Le « grand remplacement », généalogie d’un complotisme caméléon

Marc-Olivier Bherer

Trouvant ses racines dans la chrétienté médiévale, qui considère juifs et musulmans comme une menace, la théorie d’une « submersion » de la

France par un prétendu « envahisseur étranger » convoque et adapte toutes les idéologies présentes et passées – racialistes, antisémites et nationalistes – aptes à servir son propos

La pensée du «  grand remplacement », propagée principalement par l’écrivain Renaud Camus, figure des milieux identitaires, et le candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle Eric Zemmour, ne repose pas simplement sur un délire démographique. Elle s’appuie sur tout un

système de représentations, où s’entremêlent des sources clairement identifiables et un imaginaire plus diffus, constitué au fil des siècles et constamment revisité.

Le «  grand remplacement » ne laisse pas toujours deviner son âge, tant il adopte des formules modernes ou des exemples contemporains. C’est par exemple le cas chez Renaud Camus qui écrit dans Le Grand Remplacement (La Nouvelle Librairie, 2021) : « L’expression de “grand remplacement” désigne, certes, essentiellement, le remplacement d’un peuple, le peuple français indigène, par un ou plusieurs autres; celui de sa culture par la déculturation multiculturaliste ; celui de sa civilisation si brillante et admirée par la décivilisation pluriethnique (le village global), elle-même en rivalité âpre avec l’intégrisme musulman, la conquête et la conversion islamique. »

La même « modernité » est à l’œuvre dans le livre publié par Eric Zemmour pour lancer sa candidature à la présidentielle, La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021). Il s’appuie notamment sur l’exemple du football pour tenter de prouver la pseudo-transformation démographique de la France. La « couleur de peau [des joueurs de l’équipe de France] n’était pas le sujet. Elle l’est seulement devenue parce qu’elle symbolise les bouleversements de la population française. Le nombre, le nombre, le nombre ». Il faudrait donc croire à une évidence numérique. Pourtant, les démographes ont démontré que l’actuelle progression de l’immigration est loin de représenter une « explosion démographique ». Les chiffres avancés par Eric Zemmour relèvent d’ailleurs de l’approximation. La prophétie n’en serait pas moins exacte, selon le polémiste. A preuve, « l’inexpiable guerre civile qui est déjà là ». Renaud Camus parle, lui, d’une « guerre en cours, la guerre ethnique pour le territoire », ou d’un« génocide ». Incapable de s’appuyer sur du tangible, le < grand remplacement » repose sur une peur dont l’histoire débute il y a plusieurs siècles.

La notion de « reconquête »

La crainte de l’envahisseur n’a pas d’âge, mais au Moyen Age, explique Reza Zia-Ebrahimi, historien au King’s College, à Londres, des représentations d’un type particulier s’installent à propos des juifs et des musulmans. « Ils ne sont pas seulement décrits comme des hérétiques, mais aussi comme une menace existentielle pour la chrétienté médiévale. Ne croyons pas pour autant qu’ils sont considérés de la même façon, car les musulmans ne sont pas accusés de déicide. Cependant, juifs et musulmans sont associés au sein de croyances apocalyptiques, ils seraient des suppôts de Satan œuvrant à la venue de l’Antéchrist. »

Un récit aux relents complotistes apparaît ainsi en 1010, après la destruction, en 1009, de la basilique du Saint-Sépulcre de Jérusalem par le calife fatimide Al-Hakim, et la conversion à l’islam qu’il impose à ses sujets chrétiens. En Europe, certains se convainquent que les juifs auraient envoyé un message secret au calife lui demandant de lancer ces actions... L’esprit des croisades est habité par la peur de cette alliance maléfique, relate Reza Zia-Ebrahimi dans son ouvrage Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée (Amsterdam, 2021).

L’Europe installe donc chez elle un régime de séparation. Dès le XII e siècle, des lois sont adoptées par les autorités religieuses et politiques afin de restreindre le risque que représenteraient juifs et musulmans.

