Des
homosexuels aux « Dossiers de l’écran »
A gauche, Jan-Paul
Pouliquen chez lui, aux Mureaux (Yvelines), le
28 décembre 2021. ÉDOUARD CAUPEIL POUR
« LE MONDE »
Ariane Chemin
LES ANNÉES
CLANDESTINES 3|5
Le 21 janvier 1975,
le premier débat de la télé française consacré à
l’homosexualité réunit des écrivains
cultivés, deux médecins, un prêtre, et, face à eux, un député
encore convaincu qu’il s’agit d’une « maladie »
Jan-Paul Pouliquen a tiré le
drap jusqu’à son nez. Seuls dépassent ses yeux, pointés vers le poste de télévision, au bout de
son lit. Les timbales un brin angoissantes de Morton Gould, qui servent d’indicatif au
générique de la célèbre émission « Les Dossiers de l’écran », viennent de
laisser la place à la voix joviale d’Alain Jérôme. Le journaliste présente chaque mardi
soir le magazine de société d’Antenne 2 qui, ce 21 janvier 1975, propose un film tiré du livre Les Amitiés
particulières (1943), de Roger Peyrefitte, une histoire d’amour entre collégiens dans un
internat catholique. Le débat qui suit est intitulé : « Les
homosexuels ». C’est étrange, comme titre, très vague, mais pour cette
première, la télé publique marche sur des œufs : l’émission a déjà été déprogrammée deux
fois. «
Sans plus attendre, je voudrais donner la parole à notre standard SVP et aux
téléspectateurs, qui ont été très nombreux à nous appeler», lance Alain Jérôme dès
le film achevé.
M. Pouliquen – le futur
père du pacs, ce contrat d’union civile voté sous la gauche, en 1999 – est alors
fonctionnaire à la Mairie de Paris. Il a 20 ans et habite un studio dans le 15
arrondissement. Il ne veut pas perdre une miette du débat à venir, mais redoute que
la jeune femme qu’il vient d’épouser s’aperçoive de l’intérêt que lui inspire l’émission.
Alors, il a remonté le drap assez haut pour que son visage ne trahisse pas
son trouble, mais lui permette de regarder le quatuor d’autorités morales sollicitées pour
l’occasion : un prêtre, un endocrinologue, un neuropsychiatre, un député.
L’Eglise. La médecine. La loi. Pour culpabiliser, guérir, punir?
Face à eux, trois
écrivains. Le premier est Roger Peyrefitte. Le deuxième est Yves Navarre, un jeune romancier aux
moustaches très seventies, qui reste tassé dans son fauteuil. Angoissé, comme
souvent? Ou simplement
intimidé? Le troisième, Jean-Louis Bory, est plus flamboyant. Prix
Goncourt 1945 pour Mon village à l’heure allemande, qu’il a écrit à 26
ans, il vient de publier chez Julliard Ma moitié d’orange, confession intime dans
laquelle il évoque son homosexualité. Il est surtout le critique pétaradant de l’émission « Le Masque et la plume », sur France Inter.
Qui imagine, ce soir-là, que Bory se suicidera quatre ans plus tard et qu’Yves Navarre fera de même à l’âge de
53 ans?
Formules rassurantes
« Armand Jammot, le producteur des “Dossiers”, tenait beaucoup à
cette émission, et c’est lui qui s’est battu pour l’imposer », raconte aujourd’hui Alain Jérôme, 85
ans. Jammot, décédé en 1998, était d’abord allé soumettre son idée à l’avant-dernier patron de l’ORTF, Arthur Conte,
qui avait refusé net: « Non, non, on ne peut pas. “Les Dossiers” sont diffusés le mardi, car c’est le soir des enfants. J’ai
un fils de 11 ans. Que vais-je lui répondre s’il veut regarder? » Têtu, Jammot patiente, et lorsque Marcel Jullian,
l’homme qui inventa la télé moderne, fonde Antenne 2, fin 1974, il obtient son feu vert.
Les écrivains présents ce 21 janvier
1975 ne sont pas dupes des critères qui ont présidé à l’invitation. « On avait pris des gens haut de gamme,
parce qu’on s’était dit qu’ils pourraient parler de ces choses sans tenir un langage cru », se souvient Alain Jérôme. « La composition de cette assemblée rend tout à fait compte de l’idée
que la société se fait de l’homosexualité», ironise d’ailleurs Jean-Louis Bory sur le plateau.
