« Simplifier » le train pour décarboner  

par Philippe Bernard  

 

Lorsque la guerre fait rage aux portes de l’Union européenne, que la violation des frontières  de l’Ukraine et les menaces de Vladimir Poutine projettent brutalement l’Europe dans un  monde que l’on pensait réservé aux livres d’histoire, tout le reste semble dérisoire. La  campagne de l’élection présidentielle française, déterminante pour l’avenir du pays, tourne à vide.  
Pouvoir d’achat, climat, santé, emploi, inégalités, immigration…  

Il faut pourtant bien que se poursuivent les débats démocratiques qui, désormais surplombés par la  crainte d’un conflit armé, continuent d’agiter la société française, d’autant que la plupart d’entre eux  entrent directement en résonance avec les événements d’Ukraine.  

Nécessité absolue dans un monde que l’on souhaite en paix, la décarbonation de l’économie suppose un débat ouvert sur des propositions pragmatiques plutôt que des querelles théologiques entre écologistes. Le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, en fait une : doubler en dix ans la part des voyageurs et des marchandises transportées en France par le train. Celle-ci plafonne aujourd’hui à environ 10 %.  

Pour atteindre son objectif, M. Farandou insiste sur les investissements à consentir pour le renforcement des infrastructures et en appelle à l’Etat. De fait, sans avènement d’un transport ferroviaire fiable, ponctuel et confortable, au maillage territorial resserré, les discours sur le « retour du  
train » risquent de rester lettre morte. Mais le patron de la SNCF est moins disert sur l’investissement à consentir par l’entreprise ferroviaire nationale pour nous « faire préférer le train », comme s’y engageait son slogan publicitaire des années 1990. Un objectif en vue duquel la marge de progression de la SNCF est considérable.  

Or, il se trouve que l’objectif de conquérir les cœurs et les portefeuilles de deux fois plus de voyageurs est a?ché au moment même où la nouvelle application SNCF Connect, lien crucial de l’entreprise avec les usagers du train, connaît un quasi-crash industriel.  

Présentée comme « l’application qui simplifie tous vos trajets », comme un « guichet numérique unique » mettant fin à la jungle des services en ligne de la SNCF, le nouveau bijou technologique fait  s’arracher les cheveux de nombre d’usagers. Billets achetés antérieurement introuvables, QR code fournis n’ouvrant pas les portillons, di?culté pour annuler un billet et, surtout, apparition répétée de la  mention : « Une erreur de type inconnu s’est produite. Merci de renouveler votre demande  ultérieurement. »  

Ces bugs pourraient n’être que des défauts de jeunesse vite corrigés. Mais flotte le soupçon d’une erreur de conception. Alors que toutes les grandes compagnies ferroviaires ou aériennes – et les applications concurrentes de la SNCF comme Trainline – vous demandent en premier lieu d’indiquer votre point de  
départ et celui d’arrivée, SNCF Connect propose une barre de recherche unique à la façon de Google. Vous êtes censé y taper seulement votre destination. Mais si vous tapez naïvement « Paris-Marseille » puis sur la touche « Entrée », le système vous propose de vous rendre rue de Marseille à Paris. 
Bizarrement, le point de départ n’est demandé qu’ensuite. En voulant mêler fonction de recherche d’itinéraire et vente de billets de train, le nouveau site brouille les pistes et a peu de chances de « vous faire préférer le train ».  

Drôle et ravageur, le long fil publié sur Twitter par les graphistes du Web Marie & Julien dénonce les  effets de mode et les tests contestables qui ont conduit, selon eux, à « proposer des choses que les clients  ne demandent pas » et à passer à côté de leur véritable demande : la simplification. Les réponses  apportées par la SNCF au mécontentement des usagers de SNCF Connect peuvent agacer : si « certains »  ne trouvent pas le nouveau site « intuitif du premier coup », c’est qu’ils ont besoin d’« être  accompagnés », leur répond-on avec une nuance de mépris. « Si c’est déroutant, c’est que c’est raté », rétorquent les graphistes.  

 

Fermetures de guichets  

 

Avec 2,5 millions d’utilisateurs quotidiens et 400 000 billets vendus par jour, le site de la SNCF, présenté comme le numéro un français de la vente en ligne, n’a pas le droit à l’erreur. En raison de sa situation de quasi-monopole, à cause aussi de l’habitude bien française de « taper sur la SNCF ».  

 
Mais les ratés de SNCF Connect, qui font d’ailleurs le bonheur de ses concurrents, ne sont que la dernière  manifestation en date de l’incapacité du transporteur à répondre à la demande de simplification du  public. Depuis au moins trois décennies, tous ses patrons n’ont cessé de promettre de "simplifier »  l’accès au train tout en multipliant les tarifs, en rigidifiant les conditions d’utilisation et en changeant  sans cesse les règles d’utilisation des cartes de réduction et de remboursement de façon à ce que ni les usagers ni même son personnel n’en maîtrisent la complexité. La dernière « simplification » de la carte voyageur 28-59 ans permet des réductions « en semaine mais seulement si vous voyagez avec un  enfant ».  

Alors que se multiplient les fermetures de guichets tenus par des humains et que l’accessibilité des handicapés peut s’avérer problématique, les « relations client » de l’opérateur ferroviaire ne paraissent guère propices à la réalisation des ambitions de M. Farandou. Déjà, la liberté tarifaire donnée aux  
régions peut transformer en épopée l’achat d’un billet combinant TGV et TER, donnant un avant-goût  des voyages à venir sur un réseau ouvert à la concurrence. Pourtant, si le transport ferroviaire a son rôle à jouer dans la décarbonation de l’économie, il n’y parviendra pas en désespérant ses usagers, plutôt en  réinventant tous les avantages du voyage ferroviaire, en le popularisant et en évitant de transformer en  gymkhana l’achat d’un billet.  

 

27/02/2022