Grisélidis Réal, la putain prodigieuse.
Grisélidis
Réal, chez elle, dans le quartier des Pâquis, à
Genève,
dans
les années 1990.
De l’essayiste Mona Chollet à l’actrice Laure Calamy, elle est souvent citée comme une source d’inspiration. Écrivaine et prostituée – un travail d'utilité publique, selon ses propres termes –, la Suissesse Grisélidis Réal, disparue en 2005, milita sa vie durant en faveur des droits des travailleuses du sexe, au grand dam de certaines féministes. De son expérience de la rue, du deal, de la prison, elle tira un “carnet de bal”, un roman, des poèmes... Des écrits profondément contestataires. L’écrivaine Nancy Huston lui consacre un livre et les éditions Seghers s'apprêtent à publier, le 10 février, son œuvre poétique complète : “Chair vive”.
Longtemps Nancy Huston a détesté Grisélidis Réal. Trop pute, trop soumise aux hommes, trop naïve dans sa quête de l’amour idéal, jugeait de loin l’écrivaine canadienne installée en France. Dans son nouvel ouvrage à paraître le 10 février, Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal (NiL Éditions), elle évoque son ancienne prévention à l’égard de cette flamboyante autrice, autoproclamée « putain révolutionnaire », disparue en 2005. « On eût dit que tu acquiesçais à tout ce que les hommes te demandaient. Tu semblais n’avoir aucun problème pour incarner leur fantasme : la pute au grand cœur, celle qui aime ça, celle qui comprend les messieurs et ne les juge jamais », écrit Nancy Huston la féministe. C’est en lisant tous ses livres (un roman, un journal de prison...) et sa correspondance qu’elle a découvert l’indomptable et inclassable « Gri ». Prostituée, dealeuse, taularde, écrivaine, mère, amante, peintre, poétesse, elle a défendu jusqu’à sa mort le droit des prostituées sans jamais vraiment connaître la gloire. Touchée au cœur par ce destin, Nancy Huston a retourné sa plume dans son essai élogieux. « Je te considère comme un des humains les plus lucides, joyeux, généreux et courageux à avoir foulé la surface de cette planète », écrit-elle. Venant de celle dont l’œil bleu acier a scruté tous les combats des femmes des cinquante dernières années, l’hommage n’est pas mince.
En se ralliant à la cause de Grisélidis, Nancy Huston risque de s’attirer les foudres des abolitionnistes de la prostitution, des Femen, d’Osez le féminisme ! ou encore de La France insoumise. Les féministes des années 1970 ont ignoré Grisélidis Réal, qui les détestait. « Elles nous prennent la parole, nous infantilisent... elles sont pires que le pire des clients », dénonçait-elle alors, comme on peut le voir dans le documentaire de Jacques Malaterre Une courtisane libertaire (2016). À l’époque, les post-soixante huitardes du MLF défilaient derrière le slogan « Nous sommes toutes des prostituées ». En clair, mamans et putains même combat, quel que soit leur milieu social, les femmes subissent la domination patriarcale. Une telle prise de position faisait fulminer la brune impérieuse sous sa toque en fausse panthère : « Une pute se fait payer, c’est un travail d’utilité publique, désagréable mais nécessaire à la société». Prostituée patentée à Genève, elle passait une partie de son temps à Paris, coude à coude avec l’emblématique Ulla, en tête du combat des prostituées pour se débarrasser des souteneurs autant que des moralistes. Elle occupait les églises parisiennes, écrivait à la terre entière et défilait sous le slogan « La prostitution est un acte révolutionnaire, mieux vaut être pute que caissière ». Répétant à longueur d’entretiens : « Nous sommes là pour soulager les souffrances de l’humanité, au fond de la poubelle sociale et en première ligne du mal-être sexuel des prolos et de l’aliénation du mariage. » Libertaire, « personnalité traversée par des contradictions abyssales, elle renversait la position victimaire des prostituées », explique Yves Pagès, patron des éditions Verticales qui a réédité toute son œuvre. Grisélidis Réal brouillait les pistes. L’actrice féministe Delphine Seyrig était une grande admiratrice, et elle avait des adorateurs au journal Libération, alors gauchiste.