De tels textes existent dans la péninsule Ibérique et préparent la Reconquista, la reconquête de l’Espagne – sous domination musulmane depuis 711 – par les chrétiens, qui se termine en 1492 avec la prise de Grenade, dernier bastion musulman, et l’expulsion des juifs. « Les Maures et les juifs toujours présents sont alors contraints à la conversion. Ce qui n’empêche pas leurs descendants d’être considérés avec suspicion. Certes, la menace est spirituelle, et non démographique, il n’en reste pas moins que la Reconquista est un moment-clé pour la diffusion en Europe d’un imaginaire assignant une dimension immuable aux peuples », ajoute Reza Zia-Ebrahimi. C’est ce récit que convoque Eric Zemmour, qui a choisi de nommer son parti « Reconquête! ».

L’année 1492 marque aussi le début de la conquête de l’Amérique et des peuples amérindiens, puis le développement de l’esclavage d’Africains. Un ordre racial planétaire se met en place pour justifier les violences et la domination blanches, relate Alexander D. Barder, professeur de science politique à la Florida International University, dans son livre –Global Race War International Politics and Racial Hierarchy (Oxford University Press, 2021, non traduit). La puissance que développe le monde blanc transforme la façon dont celui-ci se perçoit. La supériorité qu’il s’attribue est perçue comme un élément le définissant. A l’inverse, le non-Blanc est incapable de s’élever, un point de vue défendu par les plus grands esprits des Lumières.

Pour le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804), par exemple, « la nature n’a doté le Nègre d’Afrique d’aucun sentiment qui s’élève au-dessus de la niaiserie». Sur le plan politique, observe Alexander D. Barder, « l’essor de cet ordre racial global suscite une forme d’anxiété constante, combien de temps durera la domination blanche ? Car en effet les non-Blancs menacent la hiérarchie établie. Mais plus encore se diffuse, notamment à l’occasion de la Révolution haïtienne [entre 1791 et 1804],  l’idée que lacoexistence des races est impossible. La domination, voire l’extermination, de l’une par l’autre est inévitable. Cet imaginaire existe toujours, notamment dans la pensée du “grand remplacement”».

La modernité joue cependant un rôle équivoque dans la longue histoire menant au « grand remplacement ». Elle fixe certes un contrat racial, un concept forgé par le philosophe Charles W. Mills (1951-2021), en ce qu’elle accorde aux Blancs un statut privilégié, dont les tenants du « grand remplacement » se font les défenseurs. Mais la philosophie du XVIII siècle permet d’envisager que l’on sorte des rapports de domination, car elle défend le droit de l’humanité à se construire un monde différent de celui dont elle a hérité. Le « grand remplacement » rejette ce projet prométhéen. Pour Zemmour, la politique n’est rien d’autre que de « préserver ce que nos anciens ont construit, un chef d’œuvre appelé France », qu’il oppose à la République. Ce « chef-d’œuvre en péril » assisterait à la ruine de sa civilisation, de ses mœurs, sous l’influence d’élites ivres d’abstractions ou d’idéologies tournées vers un présent infini, sans respect pour le passé.

Pour Jean-Yves Pranchère, philosophe spécialiste des Lumières et de la pensée contre-révolutionnaire, il est incontestable que le « grand remplacement » s’inscrit dans le fil d’une contestation du XVIII siècle. « Il y a là un fort rejet, non seulement des dynamiques historiques, mais aussi de l’universalisme, par une définition ethnique, et donc fixe, de la nation. Les Lumières ont pensé de manière tout à fait différente la particularité nationale, elles la définissent comme un patrimoine ouvert, sans qu’il y ait nécessité de filiation ou d’origine commune. Chez Renaud Camus et Eric Zemmour, le “Français de souche” participe immédiatement par sa naissance à l’expérience commune de la nation, ce qui n’est pas le cas de ceux jugés “autres”. »

Dans l’une de ses formules les plus connues, Joseph de Maistre (1753-1821), figure fondatrice de la réaction – dont se revendique Eric Zemmour – écrit dans ses Considérations sur la France «: Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie; s’il existe, c’est bien à mon insu. » De la même manière, Renaud Camus estime que « croire que les peuples puissent n’être que volonté, décision arbitraire, nomination, coup de tampon, c’est la première illusion. ( ... ) Elle procède au demeurant d’une conception bien piètre et bien humiliante de l’homme, dépouillé de tous les attributs qui font sa grandeur et sa spécificité, son caractère unique, irremplaçable ».

