Descente dans les« backrooms »du Manhattan

Michel Chomarat, l’un des acteurs de « l’affaire du Manhattan »,
chez lui, à Lyon, le 11 décembre 2021.
PHOTOS: ÉDOUARD CAUPEIL
POUR « LE MONDE »

Ariane Chemin

LES ANNÉES CLANDESTINES 4|5

Interpellés en 1977 dans ce bar parisien, des homosexuels refusent pour

la première fois de faire acte de contrition et utilisent leur procès comme une tribune contre la « répression »


Que personne ne bouge ! » La lumière du projecteur troue l’obscurité de la « backroom », au sous-sol du Manhattan. Elle éclaire crûment les ébats des  clients de ce bar du 8, rue des Anglais, en plein cœur de « la Maube », le quartier Maubert, dans le 5e arrondissement de Paris. Stupeur. Est-ce un nouveau jeu? Une vraie descente de police? « C’était sidérant. On était entre nous, dans la pénombre, et tout à coup  j’entends : “Police !” J’ai  d’abord pensé que les flics étaient là pour une histoire de stupéfiants. Puis la lumière s’est faite... » Le Lyonnais Michel Chomarat se trouvait au Manhattan, cette nuit du 25 au 26 mai 1977. Père communiste, mère catholique : c’est un pur enfant de l’après-guerre. Il a alors 29 ans, travaille pour une entreprise industrielle à Roanne, dans la Loire, et profite d’un déplacement professionnel – un salon de la communication – pour passer le week-end dans la capitale. « Je pense que les policiers se trouvaient depuis un moment au milieu de nos ébats, raconte-t-il aujourd’hui dans son appartement du quartier de

la Préfecture, à Lyon. En tout cas, ils étaient en civil, jeunes et beaux... » Michel Chomarat a 73 ans et on devine qu’il a bien vécu.

A l’époque, Paris s’est mis à la mode américaine des « leather bars», des bars cuir, comme le Daytona, rue Notre-Dame-de-Lorette, ou le Keller, à la Bastille, dont le célèbre billard trouve, paraît-il, d’autres usages que celui auquel il est destiné. Au Manhattan, le dress code du moment, c’est la tenue disco du groupe Village People : perfecto, jean, moustache si possible. Cette nuit du printemps 1977, Michel Chomarat s’est posté vers minuit devant la porte du club, ouvert jusqu’à l’aube. « Tu es qui ? » « Tu viens  de la part de qui ? » C’est le rituel ici : chaque soir, une voix, derrière le judas, questionne le client qui vient de sonner. « O.K., entre! »

Le soutien des intellectuels

 

Inauguré en 1974, le Manhattan se distingue des autres bars en proposant des consommations bon marché. Il faut dire qu’on n’y vient pas pour siroter un Vittel-fraise.  Michel Chomarat s’attarde d’ailleurs rarement au bar et file vite au sous-sol. L’y attendent trois « caves bouillonnantes comme un chaudron d’enfer», détaille un guide parisien de l’époque, séduit par « l’extraordinaire éclectisme racial, social et hormonal de la clientèle ». Michel Chomarat corrige l’enthousiasme du chroniqueur: « Soyons francs. J’adorais, mais c’était glauque, humide; ça puait les poppers et la sueur. »

« Police ! » Le petit commando équipé de lampes torches et d’un projecteur est dirigé par l’inspecteur Duval, « spécialisé dans l’outrage public», précisera par la suite Libération, engagé depuis toujours dans la défense des minorités sexuelles. Toujours selon Libé, l’inspecteur intervient sur « dénonciation ». Les jalousies sont vives entre les patrons de boîte depuis que le monde de la nuit se développe à toute vitesse : en cette fin des années 1970, Paris compte 86 lieux de rencontre gay, sans oublier les 65 saunas.

La brigade des stupéfiants et du proxénétisme a été informée que le Manhattan reçoit « des individus se livrant à des ébats sexuels collectifs». Deux incursions discrètes, au printemps, s’étaient révélées vaines : pas d’« outrage » ces soirs-là. Mais les enquêteurs en avaient profité pour repérer les lieux...