Aujourd’hui, de nouveau, les mots de Grisélidis Réal émeuvent et ébranlent les certitudes. Bien avant le tournage d’Une femme du monde, de Cécile Ducrocq, film sorti en décembre 2021 sur une prostituée qui pourrait être la fille spirituelle de Grisélidis, l’actrice principale, Laure Calamy, l’adulait. « Je suis tombée sur un de ses livres par hasard en 2004, et cela a été un choc, raconte la comédienne. Je n’avais jamais entendu une telle voix libre, impliquée, tellurique. Elle m’accompagne dans la vie. » À ses yeux, la vague #metoo n’a pas balayé Grisélidis Réal. « Elle a fait de la prostitution un acte politique et féministe. Pour elle, les femmes disposent de leur corps comme elles l’entendent, c’est très actuel, assure Laure Calamy. Ce qui est beau avec elle, c’est la complexité de sa position. Elle dit bien que c’est un métier violent, difficile, mais elle y met de l’humanité Avec une certaine innocence, elle croit que l’autre est modifiable si on le traite avec humanité» L’écrivaine féministe Mona Chollet se dit, elle aussi, bouleversée par sa compatriote, qu’elle a rencontrée à la toute fin de sa vie, quand elle avait pris sa retraite dans un quartier chic de Genève et vitupérait contre ses voisins qui la toisaient. « Aujourd’hui je ne suis plus du tout d’accord avec son discours sur la prostitution, nous écrit par e-mail Mona Chollet, mais elle reste une autrice et une femme que j’admire énormément pour son écriture intense et sa force contestataire. »
Grisélidis Réal fascine. « Dès qu’on met le pied dans son univers, on est aspiré », témoigne son amie Françoise Courvoisier, qui a édité ses poèmes en Suisse et monté quelques spectacles sur elle au Théâtre de Poche de Genève, dont Combats d’une reine avec Judith Magre. Qui d’autre que l’actrice aux yeux de tragédienne pouvait déclamer les mots de «Gri » : « J’habille mes yeux de poudre noire/ Mon cul d’acrylique/ Mes ongles de vernis couleur sang/ Et mes seins nus de rock'n’roll » ? On dirait du Bashung. Ce n’est pas un hasard si Chloé Mons, la compagne du chanteur décédé en 2009, est aussi une adepte. Antoine Caro, directeur des éditions Seghers, n’avait, lui, jamais entendu parler de la prostitué-écrivaine. Quand Nancy Huston lui a apporté l’énorme liasse des poèmes de Grisélidis Réal, il raconte avoir éprouvé « un choc » et s’être décidé sans hésiter à publier une anthologie de 280 pages, Chair vive, qui paraîtra également le 10 février. De 14 ans à 75 ans, Grisélidis a mis sa vie en rimes. « Dans mes poèmes, je crache mes misères », disait-elle à Igor Schimek, son fils aîné.
