Ehpad : le manque de contrôle en question

Béatrice Jérôme

L’établissement Les Bords de Seine, mis en cause dans « Les Fossoyeurs », le livre de Victor Castanet avait été contrôlé en 2018 par l’ARS Ile-de-France, en vain

Pour éviter que l’embrasement médiatique ne tourne à la déflagration politique, le gouvernement n’a pas tardé à circonscrire l’incendie. Mardi 25 janvier, le ministre de la santé, Olivier Véran, a posé le premier pare-feu. La veille de la sortie du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), qui contient une mine de révélations explosives sur les « dysfonctionnements » dans certains Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) du groupe privé Orpea, leader mondial de la prise en charge de la dépendance, M. Véran a indiqué qu’il envisageait de lancer une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales sur l’entreprise.

Dans la foulée, la ministre déléguée chargée de l’autonomie, Brigitte Bourguignon, a écrit, jeudi, au directeur général du groupe, Yves Le Masne, pour le convoquer pour un entretien, le 1 er février, en lui exposant sept points sur lesquels elle attend des « explications ». La ministre aura en main les résultats d’une « enquête flash » qu’elle vient de demander à l’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France sur l’Ehpad Les Bords de Seine à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), établissement au cœur de l’enquête menée par l’auteur. « Si ces faits sont avérés, a déclaré, mercredi, Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, ils devront être sanctionnés avec la plus grande sévérité. »

Le groupe Orpea a annoncé mercredi qu’il mandatait deux cabinets d’audit pour « une mission indépendante d’évaluation sur l’ensemble des allégations rapportées dans ce livre ( ... ). Nous continuons à affirmer qu’à aucun moment la direction du groupe n’a mis en place un système quelconque pour orchestrer les pratiques qui lui sont reprochées », indique l’entreprise dans un communiqué.

Dans son livre, Victor Castanet part donc de l’Ehpad Les Bords de Seine, établissement le plus luxueux du groupe, où il a pu recueillir la parole de familles de résidents qui lui racontent les « manquements » et « mauvais traitements » infligés à leurs parents ou grands-parents pensionnaires. Puis à partir de témoignages d’anciens directeurs de cet établissement mais aussi d’autres Ehpad du groupe et d’anciens dirigeants, il reconstitue le puzzle de ce qu’il appelle « le système Orpea ». Une mécanique qui transforme, selon lui, chaque équipe de direction d’établissement en «cost-killer», avec promesse de percevoir des primes indexées sur les résultats.

Au fil des pages, le lecteur découvre comment les directeurs sont incités par la direction du groupe à ne pas consommer la totalité des enveloppes attribuées par l’Agence régionale de santé et par le conseil départemental, les deux financeurs publics de chaque Ehpad en France. L’objectif consiste à obtenir le « taux d’occupation » des lits le plus élevé et les dépenses de personnels les moins onéreuses possibles. « Chez Orpéa, ce n’est pas le besoin qui détermine fondamentalement la décision. C’est une équation budgétaire», cingle Victor Castanet. L’ « optimisation de la masse salariale » suppose de recourir à des vacataires plutôt qu’à des CDI. Il s’agit pour cela d’invoquer « un accroissement temporaire d’activité », la nécessité de « remplacer des salariés absents », «quitte à recourir à de faux CDD de remplacement». Aux Bords de Seine, écrit l’auteur « on avait trouvé la parade, semble-t-il. Rédiger des CDD de remplacement en inventant des personnes à remplacer. »

Dans cet Ehpad mais aussi dans d’autres établissements du groupe, le directeur établit des fiches portant des noms de salariés censés être embauchés en CDI afin de pouvoir justifier le recours à un emploi temporaire qui pallierait leur absence. « M. Adani [nom modifié d’un ex-directeur] me raconte qu’il est contraint d’user de cette technique. Mais lui ne s’embête même pas à chercher des noms d’aides­-soignantes extérieures au groupe. Il met souvent le nom de sa nièce sur le poste, comme personne à remplacer. Et tout le monde n’y aurait vu que du feu. » Une ancienne membre du service RH du groupe confie à l’auteur que tout est prévu pour que la responsabilité de pareilles « fraudes » ne puisse être  imputée à la direction générale.

