« Les Fossoyeurs », enquête sur le business du grand âge
Le journaliste Victor Castanet publie chez Fayard, mercredi 26 janvier, une riche investigation sur Orpéa, le leader mondial des Ehpad et des cliniques. Partant des dysfonctionnements d’un établissement de Neuilly-sur-Seine, près de Paris, il dévoile, témoignages et documents à l’appui, les coulisses dece groupe privé français. Voici quelques extraits de son livre
Depuis son ouverture en 2010, la résidence [Les Bords de Seine, à Neuilly] sert de vitrine augroupe Orpéa. Presque chaque mois, des investisseurs ou de futurs partenaires commerciaux, ont droit à une visite des lieux, habilement guidée. L’idée étant de montrer le savoir-faire de l’entreprise, qui s’apprête alors à devenir le leader mondial de la prise en charge de la dépendance : aménagement des espaces, tenue des lieux, gestion de l’accueil, organisationdes soins, etc
Au-delà de l’image, Les Bords de Seine, comme tous les établissements du groupe, doivent rapporter de l’argent. Beaucoup d’argent. Les tarifs des chambres comptent parmi les plus élevés de l’Hexagone. Aux Bords de Seine, la chambre d’entrée de gamme d’une vingtaine de mètres carrés coûte près de 6 500 euros par mois, et les tarifs grimpent jusqu’à 12 000 euros pour la grande suite avec salle de bains et dressing. 380 euros par jour et par personne, soit six fois le tarif moyen d’un Ehpad. (…)
Saïda Boulahyane [une auxiliaire de vie dont l’auteur a recueilli le témoignage] me raconte qu’elle a travaillé pour plusieurs grands groupes, dont Korian, le deuxième mondial du secteur et le premier français. Dès qu’elle le peut, elle choisit les unités protégées, pourtant réputées les plus difficiles. C’est là que vivent les personnes âgées dites « déambulantes ». La plupart sont atteintes de troubles cognitifs sévères altérant leur humeur, leur mémoire et leur comportement, les amenant parfois à être violentes. Beaucoup d’entre elles sont touchées par la maladie d’Alzheimer. Pourquoi Saïda Boulahyane a-t-elle choisi ce service ? Parce qu’elle a l’impression d’y être utile, tout simplement. Et, chez Orpéa, cela s’est révélé plus vrai que jamais.
« Dès que je suis arrivée dans cette unité, dès que l’ascenseur s’est ouvert, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Déjà, il y avait cette odeur de pisse terrible, dès l’entrée. Et je savais que c’est parce que [les résidents] n’étaient pas changés assez régulièrement », lâche-t-elle. Puis elle poursuit : « Ça s’est révélé être le cas. Je suis restée près d’un an là-bas, et je ne vous dis pas à quel point il fallait se battre pour obtenir des protections pour nos résidents. Nous étions rationnés : c’était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu’il ait une gastro, qu’il y ait une épidémie. Personne ne voulait rien savoir. » (…)
Saïda Boulahyane me détaille les conséquences de ce rationnement. Une toilette était prévue le matin et une autre à 14 heures. Puis, il fallait attendre le soir. Si l’un de ses protégés faisait sur lui dans l’après-midi, elle était contrainte de le laisser dans ses excréments pendant plusieurs heures. Peu importe l’odeur, les conséquences sur sa santé et son bien-être. Nous étions déjà bien loin des attentions des salons feutrés du rez-de-chaussée. (…)
Décidément, l’argent ne fait pas toujours le bonheur en Ehpad. Et certaines familles des Bords de Seine s’en sont rendu compte. Quelques semaines après le début de mon enquête, j’ai pu avoir accès à un document interne signalant les réclamations de plusieurs familles pour les années 2016 et 2017. Elles reflètent assez fidèlement les problématiques de l’établissement que m’ont listées Laurent, Saïda, Yollande, Eléonore [des membres du personnel] et bien d’autres. L’avocat d’une résidente du cinquième étage évoque l’utilisation de nombreux vacataires, dénonce des repas rationnés et parle d’un personnel stressé. La fille d’une résidente du deuxième étage réclame davantage de changes. La famille d’une voisine de palier signale la « perte » de vêtements. Plusieurs autres chambres aux premier et quatrième étages se plaignent, elles aussi, de disparitions d’objets. Certaines réclament des remboursements. Une autre regrette qu’il n’y ait pas d’infirmière de nuit. Une autre, encore, souligne le temps de réponse anormalement long aux appels des malades. Au moins six autres familles se plaignent de soins d’hygiène non satisfaisants. Emergent également des diffcultés dans l’administration des médicaments, la gestion du linge ou encore la qualité de la nourriture.
