Vanesa Campos, la survie ou la mort

Les conditions des travailleuses du sexe se sont dégradées dans le sillage de
la loi de 2016. La volonté d’abolir la prostitution les force à investir des espaces
reculés comme le coin sans lumière du bois de Boulogne où fut assassinée
Vanesa
Campos.

Par Clyde Marlo Plumauzille Historienne, chargée de recherches au CNRS

La semaine dernière, le procès du meurtre de Vanesa Campos s’est ouvert. Travailleuse du sexe abattue d’une balle dans le thorax au bois de Boulogne dans la nuit du 16 au 17 août 2018, son nom est devenu «le symbole des violences infligées à la communauté de travailleuses et travailleurs du sexe transgenre du bois de Boulogne» (Libération, 17 janvier). A la barre, en qualité de témoin experte sollicitée par la famille de Vanesa Campos,

Giovanna Rincon, présidente d’Acceptess-T, association de défense des personnes trans, témoigne de la situation dramatique des travailleuses du sexe trans dans les bois depuis la loi de pénalisation des clients de 2016 : «Toutes celles qui vont travailler n’ont pas le choix. Elles ont besoin de gagner leur vie et ont intériorisé le fait qu’elles étaient contraintes à prendre des risques pour survivre.» Il y a là quelque chose d’inédit qui se joue à ce procès dont la portée politique est pointée de toutes parts. Les premières concernées ont réussi à prendre la parole sur le sort que la République fait aux travailleuses du sexe, à se réapproprier le récit de la mort d’une des leurs et à faire sortir le meurtre de Vanesa Campos du registre des faits divers.

Au cœur de cette prise de parole, il y a l’insistance sur le présent des travailleuses du sexe dont les conditions se sont particulièrement dégradées dans le sillage de la loi de 2016 et sous l’effet de la pandémie mondiale. Pour Giovanna Rincon, «cet assassinat relève d’un contexte politique et législatif. Ce qui est arrivé à Vanesa est le résultat de la répression accrue depuis 2016».

Cette loi de 2016 est le produit d’une histoire retracée finement par Lilian Mathieu dans la Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution (2014), celle de la conversion du champ politique français à l’abolitionnisme qui définit la prostitution comme une violence sexuelle intolérable dont il convient d’émanciper celles qui y recourent.

Les origines de ce mouvement sont à ressaisir dans l’horizon des combats féministes tel qu’il s’est constitué au XIXe siècle. Ainsi, en Angleterre, au cours des années 1870, les premières luttes féministes contre la prostitution réglementée, qui gagnent rapidement une dimension internationale, participent d’une véritable campagne, sous l’égide de Joséphine Butler, contre l’inique police des mœurs et sa double morale garantissant la «débauche patentée» des hommes et la soumission sexuelle des femmes. Ce combat originel des féminismes contemporains est marqué du sceau de l’ambiguïté : faut-il lutter contre la prostitution ou combattre auprès des femmes prostituées ?

En France, l’abolitionnisme historique, porté par le secteur associatif du catholicisme social, triomphe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec la promulgation de la loi «Marthe Richard» qui abroge partiellement la réglementation policière de la prostitution et ferme les maisons closes et la ratification en 1960, de la convention  pour la répression de la traite des  êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.

Les premières luttes de prostituées avec les occupations d’églises à Lyon en 1975 puis, dans les années 90, l’émergence de collectifs de travailleuses du sexe, soutenue par les associations de santé communautaire issues de l’espace de lutte contre le sida, a pourtant constitué un nouvel espace militant. En son cœur, il y a la promotion de la sécurité et de l’autodétermination des travailleuses du sexe plutôt que la pénalisation de la prostitution comme en témoignent les «cahiers de confidences» mis en place par le Bus des femmes, première association de santé communautaire dirigée par des prostituées en 1990 (1).

Leurs paroles et leurs actes pourtant restent minorés et peu audibles dans l’espace public d’autant que l’irruption sur les trottoirs des grandes villes françaises de prostituées étrangères, très visibles et réputées victimes de réseaux mafieux, permet un nouveau ralliement aux arguments abolitionnistes du champ politique, soucieux de lutter contre l’immigration irrégulière et d’assainir les espaces publics. La loi de 2016 vient de là.

S’appuyant sur le modèle suédois de pénalisation des clients promus par les féministes abolitionnistes, elle répond au souhait du gouvernement Hollande et à son nouveau ministère des Droits des femmes qui déclare alors vouloir «voir la prostitution disparaître». De fait, le travail du sexe disparaît des espaces les plus centraux et les plus visibles sous l’effet de la crainte des clients et des répressions policières. Il peuple dès lors des espaces reculés qui rendent l’entraide et l’autodéfense compliquées comme le coin sans lumière du bois de Boulogne où s’est retrouvée Vanesa Campos pour pouvoir continuer de travailler et où elle a été abattue par une bande de jeunes racketteurs lancés dans une «expédition punitive» contre les «filles du bois».

Les luttes de celles et ceux désignés comme «parias sexuels», les communautés LGBTQIA + et les travailleuses du sexe, sont historiquement marquées par leurs morts tant ces dernières sont éprouvées par un taux de mortalité bien plus élevé que le reste de la population. Loin d’être une fatalité ou une collection de faits divers, leurs morts nous parlent de la place qui est donnée à ces personnes dans la société. Dans la séquence historique ouverte par #MeToo, les travailleuses du sexe restent les invisibles d’une société qui prend lentement conscience des violences dont sont victimes les femmes. Aussi, pour la mère de Vanesa Campos, il est question, avec ce procès, de «faire entendre que toutes les personnes dans la même situation que sa fille ont le droit de vivre en paix et en sécurité», un droit à l’existence, à la dignité et à la libre disposition de son corps qui mérite autant que les autres d’être protégé.

(1) On les retrouve dans l’ouvrage documentaire : le Bus des femmes prostituées. Histoire d’une mobilisation, réalisé par la sociologue Anne Coppel avec Lydia Braggiotti et Malika Amaouche, paru chez Anamosa en 2020.

Cette chronique est assurée en alternance par Nadia Vargaftig, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo Plumauzille etJohann Chapoutot.