Bourgeois, prolétaire, homme ou femme, libéré, frustré, Suisse ou citoyen du monde... Grisélidis Réal semble s’adresser à chacun, tant sa vie et le récit qu’elle en a fait en prose ou en vers percent le fond de l’âme et les bas-fonds de l’existence. Elle accompagne Yves Pagès, le directeur de Verticales, depuis qu’il a découvert ses textes au sortir de l’adolescence dans une revue d’art genevoise, Le fou parle, qui publiait aussi l’écrivain et peintre Roland Topor. Plus tard, devenu assistant à Paris-VIII, il donnait à lire à ses étudiants un livre de Grisélidis Réal édité en Suisse, La Passe imaginaire. « Je ne l’ai rencontrée physiquement qu’à la fin de sa vie, raconte Pagès, mais du jour où j’ai lu son œuvre, je ne l’ai plus lâchée, elle a sûrement déterminé ma vocation d’éditeur. » En vingt ans, il a édité ou réédité tous ses textes. Il les défend avec passion, surtout le Carnet de bal d’une courtisane (Verticales, 2005), qui a bouleversé sa jeunesse. C’est une reproduction intégrale du répertoire professionnel que Grisélidis a tenu jusqu’à sa retraite, à 66 ans. Une sorte de fichier clients classé par ordre alphabétique, un aide-mémoire avec noms, desiderata et tarifs. Entre les lignes affleure la misère du monde et, surtout, celle des travailleurs immigrés transis de solitude dans la capitale des banques, à qui Grisélidis ouvrait sa porte et ses jambes, parfois gratuitement. Yves Pagès parle du Carnet de bal comme d’un « inventaire façon Perec ». Extrait : « Roby, gros cochon, en veut pour son fric, embrasse. Sucer, ne pas décalotter le gland, 100 francs» ; « René 2, homme doux, gentil, cheveux noirs, sucer, baise, 80 francs » ; « Roger 6, vieillard lubrique, chauve, garde son slip le plus longtemps possible, minaude, pelote, baise» ; « Robert 1, Français grisonnant un peu dégarni..., dire des cochonneries... préparer des Kleenex... 150 francs français ». Le dernier client de Grisélidis Réal, en 1995, était « un petit ouvrier espagnol », un habitué de longue date qu’elle surnommait « Allumette », a-t-elle raconté juste avant sa mort, dans la préface de l’édition française du Carnet de bal : « Il fallait s’écraser et lever les jambes à l’équerre jusqu’au plafond pour le sentir entrer et puis éjaculer, en restant bien attentive pour ne pas le rater. Il donnait à l’époque cinquante francs suisses. Ce n’était pas pénible, seulement émouvant, et il repartait tout content, avec un sourire humble et reconnaissant... » Les riches clients déboursaient jusqu’à quatre fois plus pour les mêmes prestations.
Ce carnet noir avait fait hurler les féministes partisanes de l’abolition de la prostitution. Insensibles à l’humanité naturaliste de la prostituée, elles avaient ajouté cet inventaire à leur argumentaire militant. Pire, les prostituées de Genève, sœurs de Grisélidis Réal, avaient envoyé des menaces de mort. « Elles me maudissaient d’avoir cité les prix, a-t-elle raconté, à cause des impôts d’abord et pour ne pas donner de mauvaises idées aux clients qui voudraient baisser les tarifs. » Pour Nancy Huston, ce Carnet de bal est un document inestimable : « Il n’existe pratiquement pas de textes sur la sexualité masculine. Grisélidis, qui a fait l’amour avec 10 000 personnes et en est sortie la tête haute, nous laisse un échantillon de l’humanité incroyable, des plus richissimes aux travailleurs immigrés les plus misérables. Cela met en lumière la réelle sexualité de beaucoup d’hommes qui voudraient que l’acte sexuel soit comme une passe, sans besoin d’être amoureux, d’avoir un enfant, d’être heureux. »
À intervalles réguliers, un écrivain, un éditeur, une actrice ou un metteur en scène tombe sous le charme des mots de Grisélidis. « Jusqu’à l’obsession », confie Coraly Zahonero, sociétaire de la Comédie-Française et fan absolue. Sa vie a changé le jour où, en 2011, elle a lu une longue interview de Grisélidis Réal remise en ligne sur Facebook au moment de l’arrestation de DSK à New York. « J’ai cru entendre une sorcière tant elle résonnait avec l’époque, elle semblait tout connaître de l’âme humaine. » Deux ans plus tard, Coraly Zahonero créait, à Genève, puis à Avignon, un spectacle seule en scène sur l’œuvre de Grisélidis Réal. Au fil du temps s’est constituée une petite armée de passeurs qui entretiennent sa mémoire sous le contrôle bienveillant d’Igor, l’aîné de la prostituée, qui aime à se présenter comme « un fils de pute ». Grâce à lui, des dizaines de milliers d’archives, tracts, textes, poèmes ou photos reposent à la Bibliothèque nationale de Berne, qui a ouvert un département Réal. « Je garde le temple », nous dit Igor sur WhatsApp, depuis l’île grecque venteuse où il a posé son camping-car pour l’hiver. Élevé par ses grands-parents, devenu travailleur social et musicien, il n’a connu sa mère qu’à l’âge de 17 ans, vers la fin des années 1960. Gênée, elle voulait cacher sa vie à ce fils élevé dans les beaux quartiers. Mais il lui a dit : « Mes frères et sœurs ont balancé Je veux lire ce que tu as écrit, je n’ai aucun problème avec ça. » À petites doses, elle lui a donné à lire son autobiographie en cours d’écriture, Le noir est une couleur (première parution chez Balland, en 1974, puis réédité par Verticales, en 2005) .