[D’après l’auteur, ces dysfonctionnements sont avant tout le reflet de la stratégie globale de l’état-major du groupe, soucieux de rentabiliser au mieux ses établissements en contraignant les équipes à limiter les frais. Il révèle ensuite des informations sur la mort, en 2018, de l’écrivaine Françoise Dorin, compagne du comédien Jean Piat.]
Chaque soir, Jean Piat, aussi faible et âgé qu’il était, venait rendre visite à son grand amour, à « la Dorin ». Un taxi le déposait devant la résidence des Bords de Seine. Un déambulateur l’attendait derrière l’accueil pour prendre le relais de cette canne qui ne le portait plus. Il se rendait à pas lents à la chambre de sa bien-aimée et y restait des heures durant, jusqu’après la fermeture de l’accueil et l’arrivée de l’équipe de nuit. Il lui prenait la main et écoutait sa respiration, à défaut d’autre chose ; ses mots, après s’être désarticulés, étaient devenus des borborygmes. Le Grand Piat veillait sur elle, ne se plaignant jamais de rien, ayant un mot pour tous, un sourire pour chacun. (…)
En plongeant dans la biographie de Françoise Dorin et en visionnant des vidéos d’archives, je découvre une femme moderne, lumineuse et drôle, dotée d’une indépendance d’esprit rare. Fille du célèbre chansonnier René Dorin, elle devint l’une des femmes de lettres les plus marquantes des années 1960 et 1970. (…)
Durant les premières semaines de mon enquête, plusieurs familles de pensionnaires avec qui je suis en contact me conseillent vivement de rencontrer sa fille et ses petits-fils, en évoquant une fin de vie effroyable. Tous m’invitent à lire l’avis laissé un an plus tôt (en avril 2018) sur Google par Thomas Mitsinkidès, l’un de ses petits-fils, concernant son expérience des Bords de Seine. Le voici (…) :
« Si vous voulez vous débarrasser des gens que vous aimez, à moindres frais, il y a une place de libre désormais au deuxième étage, à gauche, en sortant de l’ascenseur… Madame Françoise Dorin, écrivain de renom, est rentrée dans cet établissement il y a moins de trois mois. C’est le temps qu’il leur a fallu pour lui faire perdre 20 kilos, et l’usage de la parole. C’est le temps qu’il leur a fallu pour laisser une escarre dégénérer et finir par faire la taille de mon poing. C’est le temps qu’il a fallu pour la mener à un état irréversible. Ho oui ! C’est joli ! C’est cosy même. On vous vantera volontiers la balnéo et le confort des chambres. On vous fera des courbettes et des grands sourires. On vous fera croire que tout est sous contrôle… La vérité c’est que cet établissement à plus de 7 000 euros le mois n’est pas un organisme de santé, mais une entreprise à but lucratif (…). »(…)
Mme Mitsinkidès [la mère de l’auteur du texte] est la fille unique de Françoise Dorin et du mythique comédien Jean Poiret, le premier compagnon de l’écrivaine. C’est une « fille de » qui s’est toujours tenue éloignée des planches et du monde du spectacle. Les projecteurs ne l’intéressent pas. Faire du bruit n’est pas dans son tempérament. Alors que sa mère venait de disparaître, après trois mois de souffrances aux Bords de Seine, elle a pensé un temps à médiatiser l’affaire et à porter plainte, avant de faire machine arrière. (…)« Orpéa est un groupe international. Ils ont une armada d’avocats, des méthodes que je devine très agressives. Je ne faisais pas le poids face à eux », m’avouera-t-elle, tout à fait désolée, la voix noyée par l’émotion. Puis, se reprenant aussitôt : « Mais lorsque votre livre sortira, peut-être que j’en aurai la force. »
(…) Françoise Dorin a été admise aux Bords de Seine le 24 octobre 2017. Si elle souffrait de troubles cognitifs importants, elle se portait bien physiquement, affichant même un léger embonpoint. Le 12 janvier 2018, soit deux mois et demi plus tard, elle décédera des suites d’un choc septique causé par la dégénérescence d’une escarre. Entre ces deux dates, les dysfonctionnements qu’on me rapporte furent nombreux.