Ce soir de mai, le groupe de policiers (dix inspecteurs, un commissaire divisionnaire) interpelle neuf personnes en flagrant délit d’outrage public à la pudeur, ainsi que les deux cogérants. Sur le procès-verbal, cité plus tard par Libération, cela donne le constat suivant : « Marc et Jean, pantalon baissé, sexe apparent et en érection, se masturbent mutuellement. » Erick et Jean-Paul font de même, mais « individuellement en observant les agissants d’un trio: José suçait la verge de Philippe, tandis qu’il masturbait Michel, qui lui rendait le même service», ont consigné les policiers avec cette sobriété décalée jusqu’à l’absurde. « Oui, ça devait être à peu près ça », sourit Michel Chomarat près de quarante-cinq ans plus tard.


Le voilà menotté et embarqué avec Marc, Jean, Erick, Jean-Paul, Augustin, Luc, José, Philippe au 36, quai des Orfèvres : huit hommes âgés de 22 à 36 ans ; un autre, marié, de 48 ans. « Il y avait un élève infirmier, un employé de banque, un maître nageur, un chef du service des achats d’une entreprise, un inspecteur commercial, un cuisinier et un barman, énumère Michel Chomarat, et puis un autre chef de pub, comme moi, venu pour le salon de la communication. » Lui est de Meung-sur-Loire, dans le Loiret, lit-on dans les archives personnelles de M. Chomarat, ancien conseiller municipal du 1er arrondissement de Lyon, qui a er créé le premier fonds LGBT d’une institution publique française, la bibliothèque municipale de la Part-Dieu.


Après une nuit en garde à vue, les neuf clients interpellés doivent répondre à quelques questions, dûment couchées sur procès-verbal, elles aussi: « Etes-vous homosexuel ? Aviez-vous baissé votre pantalon ? » Le retraité revoit, comme si c’était hier, « l’inspecteur tapant nos réponses sur sa machine à écrire avec ses deux doigts. Toc toc, toc, toc, toc toc toc... C’était ça, les questions qu’on nous posait, avec un ton qui balançait entre une sorte de mépris et beaucoup de gêne ». Les gérants du Manhattan sont poursuivis comme complices, et les clients sur la base de l’article 330 alinéa 2 du code pénal, qui sanctionne « l’outrage public à la pudeur [consistant] en un acte impudique ou contre-nature avec un individu de même sexe » .

Leur procès se tient le 3 octobre 1978 devant la 10 chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, sur l’île de la Cité. Ce n’est pas le premier du genre, loin de là. Mais les audiences se tenaient en général « le matin à 9 heures ou le soir tard, en dix minutes et en catimini» se souvient Me Christian Gury, 71 ans, alors membre et avocat du club Arcadie, première association homosexuelle française. Michel Chomarat se dit qu’il va « perdre [son] job » et n’en « mène pas large » en arrivant au Palais de justice. Là, il découvre « un monde fou, fou ! Des militants tractaient sur notre affaire». Tous les journaux de gauche étaient présents. Seul L’Humanité reste en retrait : pour le Parti  communiste, l’homosexualité est une « déviation bourgeoise ».

Le matin du procès, des intellectuels font paraître un texte de soutien, signé par les philosophes Michel Foucault, Gilles Deleuze ou André Glucksmann, le journaliste et militant Guy Hocquenghem, l’écrivaine Marguerite Duras, le metteur en scène Patrice Chereau, le Prix Goncourt Jean-Louis Bory... Ils sont scandalisés d’un tel « déploiement judiciaire (...) à une époque où l’évolution des mœurs et la tolérance de tous les comportements sexuels librement consentis deviennent des réalités pour toute société démocratique ». La médiatisation est au rendez-vous. La descente au Manhattan devient une « affaire » symbolique. Certains établissent même le parallèle avec l’histoire du Stonewall, un bar gay de New York. Le 28 juin 1969, un raid de la police s’était retourné contre elle: des membres de la communauté gay avaient encerclé les agents, et le quartier s’était embrasé sous la bannière « Gay and proud » («gay et fiers ») des manifestants. Au tour de Paris, désormais.