L’histoire débute comme un conte de fées, à commencer par son prénom, Grisélidis, héroïne d’un conte de Charles Perrault, et sa naissance au pays de Heidi, dans un milieu bourgeois et cultivé. Dans les années 1930, son père, Walter Réal, un agrégé de grec ancien parlant 17 langues, dirige l’école suisse du Caire, puis celle d’Athènes. Gisèle, son épouse, raide dans ses valeurs luthériennes, a lâché son métier de professeur de lettres françaises pour élever leurs trois filles. Le drame survient quand Grisélidis a 8 ans. Walter meurt subitement, à 33 ans, terrassé par une infection due au staphylocoque doré, laissant une famille dans le besoin, sa fille aînée, sa jolie Grizelli, inconsolable. Gisèle réintègre sa famille et, toute à son désir d’élever de futures épouses suisses, leur impose une rigueur digne d’un film d’Ingmar Bergman. Chaque matin, de peur que ses filles n’aient cédé à la tentation de la masturbation, elle instaure un rituel traumatisant : inspection des vagins, jambes écartées sur le lit. Grisélidis, 13 ans, noie sa rage dans l’écriture, au bord du lac Léman. Son premier poème, Le Cycle de la vie, est une ode aux femmes et au chemin de douleur qui les attend, de l’enfance à la mort. Quatre strophes pour les quatre âges de la vie, de l’insouciance : « Jouez enfants, dans la lumière, dit la Vie au rire argentin... », jusqu’aux limbes « Éteignez, vieilles, de l’Existence, et du Refus, le pâle flambeau/ Du cœur fermez la fenêtre... »
À 14 ans, nouvelle épreuve. La tuberculose l’envoie dans un sanatorium et la prive des longues études dont elle rêvait. Dans les années 1930, ni le chancelier Hitler ni la guerre qui s’annonce ne troublent la surface du lac Léman. À 19 ans, inscrite dans une école d’arts appliqués à Zurich où les filles apprennent la peinture sur soie, Grisélidis pose nue pour ne pas mourir de faim. Sa grande beauté brune, orientale, ses traits forcés par une ligne de khôl à la Cléopâtre inspirent les artistes. À 20 ans, vierge précisera-t-elle, elle rencontre un garçon de son milieu, Victor Schimek, qui va décevoir ses rêves de conte de fées. Elle se marie, et sa vie s’enlise aussitôt. Comme dans le poème prémonitoire de ses 13 ans, «Laissez couler, femmes mûres,/ Vos larmes après la haine... Espérez, vous redit la Vie,/ Enterrez vos larmes et vos peines. » Vite divorcée, elle s’aventure dans des amours incertaines et se retrouve bientôt mère célibataire de quatre enfants de trois pères différents, incapable d’assurer les besoins matériels. Igor, Léonore, Boris et Aurélien sont placés dans leurs familles paternelles quand la tuberculose récidive. Nouveau séjour au sanatorium à Crans-Montana, dans le Valais. Grisélidis Réal écrit, peint des dragons, des diables et des sirènes qu’elle vend quelquefois. L’argent manque. Un jour, dans un café, un homme propose un billet de 100 francs suisses contre une fellation, l’équivalent d’une journée à l’usine. Elle a 30 ans, c’est sa première passe.