Autre constat :
l’absence de femmes. « Il y a une homosexualité féminine, mais la phallocratie
bien connue des Français l’empêche de s’exprimer», ajoute Bory. Quant à l’homogénéité sociale des
invités... « Nous
sommes tous ici des bourgeois intellectuels. Nous sommes des “tantes”, mais,
Dieu merci, nous sommes des artistes », décoche le romancier avec panache. « Le fumier s’épanouit en une orchidée
sublime que les gens peuvent accepter... » Sa voix déborde d’émotion lorsqu’il évoque la lettre d’une employée des postes dont le fils, Patrick, 25 ans, homosexuel, s’est suicidé à force de « cafard ».
Pour préparer le débat, Alain Jérôme, alors âgé de 38
ans, est allé rencontrer Roger Peyrefitte dans son sublime appartement, en lisière du bois de Boulogne. Sur
le marbre des consoles trônent des statuettes de jeunes éphèbes et une collection
d’art érotique que l’écrivain a réunie trois ans plus tôt dans un livre de photographies, Le Musée de l’amour. Alain Jérôme le confie aujourd’hui: à l’époque, il n’a
encore
jamais rencontré d’homosexuel ; du moins
le croit-il, car l’heure est encore aux masques. « J’avais entendu parler d’un, quand j’étais
petit, mais ce n’étaient pas mes fréquentations. » Le journaliste retraité poursuit son récit avec les
réflexes et les mots de son époque: « A mon arrivée chez Peyreffite, je suis accueilli par un domestique,
qui me conduit vers l’écrivain. La porte du salon se referme derrière moi et je
me dis: “Qu’est-ce qu’il va m’arriver?”»
Immense est encore l’ignorance, en 1975. Cette
année-là, L’Express publie un sondage qui demande aux Français si, oui ou non, l’homosexualité est
pour eux une « maladie à guérir » Affirmatif pour 48 % des sondés ; pour
22 %, c’est même une « perversion à combattre ». En 1971, la
journaliste de RTL Ménie Grégoire avait bien tenté de
consacrer une émission à ce sujet. « Homosexualité, ce douloureux problème »,
disait le spot précédant son programme. Le chahut des militantes lesbiennes et
des féministes avait été tel qu’ « Allo Ménie
», enregistré en public, n’avait pu aller à son terme. Quatre ans plus
tard, depuis le standard de SVP en surchauffe, la voix du journaliste Guy Darbois – chargé de la synthèse des appels – annonce que la
question la plus posée par les téléspectateurs est: « Y a-t-il une
explication médicale à l’homosexualité? »
De l’autre côté du « poste », les premiers
concernés ne savent eux-mêmes pas quoi penser. « Mais faut aller se faire
soigner, mon pauvre garçon! » : voilà ce qu’avait lancé sa mère, dactylo,
au jeune Jan-Paul Pouliquen lorsqu’elle avait deviné
son attirance pour les autres adolescents. « Je m’étais dit: “Bah oui, je
suis malade !” », se souvient-il. Ce soir de l’hiver 1975, autre première :
aucun des deux médecins présents sur le plateau ne prononce le mot «
maladie ». Mais ce sont surtout les phrases du jeune théologien Xavier Thévenot
qui résonnent aux oreilles de M. Pouliquen. « Dire: “Marie-toi, ça va s’arranger!”, s’insurge le prêtre, c’est vraiment
le genre de conseil à ne jamais donner à un homosexuel profond. »
Le récent mariage de Jan-Paul
Pouliquen s’est fait sans qu’il le souhaite vraiment. « Mon amie voulait faire
plaisir à son père, dit-il. J’étais très jeune et j’éprouvais des sentiments
que je n’avais jamais connus. Je croyais être amoureux. Sauf qu’une semaine
après notre mariage - et deux ans avant de divorcer - j’ai eu ma première aventure avec un homme. »
C’est lors de cette période troublée de sa vie qu’il passe sa soirée sous les draps, devant « Les
Dossiers de l’écran ». « J’ai le souvenir d’avoir fait
semblant de ne pas regarder, mais ce qui s’y disait me
marquait sacrément. »
Le timbre grave d’un intervenant résonne tout à coup dans la petite
lucarne. Hormis quelques initiés, tout le monde le découvre ce
soir-là. « Je n’avoue pas que je suis homosexuel, parce que je n’en ai pas
honte. Je ne proclame pas que je suis homosexuel, parce que je n’en suis pas fier. Je dis que je suis homosexuel, parce que cela est. »
Son nom est André Baudry. En 1954, cet ancien séminariste a fondé Arcadie, la première association homosexuelle française (lui préférait dire
homophile ). Lunettes épaisses, cheveux plaqués, cravate
impeccable, Baudry est ce soir-là le prince des formules rassurantes. Son
triptyque résume parfaitement son état d’esprit : ne pas rougir, mais ne pas
s’afficher. Bref, rester discret.