Le premier est de taille. Alors que l’on sait que Mme Dorin a déjà souffert d’une légère escarre à la malléole et que c’est donc une patiente à risque, aucun matelas spécifique, dit « anti-escarre », n’a été prévu pour son arrivée. Une escarre est une plaie profonde causée par une nécrose des tissus sanguins. Elle est liée au fait d’être assis ou allongé trop longtemps dans la même position et peut provoquer de très vives douleurs. Un matelas anti-escarre est composé de différentes cellules de bulles d’air qui permettent de soulager la pression sur la peau du patient. (…)
Une aide-soignante qui passe chaque jour faire la toilette de Françoise Dorin remarque, deux semaines après son admission, l’apparition de rougeurs sur la peau fragile de la résidente et le signale à Amandine [un pseudonyme, à sa demande], la maîtresse de maison [membre du personnel], qui préconise alors l’installation d’un matelas « anti-escarre ». Nous sommes aux alentours du 14 novembre 2017. (…)
[La résidence n’ayant pas de matelas de ce type en stock, il faut attendre quarante-huit heures de plus pour en obtenir un et l’installer.]
Le lendemain de sa mise en place, l’équipe du week-end du deuxième étage, composée d’une maîtresse de maison et d’un infirmier, entre dans la chambre de Mme Dorin et se rend compte que le matelas livré est défectueux. C’est Amandine elle-même (…) qui me fera cette révélation (…) : « Ça bipait dans tous les sens ! Le matelas n’avait pas gonflé. La pauvre Mme Dorin était allongée sur de la ferraille. » (…) On imagine difficilement une cadre infirmier laisser volontairement une pensionnaire de cette « importance » sur de la ferraille. Selon toute probabilité, le manque de temps et la désorganisation l’ont empêchée de suivre la procédure jusqu’à son terme. Que personne ne s’en soit rendu compte durant la nuit est un autre sujet, qui nous renvoie à l’épineuse question des effectifs de l’établissement.
(…) En parallèle, l’état de son escarre, qui se situe au niveau du sacrum, se détériore d’heure en heure ; la plaie devient de plus en plus profonde. Pourtant, durant plus de dix jours, personne aux Bords de Seine ne prendra la peine d’en informer la famille. C’est pourtant une procédure des plus élémentaires. (…)
Cette procédure permet, assez logiquement, qu’un regard médical soit porté sur le cas en question, que ce soit par le médecin coordinateur de l’établissement, le médecin traitant du patient ou tout autre médecin que souhaiterait solliciter la famille. Les escarres peuvent dégénérer rapidement, et il faut pouvoir établir un plan de soins adapté. Mme Françoise Dorin n’aura pas cette chance. (…)
Malheureusement, l’escarre ne se résorbe pas. Et, face à cette situation qui empire, une reunion d’information finit par être organisée le 24 novembre en présence du directeur adjoint des Bords de Seine et de la psychologue, afin que la fille de Françoise Dorin soit mise au courant. C’est la cadre infirmier qui la prévient. Mais elle aurait minimisé l’information : « Elle m’a dit de ne surtout pas m’inquiéter, se souvient Sylvie Mitsinkidès. Elle s’est montrée très rassurante en disant que ce n’était pas grand-chose, qu’ils allaient rapidement soigner cette petite escarre, qu’elle s’en occupait personnellement. » Sylvie Mitsinkidès repart donc sur son île bretonne, rassurée. Elle prévient tout de même ses fils vivant à Paris et leur demande d’être vigilants.
A cet instant, le médecin coordinateur de l’établissement n’aurait toujours pas été prévenu. Pas plus que le médecin traitant de la famille. Les aides-soignantes et les infirmiers auraient donc poursuivi leurs soins sans la supervision d’un médecin. Vis-à-vis de la famille, c’est le black-out le plus total. Personne ne les tient au courant de l’évolution de l’escarre. Alors même que, chaque jour, l’un d’entre eux est présent à la résidence, que ce soit Thomas et sa compagne, son frère Julien, ou l’ancienne aide à domicile de Françoise Dorin. Sans parler de Jean Piat, qui continue de se rendre tous les jours à la résidence, entre 17 heures et 21 heures, qu’il vente ou qu’il pleuve.
Pour Sylvie Mitsinkidès, il ne s’agit pas d’un simple défaut d’information, elle préfère parler de « dissimulation » ; plusieurs fois, Thomas posera des questions, sans obtenir de réponse. (…)
Les jours passent, et le mal devient de plus en plus profond. Le 27 décembre, Françoise Dorin est envoyée par l’équipe médicale des Bords de Seine à l’hôpital Beaujon pour valider la pose d’un pansement VAC, un dispositif qui aspire les impuretés d’une plaie pendant plus d’une heure et nécessite l’intervention d’une infirmière extérieure à l’Ehpad. Sa fille, Sylvie Mitsinkidès, assiste au rendez-vous médical.