La nature bicéphale de la modernité apparaît clairement chez Ernest Renan (1823-1892), auteur consensuel en France. On se souvient de lui comme étant favorable à une « fédération européenne » et attaché à la liberté académique. Le philosophe est surtout dépeint comme l’un des principaux auteurs ayant pensé la nation sur des bases civiques, particulièrement dans sa conférence de 1882, « Qu’est-ce qu’une nation? », où il décrit cette dernière comme un « plébiscite de tous les jours ».

La diabolisation des musulmans

Dans Destin français (Albin Michel, 2018), Eric Zemmour inscrit Renan dans un tout autre courant. Il présente ce discours comme étant avant tout un hommage à « l’héritage » , proche des idées de l’écrivain et homme politique Maurice Barrès (1862-1923). « Le polémiste choisit avec soin les citations qu’il retient, il prend ce qui l’arrange , analyse Jean-Yves Pranchère. Il y a bien chez Renan un thème nationaliste, mais son conservatisme excluait la virulence qui caractérise M. Zemmour. » Le candidat d’extrême droite apprécie la véhémente critique de l’islam et du judaïsme de Renan. Ce dernier considère en effet que la « civilisation sémitique » est incapable de séparer le temporel et le spirituel, livrant juifs et Arabes au despotisme. Cependant, le « juif moderne » se serait défait de l’obscurantisme,

et a en quelque sorte oublié sa religion, tandis que les juifs « non assimilés » en seraient toujours empreints. Pour les musulmans, un tel partage serait impossible. Eric Zemmour s’appuie sur Renan pour l’affirmer. Dans un récent débat télévisé face à l’humoriste comique Yassine Belattar, il reprend l’une de ses formules les plus terribles: « L’islam est la pire chaîne que l’on ait mise au pied de l’humanité. »

Camus considère, lui, que la première préoccupation de cette religion est « l’établissement toujours plus ferme et toujours plus large de son emprise sur le monde, soit par la conversion, soit par la conquête ». Il ne fait pas référence à Renan, mais on retrouve un même rejet en bloc de l’islam. La diabolisation des musulmans est un thème central du « grand remplacement », renouvelant un thème ancien pour répondre sur le mode paranoïaque aux angoisses suscitées par le terrorisme islamiste et aux débats sur le voile.

Tirer à soi Renan permet aussi à Zemmour de revendiquer sur une note positive ce que l’historien israélien Zeev Sternhell (1935-2020) dénonce, notamment dans (Gallimard, 2010) Les Anti-Lumières : le lien qui rattache Renan aux idéologues du nationalisme Maurice Barrès, Charles Maurras et Edouard Drumont. Evidemment, c’est pour des raisons différentes que le candidat d’extrême droite et l’historien du fascisme rappellent l’influence de Renan sur la pensée nationaliste. Pour Sternhell, il s’agit de souligner l’impact de son antisémitisme, de sa critique de la modernité, alors que chez Zemmour, l’objectif est de réhabiliter des auteurs discrédités.

Les figures du nationalisme occupent un rôle déterminant dans la longue histoire qui nous entraîne jusqu’au « grand remplacement ». Avec La France juive, son best-seller antisémite publié en 1886,  Drumont installe l’idée d’une « conquête, une mise à la glèbe de toute une nation par une minorité infime, mais cohésive », en usant de la « ruse » , au moyen « d’un envahissement silencieux, progressif, lent». Entre La France juive et le «grand remplacement », il y a bien la même peur qu’un peuple homogène se dénature au contact d’un . « corps étranger ».