« Ça ne s’attrape pas »
Arcadie diffuse une revue « littéraire et scientifique » adressée sous pli discret à ses 30 000 abonnés revendiqués (sans doute un peu moins). C’est plus qu’une grande famille
unie par cette lecture secrète: un club d’habitués et une adresse
parisienne, rue du Château-d’Eau, près de la place de
la République. Devenu professeur de philosophie,
Baudry y reçoit chaque nouvel adhérent de l’Ile-de-France, organise des activités culturelles le mercredi et un bal le dimanche. Un refuge,
pour beaucoup. Mais depuis Mai-68, des militants radicaux ont
créé d’autres mouvements (le Front homosexuel d’action révolutionnaire, FHAR, puis en 1974 les Groupes de libération homosexuelle,
GLH). Ils reprochent à Baudry son conservatisme, son refus
des actions publiques et son aversion pour les « homos » extravertis. Pour eux, Arcadie est déjà une antiquité.
En attendant, lui et les autres font entrer le sujet de
l’homosexualité sur le petit écran. « C’est la première fois que l’homosexualité est montrée à une heure de grande écoute avec un
visage honorable, note Mathias Quéré, 32 ans, doctorant en histoire
contemporaine à l’université Jean-Jaurès de Toulouse et spécialiste du mouvement homosexuel français entre 1974 et 1986. Elle présente ce soir-là un visage bien éloigné de l’imaginaire des années 1960, où l’amendement Mirguet l’avait rangée dans la catégorie des “fléaux”. »
Il est là, justement, Paul Mirguet. Cet ancien résistant et député gaulliste est la figure politique choisie pour dialoguer avec les homosexuels
en fin d’émission. Il veut porter la voix
des « pères de famille » inquiets que cette soirée spéciale ne suscite des vocations. « Chez moi, dans les villages lorrains, il n’y en a pas », dit-il à propos des homos. « Mais enfin, monsieur Mirguet, vous aviez, en Lorraine, un
député homosexuel, et même un ministre!», rétorque Peyrefitte, la mine gourmande. « Ça ne s’attrape pas, l’homosexualité, monsieur Mirguet », ajoute Baudry. Un rire parcourt les invités.
A l’époque, il n’existe pas de mesures d’audience précises, mais le nombre
de téléspectateurs est estimé à 19 millions. La presse se félicite: « Un vent d’air frais est passé », écrit Libération.« Exceptionnel
par le sujet abordé et par le ton », ajoute Bruno Frappat dans Le Monde. L’une des journalistes de l’équipe des « Dossiers », Anne-Marie Labory,
se rappelle que, le lendemain, un assistant de réalisation d’Antenne 2 lui avait confié: « Vous n’imaginez pas le bien que vous m’avez
fait. » Cet « outing » discret
l’avait bouleversée. « Il est mort du sida depuis. »
Une autre personne n’a rien oublié de ce jour particulier
: Jean-Noël Mirande, actuel présentateur du journal du week-end de
France 3 Ile-de-France, alors âgé de 13 ans. « J’insistais pour
voir l’émission, et j’avais senti durant toute la soirée le regard de ma mère
sur moi, confie-t-il. Le lendemain, j’avais
écrit à Jean-Louis Bory
– il habitait dans l’Essonne, son nom figurait dans l’annuaire –, qui m’avait gentiment donné rendez-vous gare Saint-Lazare, à Paris. Il avait l’âge de ma mère. Il
avait passé une heure à m’écouter. C’était la première
personne à laquelle je parlais de ça. »
« Pour ma génération, ce numéro des “Dossiers de l’écran”
est un grand souvenir, conclut Jan-Paul
Pouliquen, désormais marié à un homme. Des années après, dans les associations de militants gay, on en parlait encore. » « Gay », le terme vient juste
d’apparaître aux Etats-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, les slogans semblent bien loin de la prudente philosophie
d’Arcadie. Sur les banderoles qui s’affichent dans les rues, on lit ce mot: « Proudness ». « Fierté ».