Ce qu’elle découvre, ce matin-là, la marquera à vie : « L’infirmière de l’hôpital Beaujon soulève le drap, et là, je vois un trou béant, au niveau du sacrum, plus gros que mon poing. C’était terrible. »(…) Même l’infirmière aura un mouvement de recul. Elle se dit choquée par l’état de la patiente et invite Sylvie Mitsinkidès à prendre l’escarre en photo pour conserver une preuve. Aussitôt le rendez-vous terminé, Sylvie Mitsinkidès appelle la résidence des Bords de Seine et demande à parler en urgence au médecin coordinateur. Ce dernier se serait excusé d’emblée, reconnaissant qu’il y a eu des erreurs commises, qu’il n’aurait été prévenu que le 12 décembre, soit un mois après l’apparition de l’escarre, qu’il n’y est pour rien, qu’il est à mi-temps, qu’il va prendre le relais, qu’ils vont trouver une solution.
A son retour aux Bords de Seine, il ne reste plus que deux semaines à vivre à Françoise Dorin. (…) Le 12 janvier, elle décède, après des semaines de souffrances indicibles, à l’âge de 89 ans. Sans un bruit. (…)
Rien ne sera fait. Ni la cadre infirmier ni aucun membre du personnel médical ne seront interrogés. Aucune sanction ni aucun avertissement ne seront prononcés contre ceux qui n’ont pas respecté la « bible » [charte interne, très détaillée, indiquant la marche à suivre en pareil cas]. Les dysfonctionnements ne seront ni analysés ni corrigés. Personne, apparemment, ne tirera les leçons de cette affaire. Les bibles, chez Orpéa, ne répondent qu’à une trinité : celle composée du fondateur du groupe, le docteur Jean-Claude Marian, du directeur général, Yves Le Masne, et du directeur general délégué en charge de l’exploitation, Jean-Claude Brdenk. (…)
[L’auteur décrypte ce qu’il appelle le « système Orpéa », tenu pendant des années par ces trois homes qui ont refusé de répondre à ses questions. Seul M. Le Masne est encore en fonctions. M. Marian, qui a vendu ses actions le 21 janvier 2020, est désormais président d’honneur. M. Brdenk, lui aussi parti début 2020, est aujourd’hui vice-président du premier syndicat des maisons de retraite privées, le Synerpa.Un ancien cadre important, Patrick Métais, ex-directeur médical de Clinéa, la branche « cliniques » du groupe, a accepté, lui, de témoigner. Il évoque notamment de façon très détaillée les méthodes de la haute hiérarchie d’Orpéa pour activer ses réseaux et gagner des parts de marché. Toute une partie du livre, sans lien directs avec les dysfonctionnements signalés aux Bords de Seine, porte sur cet aspect stratégique. L’auteur affirme ainsi qu’Orpéa entretient de longue date une relation particulière avec une personnalité politique majeure.]
Patrick Métais attendra que l’on se connaisse un peu avant de me faire [une] ultime révélation. La première fois qu’il fera référence à cette figure politique par téléphone, il se montrera prudent, m’expliquant seulement qu’Orpéa avait réussi à nouer des relations jusqu’au sommet de l’Etat, avec une figure de premier plan. Il m’invitera un soir à allumer ma télévision et à regarder un programme dans lequel l’homme auquel il faisait référence devait normalement lancer sa campagne à l’élection présidentielle de 2022.
Nous étions le 19 septembre 2019, près de neuf mois après le début de mon enquête. France 2 lançait sa nouvelle émission politique « Vous avez la parole ». Je regardai aussitôt un teaser de l’émission sur mon portable et fus stupéfait de découvrir le visage de l’invité-phare de cette première : Xavier Bertrand !
