Un secteur régulé progressivement conquis par le secteur privé
Isabelle Rey-Lefebvre
La quête de rentabilité des établissements privés commerciaux, représentant 20 % du marché, s’accorde mal avec l’image présentée aux familles
Le grand âge et la dépendance sont devenus un marché, le terrain de chasse de fonds d’investissements très actifs qui favorisent l’émergence de grands groupes privés comme Orpea ou Korian, cotés en Bourse. La France compte 7 517 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), accueillant 606 400 résidents (chiffres 2020), qui se répartissent entre des structures publiques – souvent des annexes d’hôpitaux ou de centres communaux d’action sociale – (51 % des places), des maisons privées et à but non lucratif liées à des associations, à des congrégations ou à des mutuelles de santé (29 %), et des établissements privés commerciaux, dits aussi « lucratifs » (20 %).
« C’est à partir de 1997 que les pouvoirs publics, prenant conscience des nouveaux besoins liés au vieillissement et à la dépendance, ont créé les Ehpad et ouvert cette activité et l’accès aux fonds publics à des acteurs privés », rappelle Ilona Delouette, chercheuse à l’université de Lille et autrice d’une thèse en économie sur le financement de la prise en charge de la dépendance. « Les groupes privés se développent, depuis, à vive allure, et ont créé 40 % des nouvelles places. »
« C’est un marché régulé, précise Virginie Magnant, directrice de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. Avant d’ouvrir un établissement, il faut obtenir une double autorisation, celle de l’agence régionale de santé, qui finance les soins, et celle du conseil départemental, qui prend en charge les frais liés à la dépendance. Ces deux budgets sont très discutés, négociés et contrôlés. En revanche, le prix de l’hébergement, qui englobe l’administration, l’hôtellerie, la restauration, la lingerie et l’animation, est librement fixé par l’établissement. Seule son évolution, au fil du séjour d’un même résident, est limitée par un indice publié chaque année. »
C’est sur ce dernier poste que les écarts entre les établissements sont flagrants : la moyenne du prix de séjour tourne autour de 2 000 euros par mois, descend à 1 884 euros dans le secteur public, grimpe à 2 009 euros dans le privé non lucratif, et à 2 657 euros dans le privé commercial.
Le tarif pratiqué n’est pas synonyme de présence accrue de personnel, un élément essentiel de la qualité du service, puisque le public emploie, en moyenne, 70,6 salariés pour 100 résidents, contre 52,3 salariés dans le privé commercial, un écart important, même en tenant compte de l’externalisation de certaines tâches.
Marché segmenté
Le marché est assez segmenté : au public et à l’associatif les personnes relevant de l’aide sociale, les zones rurales ; au privé commercial les populations urbaines, aisées. C’est l’objectif assumé par Orpea, lors de sa dernière assemblée générale d’actionnaires, en juin 2021, où il était question de « “premiumisation” de l’offre et du réseau » assurée, entre autres, par la « création d’établissements dans des localisations à fort pouvoir d’achat » et une « montée en gamme du réseau existant».
L’immobilier est central dans cette stratégie : de beaux locaux, avec espace vert, bien situés, sont un argument pour capter des clients ; leur vente, avec une bonne plus-value, procurera des ressources à investir ailleurs. Orpea détient encore en propre 47 % de ses immeubles, en a déjà vendu, en 2020, pour 232 millions d’euros et a l’intention d’en céder de 400 millions à 500 millions d’euros en deux ans.
Pour l’exercice 2020, Orpea, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, distribue à ses actionnaires 34 % de ses 160 millions d’euros de résultat net, soit 58 millions d’euros et 0,90 euro par action, mieux qu’en 2019, une année de Covid-19 sans dividendes, mais moins que le 1,20 euro de 2018. La société traverse pourtant très bien la crise, puisque son chiffre d’affaires, au troisième trimestre 2021, a bondi de 70 millions d’euros, soit 10,8 % de mieux qu’un an avant.
« La dynamique soutenue résulte de deux facteurs de succès clés du groupe, commente le communiqué de presse. Une croissance externe [avec six acquisitions en Espagne, en Suisse et en Irlande],mais aussi une croissance organique [interne] plus soutenue qu’attendu, tirée par la remontée des taux d’occupation et une bonne dynamique de prix. » En clair, à la suite des nombreux décès, dus en partie au Covid-19, les nouveaux résidents se voient appliquer le tarif réactualisé à la hausse.
Grand écart
Pour conforter ses actionnaires, Korian, deuxième acteur du secteur, a lancé, en décembre 2021, un plan de rachat de ses propres actions, d’un montant de 50 millions d’euros, qui n’a pour seule utilité que de faire monter artificiellement le cours de Bourse, entraîné, ces derniers jours, dans la chute de l’action de son concurrent Orpea, mis en cause dans le livre Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), de Victor Castanet.
Pour ces sociétés, communiquer sur leur activité oblige, il est vrai, à un grand écart entre le message aux actionnaires, qui doit vanter la performance (+ 13 % en moyenne par an depuis dix ans pour Orpea), et l’image auprès des futurs clients, les familles, avant tout soucieuses de la qualité du service.
Le troisième groupe français, DomusVi, est, lui la proie de fonds d’investissement. Racheté, en 2014, par PAI Partners pour 640 millions d’euros, revendu en juin 2017 pour 2,3 milliards d’euros à ICG Europe, domicilié à Jersey, il est lesté, par cet achat même, d’une lourde dette de 969 millions d’euros, aux intérêts élevés, de 9 % à 11 %, qui enrichissent la holding luxembourgeoise d’ICG.
« C’est un cas d’école sur les techniques d’ingénierie financière utilisées par les fonds de capital investissement pour s’enrichir, explique le sociologue Théo Bourgeron, de l’université de Dublin, coauteur d’un rapport sur la financiarisation du secteur des maisons de retraite en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Ces sociétés vont de rachat à crédit en rachat à crédit d’autres sociétés, avec une dette toujours plus lourde, jusqu’à l’asphyxie. »