La suite est un voyage en enfer. En 1961, amoureuse, elle enlève Éléonore et Boris, 6 ans et 5 ans, à leur famille. Elle les entraîne dans un périple extravagant en Allemagne à la suite d’un grand GI schizophrène, censé reprendre des études de médecine à Munich. Bill, noir, beau, malade, violent, l’envoie au tapin pour acheter des légumes et du pain. Période sordide, dans le froid, les coups et le désespoir, racontée en détail dans son unique roman, Le noir est une couleur. Cinquante hommes par semaine, racolés au bord des routes de Nuremberg la nuit, ne suffisent pas à assurer trois repas quotidiens. Grisélidis finit par quitter Bill et se réfugie avec ses enfants dans un campement de Gitans, sa « nouvelle famille tzigane » qu’elle nourrit aussi avec l’argent des passes. La nuit, elle rôde autour des bordels américains. Un autre GI afro-américain, Ronald Rodwell, la séduit et l’initie au trafic de marijuana avec le Maroc. Ils se font prendre. Les enfants sont placés dans un home catholique à Munich, elle en prison. Le premier soir, elle veut se suicider. Ce n’est pas sa première tentative. Seule dans une cellule, elle trouve un peu de calme en lisant Thomas Mann et Stefan Zweig. Elle dessine au stylo-bille, écrit beaucoup, son journal, des poèmes, des cantiques et des lettres à son amoureux Rodwell, qui va bientôt l’oublier. Elle redoute la sortie : «Il faudra reprendre ce métier effroyable de courtisane pour gagner de l’argent pour mes enfants. » En cette année 1963, lors de ses sept mois de solitude, « elle a fait de sa cellule une résidence d’artiste », raconte Yves Pagès, qui publiera son journal de prison, Suis-je encore vivante, en 2008. « C’est le processus même de l’évasion et de la libération par l’écriture. »
De retour en Suisse, Grisélidis Réal continue de courir après l’amour. Amour de ses enfants qu’elle veut récupérer, en vain. Amour déçu pour Rodwell, rentré pour de bon en Amérique. Elle tentera de le rejoindre à Chicago en 1966. Mais il avait déjà refait sa vie. Amour masochiste pour le gigolo Hassine, de dix-sept ans son cadet, le plus violent de tous les hommes qu’elle a connus. Amour impossible avec le journaliste et écrivain Jean-Luc Hennig, qui lui a consacré un livre, Grisélidis courtisane (Albin Michel, 1981 ; Verticales, 2011). Dans les années 1970, Hennig, qui sera plus tard accusé de plagiat et mis au ban pour ses écrits en faveur de la pédophilie, est introduit dans la presse et l’édition. Fasciné par Grisélidis Réal, premier à faire publier son œuvre, c’est son passeur dans le monde des lettres et son confident épistolaire. À cette époque, Grisélidis Réal atteint la quarantaine. Elle veut être publiée. Avec l’aide d’amis et de clients bien placés, elle décroche à Genève une bourse de création qui lui permettra, espère-t-elle, de lâcher le trottoir. Déjà, elle rêve d’« Apostrophes » et de Saint-Germain-des-Prés, mais peine à écrire et à trouver un éditeur. En 1974, Le noir est une couleur finit par paraître chez Balland, c’est un flop. Relégué dans la littérature de gare, catalogué « récit d’une prostituée », le roman qu’elle a mis tant de cœur à écrire passe inaperçu. Blessée, éperdument amoureuse de son gigolo violent, elle se lance à corps perdu dans le militantisme et reprend son vieux métier en fanfare . « Je vous remercie de bien vouloir me réinscrire au registre des courtisanes... », écrit-elle aux autorités de Genève, où la prostitution est légale depuis 1942.