Dirigeants « intouchables »

S’agissant de l’achat de produits d’hygiène et de santé, Victor Castanet explique qu’Orpéa paie les factures aux fournisseurs d’un montant équivalent aux crédits versés par l’ARS et le département. En retour, le siège de l’entreprise négocie une « rétrocession » financière à certains de ces prestataires. Ces « ristournes » d’argent public versées à Orpea permettent de réduire les dépenses. A cela s’ajoutent des règles d’économie très strictes. A l’Ehpad Les Bords de Seine, consigne était donnée de ne pas dépasser l’utilisation de trois couches par jour et par résident... L’auteur dépeint une entreprise dont les dirigeants se sentent « intouchables »et met en cause « l’impuissance » des autorités de tutelle face à ces     « dysfonctionnements ». Une critique que le gouvernement veut à tout prix contrer en multipliant soudainement les contrôles.

L’établissement a pourtant déjà fait l’objet d’un contrôle, en juillet 2018, qui a donné lieu à un rapport en 2019. L’inspection s’est faite de manière inopinée à la suite d’un signalement d’une famille de résident.            Mediapart, dans un article en janvier 2018, avait révélé que l’ARS avait été destinataire de « réclamations » de famille en 2016. Selon le cabinet de Mme Bourguignon, un nouveau « signalement concernant une résidente sur des suspicions d’actes de maltraitance de défaut de soins » est remonté à l’ARS en 2017. Raison qui a motivé l’inspection inopinée de l’établissement en juillet 2018. En décembre 2019, une nouvelle plainte de résidents atterrit sur le bureau de l’ARS envoyée pat le Défenseur des droits. En mars 2020, l’ARS répond qu’elle mènera un nouveau contrôle mais la crise sanitaire entraîne son report sine die.

Dans l’unique rapport remis en 2019 sur cet Ehpad, l’ARS recommande « une augmentation immédiate des temps de médecin coordonnateur, de nouveaux protocoles d’intervention des auxiliaires de vie et une meilleure prise en compte des signalements ». Mais elle ne soupçonne pas alors le système d’optimisation des coûts révélé par l’enquête de Victor Castanet, encore moins les rétrocommissions. Du reste, ni l’inspection du travail ni les corps d’inspections rattachés à Bercy n’ont jamais mis à jour de tels stratagèmes.

Les contrôles des ARS « ont de sérieuses limites, reconnaît un haut fonctionnaire, expert du sujet. Il faut que vous sachiez que les ARS n’accèdent pas à la totalité des comptes des Ehpad lucratifs car ce sont des sociétés commerciales régies par le code du commerce qui édicte des règles de confidentialité». Enfin si un établissement, quel que soit son statut, ne consomme pas la totalité des dotations qui lui sont versées, elle n’est pas tenue de les restituer. Les Ehpad peuvent ainsi se constituer une trésorerie à condition de savoir négocier une enveloppe prévisionnelle suffisamment grande chaque année.

Si le livre de Victor Castanet décrit la manière dont Orpéa joue avec les règles du jeu fixées par la puissance publique, l’entreprise n’est pas la seule face aux critiques. En octobre 2016, l’ARS d’Ile-de France a rendu un rapport d’inspection sévère, auquel Le Monde a eu accès, sur un Ehpad de quelque 500 lits à Paris, dans le 12 arrondissement. L’ARS constate un recours très important aux CDD, à des intérimaires, une instabilité importante du personnel médical qui ont « une incidence négative sur la prise en charge des résidents ». Dans cet établissement privé non lucratif, le « nombre de changes est limité à deux par jour», un rationnement pire qu’à l’Ehpad Orpéa des Bords de Seine.

Dans un rapport de mars 2021, la chambre régionale des comptes d’Auvergne-Rhône-Alpes épingle l’Ehpad de Saint-Chamond (Loire) pour son « turn-over de salariés » son « taux de CDD très élevé ». Or l’établissement a un statut associatif. Preuve que les dérives décrites ne sont pas l’apanage des groupes privés. A ceci près que leur prix de journée élevé et la manne publique qu’ils reçoivent devraient leur permettre de garantir les meilleurs soins. Or, les seuls à ne pas se plaindre, semble-t-il sont leurs actionnaires.