 « Drumont est le père de l’antisémitisme moderne, très actif pour convaincre l’opinion de la culpabilité de Dreyfus, en jouant sur les angoisses françaises d’un pays qui ne s’appartient plus face à une présence étrangère et malveillante sur son sol , précise Grégoire Kauffmann, historien, auteur d’une biographie de Drumont (Perrin, 2008). Il exerce une profonde influence sur Maurice Barrès. Ce dernier innove cependant, si on peut dire, en ajoutant à la haine des juifs la xénophobie visant les immigrés italiens qui s’installent en France à la Belle Epoque. Charles Maurras occupe un autre rôle. Il est davantage un théoricien. Ainsi, son nationalisme intégral repose sur la hantise de ce qu’il appelle les “quatre Etats confédérés”: les juifs, les protestants, les francs-maçons et ceux qu’ils appellent les “métèques”, ou les Français de papier”. Attachés à la tradition, les penseurs nationalistes s’opposent donc au métissage, et c’est ce qui les rapproche du nazisme, même si leurs idées ne sont pas à proprement parler biologisantes. Charles Maurras fera le choix de soutenir activement Pétain et sera jugé coupable de haute trahison à la Libération. »

Contrairement à Eric Zemmour, Renaud Camus ne se réclame d’aucun de ces auteurs. Mais il partage avec eux une obsession du déclin. La laideur s’est emparée du paysage, l’élégance de la langue française se perd. Plus généralement, « la race ne berce plus les siens d’aucun rêve », écrit-il dans Le Grand Remplacement. Entendre par là : les Français ne se soucient plus de défendre leur patrimoine. La décadence s’est emparée de la nation sous l’impulsion d’élites corrompues par « la haute finance internationale » et gagnées à une idéologie délétère, l’égalitarisme. Pour les auteurs nationalistes du début du XX e siècle, la dénaturation de la France se fait par la volonté des juifs et des élites d’enraciner les idéaux républicains dans notre pays. Aujourd’hui, les musulmans sont vus comme les acteurs d’une conspiration mondiale menée « par les princes et par les masses, par les multimilliardaires du pétrole et par les “jeunes” sans emploi», croit savoir Camus.

Les bases du différentialisme

Hier comme aujourd’hui, la démocratie serait un clientélisme au service de minorités. Une partie de la population n’est pas représentée, elle est même soumise. « Pour obtenir les voix des immigrés qui sont déjà citoyens il faut donc leur promettre qu’on se montrera favorable à plus d’immigration (...),  », estime Camus. En ce sens, « on peut dire que le pays n’est plus indépendant; du moins son destin historique est entre les mains de citoyens qui sont étrangers à son histoire ». Eric Zemmour ne dit pas autre chose, lorsqu’il affirme que « les minorités organisées en lobbys tyrannisent la majorité». Après 1945, l’extrême droite est contrainte à un renouvellement idéologique. La fin des colonies et la rapide croissance économique se traduisent par la montée d’une immigration du Sud vers l’Europe. Alors, la peur de la submersion démographique qui était jusque-là davantage du domaine de la fiction, commence à se diffuser.

L’idée de remplacement de la population est exprimée par René Binet, un ancien SS français, qui écrit dans son livre Théorie du racisme (1950) que « la “Révolution” n’a, jusqu’ici, été que l’accession de races inférieures au pouvoir, en remplacement de races supérieures dégénérées ». Camus ne s’inspire pas de ce livre, mais il s’inscrit néanmoins dans ce courant de pensée. Il rend en effet un hommage appuyé à celui qui travailla le plus à développer ses idées, l’essayiste Dominique Venner. Après son suicide en 2013, Camus le décrit comme un « grand intellectuel ». Pour Stéphane François, professeur de science politique à l’université de Mons, en Belgique, et historien des idées, « Venner joue un rôle central, car il se situe à l’avant-garde intellectuelle, il tente de sortir d’un nationalisme étroit par l’adoption d’un pan-nationalisme européen. Il est notamment l’auteur d’Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d’identité [éditions du Rocher, 2002], dans lequel il affirme qu’existe une continuité culturelle en Europe, de la préhistoire à aujourd’hui... On trouve en outre chez lui l’idée que l’immigration est une invasion, que les nouveaux arrivants venus du Sud ne peuvent pas s’intégrer, à cause de leur violence».