Le noir est une couleur ne trouvera son public que trente ans plus tard, quand Yves Pagès republiera le roman en même temps que le Carnet d’une courtisane. En 2005, Grisélidis Réal, 75 ans, est alors en phase terminale d’un cancer. « Elle a survécu pour vivre ce moment-là, elle est venue à Paris avec ses plus beaux bijoux et une poche de chimio accrochée à ses vêtements, raconte l’éditeur, elle était déjà dans les limbes. » Fardée comme au temps des GI de Munich, Grisélidis vit son heure de gloire tant attendue et en profite pour mener sa lutte pour les prostituées jusqu’à son dernier souffle. « La photocopieuse était son arme de guerre, elle inondait le monde de documents, y compris nous, ses enfants, raconte Igor Schimek. Ce n’était pas notre combat pourtant, on faisait déjà ce qu’on pouvait, et ce n’était pas tous les jours facile avec notre mère prostituée et la stigmatisation sociale qui retombait sur nous. » Mère panthère, prête à tout pour défendre ses enfants mais qui ne les a pas toujours protégés. Mal armés pour la vie normale à laquelle ils aspiraient, Igor, Léonore, Boris et Aurélien ont tracé leur vie comme ils ont pu, admiratifs malgré tout de cette mère tonitruante, qui n’a jamais désarmé. En 2005, invitée de France Culture, elle lançait encore de sa voix nasillarde, joyeuse malgré la maladie : « Mesdames, j’ai été mariée et, pendant toute cette période, je n’ai jamais connu d’orgasme. Mon premier orgasme, je l’ai connu comme pute. » Grisélidis Réal s’est éteinte peu après dans un centre de soins palliatifs en Suisse, où elle a écrit ses derniers textes (Les Sphinx, Verticales, 2006) et ses plus beaux poèmes. Des « chefs-d’œuvre », selon Nancy Huston, en pâmoison devant Prostituées, Mélancholia et surtout Mort d’une putain : Enterrez-moi nue/ Comme je suis venue/ Au monde hors du ventre/ De ma mère inconnue/ Enterrez-moi droite/ Sans argent sans vêtements/ Sans bijoux sans fioritures... La nuit de sa disparition, des gens ont défilé devant chez elle et déboulonné les plaques de sa rue pour la rebaptiser rue Grisélidis Réal. « On s’est aperçu qu’elle avait créé des adorateurs », se souvient son amie Françoise Courvoisier. La prostituée est morte en écrivaine.
Elle avait demandé à être enterrée au cimetière des Rois, à Genève, le Panthéon suisse. Mais la municipalité a renâclé, proposé une concession en banlieue, où elle a été d’abord inhumée, dans un cortège joyeux de prostitués, d’intellectuels parisiens et d’acteurs genevois. En 2008, après de longues négociations entre Igor, ses frères, sa sœur et la mairie de Genève, sa sépulture a été transférée du cimetière des pauvres à celui des notables. Ironie de l’histoire, Grisélidis Réal repose sur la même pelouse que l’écrivain qu’elle adulait, Jorge Luis Borges (1899-1986), et que son pire ennemi, Jean Calvin (1509-1564). Sur la pierre gravée du protestant, juste une inscription : « Partisan avoué des idées luthériennes, il voulut faire de Genève une cité modèle et y instaura une rigoureuse discipline. » À deux pas, dans un carré d’herbe piétinée, une tombe surmontée d’une sculpture évocatrice d’un vagin, constellée de bijoux de pacotille, tubes de maquillage et bouteille de champagne, témoignages de sa postérité. On y lit « Grisélidis Réal, 1929-2005. Écrivain, peintre, prostituée ». C’était le triptyque inscrit sur la porte de son appartement, du temps où elle exerçait au 46, rue de Berne, l’avenue des prostituées dans le quartier des Pâquis, à Genève. Avant de recevoir ses faveurs, les clients passaient devant sa bibliothèque, où trônaient des livres de Cioran et les manifestes de la putain révolutionnaire.