L’ancien ministre de Nicolas Sarkozy, l’ancien assureur de Saint-Quentin, le président de région tout-terrain, deux fois ministre de la santé (2005-2007, puis 2010-2012), crédité à l’automne 2021 de plus de 15 % d’intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2022, prêt à revêtir la casaque de la droite républicaine…
« Vous comprenez maintenant, Victor, pourquoi on se sentait tout-puissant, chez Orpéa ? On avait le ministre de la santé de l’époque dans notre poche, avance Métais. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Au-dessus, il ne reste que Dieu. Et encore, pas sûr qu’il nous aurait été aussi utile. »(…)
[Xavier Bertrand] a été l’homme fort de la santé durant la période la plus déterminante du secteur de la dépendance : les années 2002-2010, où le marché des autorisations d’Ehpad et de cliniques a littéralement explosé. (…)
A en croire le témoignage de l’ancien directeur médical de Clinéa, Xavier Bertrand ne s’est jamais rendu à aucune commission de développement. Mais régulièrement, en pleine réunion, le docteur Jean-Claude Marian aurait laissé échapper un commentaire permettant à ceux qui étaient au courant de comprendre que le ministre de la santé de l’époque allait être informé d’un dossier. (…)
D’après Patrick Métais, Bertrand est… l’assurance tous risques du groupe : « Quand il n’y avait vraiment plus d’autres solutions, alors Marian faisait appel à Bertrand. C’était la solution de dernier recours. Mais, avec celle-là, on était presque sûr que ça passait. Je pense que, plus encore que sur les autorisations, Bertrand nous aidait à être financés. »
Il faut comprendre le contexte. Pendant toute une période, dans le courant des années 2000, les conseils généraux et les ARH pouvaient valider des autorisations de création d’Ehpad sans avoir encore les financements de l’Assurance-maladie. « Et il fallait attendre deux, trois, quatre ans pour être financés, reprend Métais. La clé, dans ces années-là, c’était vraiment le financement et la place de votre projet dans l’arrêté de classement. Tout notre boulot, c’était de nous retrouver en haut de la liste. Et le ministre avait clairement le pouvoir de débloquer des crédits ou d’accélérer des financements. Le patron de Clinéa me le disait ou Marian le sous-entendait. Il disait : “J’appelle qui il faut”, ou encore : “J’appelle l’assureur !” Je ne sais pas si tout le monde comprenait autour de la table, mais c’est évident que les principaux responsables du groupe étaient au courant. Je savais que Marian avait un accès direct au ministre. Il avait son “06” et déjeunait régulièrement avec lui. Je peux même vous dire précisément où ça se passait. Ils allaient bouffer à La Closerie des lilas. »
Patrick Métais ne sera pas le seul à me raconter ces déjeuners en ville qui réunissaient régulièrement le patron du groupe Orpéa et le ministre de la santé de l’époque, et dont l’existence n’a en soi rien de répréhensible. L’un des plus importants analystes financiers de la place de Paris, qui a suivi le secteur des maisons de retraite pendant plus de cinq ans pour une très grosse banque, me confirmera les propos de Patrick.
A la suite de ces révélations, je décidai de contacter Roselyne Bachelot, qui a été elle-même ministre de la santé sous Nicolas Sarkozy (de 2007 à 2010). Je me rendis chez elle le 8 janvier 2020 et nous discutâmes pendant plus de deux heures. Mme Bachelot, aujourd’hui ministre de la culture d’Emmanuel Macron, m’affirma qu’elle n’était en rien au courant des liens susceptibles d’unir Xavier Bertrand au groupe Orpéa. Mais elle me révéla durant cet entretien trois informations essentielles.
La première concerne la délimitation du portefeuille ministériel de Xavier Bertrand durant les années Sarkozy. Mme Bachelot a été nommée ministre de la santé et des sports le 18 mai 2007 et le restera jusqu’en novembre 2010, soit plus de trois ans et demi. Mais ce que l’on ne sait pas forcément, c’est qu’elle ne s’occupait pas des questions liées au grand âge, à la dépendance, aux maisons de retraite. Tout un pan de la santé lui avait été refusé, ce qui l’avait mise, à l’époque, hors d’elle. « On m’avait dit : “Vous n’avez pas le médico-social, ça reste chez Xavier Bertrand”, qui était alors ministre du travail. Je trouvais ça stupide parce qu’on me demandait dans le même temps de faire une réforme, la loi Hôpital, patient, santé et territoire de 2009, qui a pour but justement de décloisonner le système de santé. Et on ne me donnait pas toutes les clés pour le faire. »(…)