Considéré comme le père de l’extrême droite moderne, Venner pose les bases du différentialisme. Cette doctrine, promise à un riche avenir, est une opposition radicale à l’universalisme, elle estime qu’il y a entre les peuples une hétérogénéité irréductible qu’il faut veiller à préserver. En 1966, il affirme ainsi: « En France, l’immigration importante d’éléments de couleur pose un grave problème (...). Nous savons  également l’importance de la population nord-africaine (...) . Ce qui est grave pour l’avenir: nous savons que la base du peuplement de l’Europe, qui a permis une expansion civilisatrice, était celle d’une ethnie blanche. La destruction de cet équilibre, qui peut être rapide, entraînera notre disparition et celle de notre civilisation. » Au sein des réseaux créés par Dominique Venner à cette époque, Alain de Benoist, intellectuel fondateur de la « nouvelle droite », admiré tant par Renaud Camus qu’Eric Zemmour, se fait connaître et affine peu à peu ses thèses.

Mais avant de les aborder, un détour par Birmingham s’impose, car c’est là qu’à la fin des années 1960 la peur de la submersion migratoire trouve un large écho pour la première fois. En avril 1968, lors d’une réunion locale du Parti conservateur, Enoch Powell, l’un des ténors de cette formation, prononce son fameux discours dit « des fleuves de sang ». Il affirme s’inquiéter de la possibilité que « d’ici quinze ou vingt ans, au rythme actuel, les immigrés du Commonwealth et leurs descendants seront 3,5 millions dans [le] pays ». Déjà, en certains endroits, « le sentiment d’être une minorité persécutée croît chez les Anglais ». Seule solution, la « remigration », ce que prônent aujourd’hui Renaud Camus et Eric

Zemmour. Powell disait considérer l’avenir avec effroi, craignant de voir éclater la guerre civile, soit « le Tibre écumant de sang», dit-il en citant un vers de Virgile.

Ce discours, Renaud Camus en a signé la préface dans la traduction parue en 2019 aux éditions de La Nouvelle Librairie (les extraits cités ont été traduits par nos soins). Camus voit en Powell un « formidable visionnaire », « un prophète », titre qu’il accorde également à Jean Raspail, auteur du roman apocalyptique Le Camp des Saints (Robert Laffont, 1973), qui imagine une submersion migratoire de la France. Le livre de Camus Le Grand Remplacement est d’ailleurs dédié à Raspail et à Powell.

Le député conservateur est cependant un étrange prophète, puisque son regard est plus rétrospectif que prospectif: son discours relance l’idée d’un ordre racial global sur le point d’être inversé. Il explique ainsi comment l’un de ses administrés lui a confié que bientôt « l’homme noir aura pris le fouet des mains de l’homme blanc ». Ce renversement des rôles entre le maître et celui qu’il domine est présent dans le dernier livre d’Eric Zemmour. Dans un passage où il revient sur la cérémonie des Césars 2020, il s’intéresse au monologue livré par la comédienne et réalisatrice d’origine sénégalaise Aïssa Maïga contre la sous-représentation des minorités dans le cinéma: « La jeune actrice vindicative réclame un verre d’eau. Un homme blanc la sert. »

Le recours à L’anthropologie

Au moment où Powell prononce son discours, ce que l’on appelle la « nouvelle droite » prend donc forme en France, autour du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), dont la principale figure est Alain de Benoist, et du think tank le Club de l’Horloge, formé par un groupe dissident. En dépit des brouilles et volte-face idéologiques, cette nouvelle droite parvient à diffuser ses idées. « Au milieu des années 1990, j’ai commencé des travaux de terrain auprès de militants frontistes , se souvient Sylvain Crépon, sociologue, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation JeanJaurès. J’ai été très surpris de les entendre employer des concepts anthropologiques. Il n’y avait pas de trace de prétendues supériorités ou distinctions raciales. Ils ne juraient que par la culture. Pour eux, si les peuples se mélangeaient, le monde allait tendre à l’uniformité, et donc au totalitarisme. Ils étaient imprégnés des idées de la nouvelle droite. »

C’est Alain de Benoist qui le premier va chercher chez Claude Lévi-Strauss (1908-2009) un refus du métissage, piochant principalement dans « Race et culture », sa conférence de 1971. Le grand anthropologue dit alors sa crainte de voir disparaître les nations amérindiennes d’Amazonie, qu’il a étudiées, si elles lient des contacts trop étroits avec le monde moderne, avec les autres peuples. Le théoricien de la nouvelle droite va appliquer ce raisonnement aux Européens. Eric Zemmour suit aujourd’hui son exemple. Il ne se contente pas de citer Claude Lévi-Strauss, il écrit également dans La France n’a pas dit son dernier mot: « Qui seront les Indiens dans la France, glorieuse terre d’immigration du XXIe siècle? » Pour Camus, rien de moins qu’un génocide serait donc en cours, plus grave que la Shoah, car il est encore « plus irréversible ». L’immigration est une « contre-colonisation ».

