’Irlande du Nord. Le passé n’est pas complètement digéré. Lors des fêtes traditionnelles protestantes, mi-juillet, il arrive qu’apparaissent fugacement des bannières en l’honneur du Parachute Regiment. De leur côté, une partie des familles souhaite que se tienne le procès du « soldat F », seul soldat inculpé pour la tuerie et dont l’anonymat est requis pour des raisons de sécurité. « Le pardon de David Cameron sans la justice n’est rien. La vie de mon frère a été fauchée à 17 ans, je n’abandonnerai jamais », prévient John Kelly.

Le Brexit a aggravé les tensions

La violence n’a pas disparu non plus des rues de Derry. En avril 2019, un soir d’échauffourées dans Creggan, la jeune journaliste Lyra McKee a été abattue d’une balle dans la tête. Le tir a été attribué à des dissidents républicains, mais l’enquête est toujours en cours. « Toute la sympathie de Derry est avec Lyra, pas avec ce groupuscule républicain », insiste le journaliste et écrivain Malachi O’Doherty, bon connaisseur de la ville. Pour Jonathan Powell, « il y a encore de petits groupes de républicains dissidents et des populations jeunes un peu perdues vivant dans des milieux défavorisés qui constituent un terreau de recrutement fertile. Les services de sécurité ont réussi à démanteler pas mal de ces réseaux ces derniers mois, mais il y a toujours le danger qu’ils réapparaissent».

Le Brexit a lui aussi aggravé les tensions. Les protestants, fidèles au lien avec Londres, refusent le « protocole » nord-irlandais instaurant une frontière douanière entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni (le territoire restant pour partie dans le marché intérieur européen). « Le Brexit a rouvert la question des identités que le GFA avait tenté de geler», déplore Jonathan Powell. L’année s’annonce délicate dans la région, avec une élection parlementaire en mai. Les partis loyalistes sont sur la défensive et, pour la première fois, le Sinn Fein, le parti pro-réunification de l’Irlande, pourrait arriver en tête.

Mais Derry veut éviter que ce 30 janvier exacerbe les différends. « Protestants et catholiques ont tous été durement touchés par les « Troubles » , il y a eu des atrocités des deux côtés  », pointe Kieran Griffiths. « Un ami poète me disait il y a quelque temps que le deuil, c’est quand l’amour n’a nulle part où aller, ajoute l’homme de théâtre. Juste pour ce soir du 30 janvier, j’espère que The White Handkerchief sera un réceptacle pour leur amour. »