Le deuxième point est bien plus problématique. Roselyne Bachelot, désormais ralliée à Emmanuel Macron, accuse son ancien collègue du gouvernement Sarkozy d’avoir usé de pratiques électoralistes alors qu’il était ministre de la santé : « Xavier m’a fait un de ces coups… Du Xavier tout craché ! Il y a eu deux grands plans de financement à l’époque. Le plan Hôpital 2007 et le plan Hôpital 2012. Le plan Hôpital 2012 couvrait la période où j’ai été ministre de la santé. On dressait une liste de tous les établissements de santé que l’Etat allait financer durant cette période. Sauf qu’en 2007, avant meme l’élection de Nicolas Sarkozy, Xavier a envoyé des lettres sans qu’il y ait aucune étude des dossiers à des tas d’élus en leur disant : “Je vous ai retenu dans le cadre du plan Hôpital 2012.” Quand je suis arrivée au ministère, tous les financements étaient attribués. Il a attribué ces financements n’importe comment, sans aucune étude des dossiers. Il a envoyé des lettres de confirmation qui ne valaient absolument rien sur le plan administratif. » L’objectif recherché est clairement affiché. Les dossiers sont triés. Choisis. (…)
La dernière révélation de Roselyne Bachelot permet de mettre en lumière les pouvoirs discrétionnaires dont jouit un ministre de la santé en France. « Il y a une tradition qui veut qu’il y ait une certaine part des autorisations de création d’établissements de santé qui reste entièrement à la main du ministre, m’avoue-t-elle. Et pour être précis avec vous, elle s’appelle la liste du ministre dans le secteur sanitaire. Vous pouvez la retrouver dans les archives du ministre, s’il veut bien vous y donner accès. Mais pas dans les archives du ministère. »(…)
Bien évidemment, j’ai contacté Xavier Bertand pour obtenir sa version des faits et lui donner la possibilité de répondre aux différentes interrogations soulevées par les témoignages de Patrick Métais, l’ancien directeur médical de Clinéa, et de Roselyne Bachelot, l’ancienne ministre de la santé. (…)
[M. Bertrand répond par écrit à l’auteur, assurant avoir respecté les procédures, et contestant tout lien privilégié avec Orpéa :] « Si j’ai déjà rencontré M. Jean-Claude Marian, comme je rencontrais à cette époque de nombreux acteurs du monde de la santé et du monde médico-social, il n’est pas un ami et je n’entretiens aucune relation spéciale avec lui.
Vous utilisez à de nombreuses reprises dans vos questions le terme d’“aide” qui aurait pu être apportée au groupe Orpéa. Il n’est pas question d’aider qui que ce soit, mais de faire en sorte que les projets présentés aboutissent dans le strict respect des procédures et en lien étroit avec les élus et les collectivités territoriales, notamment départementales pour la question du financement.
Ce que vous appelez “liste du ministre” n’était qu’un simple processus mis en place avec la CNSA [Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie] destiné à relayer les demandes des élus que reçoit tout ministre et destiné à financer des places dans un Ehpad ou à boucler un budget de construction, jamais de financer intégralement un établissement, ce qui aurait été impossible sans les contreparties des collectivités, en particulier des départements. (…) » (…)
Afin d’aller au bout de mon travail d’enquête, je formulai alors [à l’intention de M. Bertrand] une nouvelle série de questions, lui donnai un délai supplémentaire de deux semaines pour répondre afin de donner toute sa place au contradictoire, lui proposai de nouveau une rencontre et lui demandai une nouvelle fois s’il serait d’accord pour que je consulte les fameuses « listes du ministre » rédigées à son époque. Je ne reçus aucune réponse à ce dernier mail.
(…) Si le groupe Orpéa a officiellement ouvert sa première maison de retraite en Charente-Maritime en 1989, son premier gros coup, qui va véritablement le faire changer de catégorie, s’est déroulé dans l’Aisne au début des années 1990. Le groupe, ne possédant alors qu’une petite dizaine d’établissements dans toute la France, va obtenir, en quelques mois, la gestion de sept Ehpad dans le department d’élection de Bertrand : à Saint-Quentin, Soissons, Fère-en-Tardenois, Château-Thierry, Beaurevoir, Hirson et Tergnier. Des établissements qui ont tous ouvert dans le courant des années 1990.
L’apporteur d’affaires d’Orpéa dans le nord de la France, l’incontournable Jean-François Rémy, avec qui je me suis entretenu à plusieurs reprises, me confirmera avoir été au courant des liens étroits qui existeraient entre le groupe et l’ancien ministre de la santé. « Je savais qu’ils étaient très très bien avec Xavier Bertrand, certifie-t-il. Quand vous reprenez le nombre d’Ehpad et de cliniques qu’ils ont obtenus dans le département de l’Aisne, dans le 02, où Bertrand a fait sa carrière politique… Tout le monde le savait et tout le monde le disait. »
Les Fossoyeurs
de Victor Castanet
Fayard, 388 p., 22,90 €