 

Mobilisation et militantisme

  

Les avocats des prévenus se sentent « plutôt bardés », témoigne aujourd’hui Me Claudette Eleini, qui  défendait l’un des comparses de Michel Chomarat. « Nous avons expliqué qu’il ne pouvait y avoir outrage à la pudeur puisque les policiers savaient où ils mettaient les pieds, que ce lieu était privé et qu’ils s’étaient déguisés façon cuir ! Ils étaient venus débusquer l’outrage à la pudeur, ils ne pouvaient se considérer comme outragés. » Cette féministe de la Ligue du droit des femmes a convoqué un grand témoin, le sénateur radical de gauche Henri Caillavet. Un pionnier: il vient d’imposer au Parlement le premier débat sur la suppression du « délit d’homosexualité ».

« Le procès du Manhattan est un procès de rupture que nous avons utilisé comme une tribune, poursuit Me Eleini. Grâce à la mobilisation des associations et à l’attitude des prévenus, qui ont renversé les rôles, nous mettions en difficulté une justice en décalage sur les mœurs. » Le jugement, rendu deux semaines plus tard, conclut pourtant « à la publicité des actes sexuels et au caractère délibéré de l’exhibition ».

Mais la peine reste symbolique: 500 francs d’amende, sans inscription au casier judiciaire. « Une pierre rose dans l’histoire gay », d’après Libération.

Michel Chomarat et d’autres font appel. En janvier 1980, pour le deuxième procès, la mobilisation s’intensifie. Deux nouveaux poids lourds sont nés quelques mois plus tôt. D’abord, le Comité d’urgence antirépression homosexuelle (Cuarh), un collectif de gauche qui bataille contre les discriminations touchant les homosexuels, y compris dans le monde du travail. Et aussi Gai Pied, un mensuel inventif, nourri par une cohorte d’écrivains de l’époque, fondé par le journaliste Jean Le Bitoux, lequel assure pour Libération la couverture de l’audience.

« D’ordinaire, écrit Gai Pied, le coupable honteux vient [en fin d'audience] bafouiller des promesses d’amende honorable », pendant que son avocat plaide « le moment d’égarement » et demande « l’indulgence du tribunal». Quelques centaines de francs, un petit sermon, et le prévenu « rentrait chez lui avec cette seule pensée : surtout que ça ne se sache pas ». Pas cette fois. En ouvrant les débats, le président du tribunal confie son étonnement: « Faire appel alors que votre peine n’est même pas celle d’un client de prostituées au bois de Boulogne... » L’amende est confirmée. Dopés par cette ébullition, Michel Chomarat et deux de ses comparses se pourvoient en cassation.

 

C’est un exercice déroutant, et parfois dérangeant, de se plonger dans la liste des soutiens à l’abrogation du « délit d’homosexualité ». Elle résume à elle seule la confusion des années 1970, entre combats libérateurs et indulgences aujourd’hui inacceptables. Parmi eux, certains, comme Michel Foucault, René Schérer ou Guy Hocquenghem, font partie d’un groupe de réflexion informel qui milite pour la fin de toute discrimination envers les homosexuels, mais s’interrogent aussi sur l’âge légal du consentement d’un adolescent : ne pourrait-il être abaissé en dessous de 15 ans ? Dans le groupe, un certain Alexandre Rozier, avocat de l’un des inculpés du Manhattan. Quatre ans après le procès en appel, Me Rozier (l’un des modèles de l’écrivain ouvertement pédophile Gabriel Matzneff dans le livre Ivre du vin perdu) a été mystérieusement assassiné au Sri Lanka. Un pays où il se sentait « libre » ?

Le 28 février 1981, le pourvoi de Michel Chomarat est rejeté. « Vous vous rendez compte de ce que ça signifiait pour moi, fils de résistant, neveu de maquisard, d’être condamné par une loi de Vichy? » Jusqu’ici, il n’avait jamais milité pour un parti ou une cause, tout juste participé, six ans plus tôt, dans l’église Saint-Nizier de Lyon, à la révolte des prostituées « contre le harcèlement policier ». Alors que l’hiver touche à sa fin et que la campagne présidentielle bat son plein, il décide de taguer dans les pissotières lyonnaises l’appel à rallier, le 4 avril, la grande marche nationale des droits et des libertés des homosexuels, organisée à Paris. Et distribue des tracts: « Votez François Mitterrand! »