Un large usage est donc fait d’un auteur anticolonialiste tel le psychiatre martiniquais Frantz Fanon. On le transforme en ce qu’il n’est pas: une espèce d’apôtre du « chacun chez soi » identitaire. Le « grand remplacement » fonctionne pour ses propagandistes comme un permis de réécrire l’histoire.



Encadré :

Des écrivains pour légitimer une parole raciste condamnée par la loi


Renaud Camus et Éric Zemmour, dans leur campagne contre le < grand remplacement », campent dans la posture de l’homme de lettres et du polémiste, dénonçant une réalité que, selon eux, la science et la presse ne veulent pas voir. Le mythe de l’invasion migratoire est une tradition littéraire ancienne. Entre 1894 et 1895, le roman L’Invasion noire d’Emile Driant (qui signe sous le pseudonyme de capitaine Danrit) rencontre un vaste succès...

Une œuvre fait cependant référence en matière de littérature sur le «  grand remplacement » : Le Camp des Saints (Robert Laffont, 1973, réédité en 2011), un récit d’une rare violence imaginant une France qui s’effondre alors que débarquent sur ses berges des milliers de migrants venus d’Inde. Dans la préface qu’il signe pour la nouvelle édition, l’auteur, Jean Raspail, un « prophète » aux yeux de Renaud Camus, rappelle que ce roman est également une charge lancée contre la loi antidiscrimination Pleven de 1972. Et s’en prend également aux lois Gayssot (1990), Lellouche (2002) et Perben (2004), soit l’ensemble de l’arsenal juridique punissant l’expression publique du racisme, de l’antisémitisme et du négationnisme. Ce combat contre ces lois est repris par Eric Zemmour et Renaud Camus, tous deux condamnés pour des propos relevant de la haine raciale, et qui contestent ces décisions, au nom de leur vision très particulière de la liberté d’expression.

La « rupture de l’égalité »

« Il y a chez eux l’idée que l’écrivain traduit l’expérience millénaire d’un peuple telle qu’elle est déposée dans la langue. A ce titre, il appartient à une aristocratie autorisée plus que d’autres à s’exprimer. Cette rupture de l’égalité apparaît également dans le primat accordé à l’homogénéité de la nation sur le respect de chacun. La loi ne doit pas entraver la préservation de la nation. La liberté d’expression qu’ils défendent n’est donc pas inspirée du libéralisme politique, mais du nationalisme, avec en creux une incitation à la violence par le rejet des lois et des institutions qui assurent l’égalité », observe le

philosophe Jean-Yves Pranchère. La posture adoptée par Camus et Zemmour traduit aussi des évolutions de l’espace public, comparables à ce qui a pu se produire il y a une centaine d’années, selon Gisèle Sapiro, sociologue, autrice notamment de Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur? (Seuil, 2020). « Sous la IIIe République, les écrivains se trouvent dépossédés par l’essor de ce que l’on appelle aujourd’hui les sciences sociales et de la presse d’information, par opposition à la presse d’opinion, dit-elle. Cette dépossession conduit à une politisation des écrivains, avec des exemples illustres comme celui d’Emile Zola, mais aussi de faux prophètes, tels Edouard Drumont et Charles Maurras. La figure de l’intellectuel est incarnée, depuis Mai-68, par des chercheurs. Associée à la féminisation de la littérature, cette dépossession suscite, chez certains lettrés, un ressentiment qui prend une forme polémique, encouragée par le renouveau des médias d’opinion comme la chaîne CNews. La culture littéraire et la

maîtrise de la langue, illustrées par la verve pamphlétaire, servent à Renaud Camus et à Eric Zemmour pour légitimer une parole raciste interdite dans l’espace public. »