Quand les médias se moquent du monde
Faudra-t-il qu’une guerre mondiale éclate pour que les grands médias audiovisuels français questionnent les candidats à l’élection présidentielle sur la politique internationale ? L’insistance sur les contraintes liées à la mondialisation a beau être devenue obsessionnelle, le traitement accordé aux autres pays n’a cessé de se dégrader — en temps comme en qualité.
par David Garcia
Tony Oursler. – « P_oS », 2015
Courtesy Tony Oursler Et Galerie Lehmann Maupin, New York, Hongkong, Séoul et Londres.
Présenté par Gilles Bouleau, le « 20 heures » de TF1 du 17 septembre 2021 est entièrement consacré à la mort de Jean-Paul Belmondo. Quarante-sept minutes sur les cascades et les répliques-cultes de l’acteur français. Déjà adepte d’un traitement minimaliste de l’information internationale, la première chaîne de télévision se claquemure, ce soir-là, dans son pré carré national. Ce n’était pas la première fois. Trois décennies plus tôt, le 9 novembre 1991, la chaîne du groupe Bouygues consacra une « édition spéciale » à la disparition d’Yves Montand, autre grande vedette du cinéma hexagonal. « Prise par l’émotion, il me semblait difficile de passer d’autres sujets, d’autant (…) que l’actualité était plutôt creuse, et il se trouve que le public nous a donné raison. Ce choix a été un bon choix puisque l’audience a été record : 34 points et 55 % de part de marché », triomphait Claire Chazal, alors présentatrice des « JT » (journaux télévisés) du week-end sur TF1 (1).
Actualité « creuse », vraiment ? Sur fond de désintégration latente de l’URSS, le président russe Boris Eltsine imposait l’état d’urgence aux Tchétchènes le 8 novembre 1991, préfigurant les conflits du Caucase postsoviétique. Tandis qu’en Bulgarie un gouvernement sans communistes était formé pour la première fois depuis 1944… Mais la Tchétchénie est une province lointaine. Et qui se soucie du sort des Bulgares ? Les résultats d’audience semblent donner raison à TF1. En 2021, avec une moyenne supérieure à six millions de spectateurs, le « 20 heures » de « Télé Bouygues » est toujours le plus regardé, et… le moins ouvert sur l’étranger.
L’actualité internationale est devenue un angle mort du paysage audiovisuel français. Du 17 au 30 avril 2021, par exemple, nous avons recensé les sujets faisant l’ouverture des « JT » du soir de TF1, France 2, France 3, Arte et M6. Pendant cette quinzaine de jours, TF1, France 3 et M6 ont « ouvert » une seule fois sur l’étranger — le 17 avril, lors des obsèques du prince Philippe, l’époux de la reine Élisabeth II. Réputées drainer une forte audience, les péripéties de la famille royale britannique aimantent les « JT ».
Omniprésent, le coronavirus fait l’objet de six ouvertures sur M6, huit sur TF1 et neuf sur France 3. Trois faits divers ont mobilisé l’attention de ces rédactions : l’enlèvement d’une enfant de 8 ans (TF1 et M6, deux fois ; France 3, une fois), le meurtre au couteau d’une policière (TF1, une fois ; France 3, deux fois ; M6, trois fois) et l’assassinat antisémite de Sarah Halimi, commis en 2017 (TF1, une fois). Les pérégrinations du spationaute français Thomas Pesquet font l’unanimité (une entame sur chaque chaîne).
La chaîne publique France 2, réputée pouvoir échapper aux logiques de la publicité et de l’Audimat, accorde une place légèrement supérieure aux thématiques internationales. Outre l’hommage obligé au défunt royal britannique, la condamnation du policier reconnu coupable du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd ouvre le journal du 21 avril. Quatre jours plus tard, Laurent Delahousse introduit un reportage sur la « situation chaotique de l’Inde, dépassée par la crise sanitaire ».
« Arte journal » se distingue nettement de ses concurrents privés et publics en ouvrant quatorze jours de suite sur l’actualité internationale. Avec sept cent mille spectateurs en moyenne, le « JT » de la chaîne franco-allemande est le moins regardé des cinq chaînes généralistes étudiées ici. De quoi confirmer que l’actualité en dehors de l’Hexagone ferait fuir le téléspectateur ? « Il faut le constater — les audiences nous le montrent : il n’y a pas une grande appétence de nos concitoyens pour ces sujets », tranche Christopher Baldelli (2), directeur délégué, puis général, de France 2 entre 1999 et 2005. La deuxième chaîne française, racontait-il devant la commission des affaires européennes du Sénat, avait « décidé de commencer systématiquement le journal de 20 heures par un thème de dimension internationale, quoi qu’il se passe en France. On a tenu moins de six mois ».
Tony Oursler. – « ur0 », 2015
Courtesy Tony Oursler Et Galerie Lehmann Maupin, New York, Hongkong, Séoul et Londres.
Le président actuel de Public Sénat évoque ici un moment de bascule. En 1998, Claude Sérillon redevient présentateur du « 20 heures » de France 2. Avec l’appui du directeur de l’information Pierre-Henri Arnstam, il revalorise la place de l’international au sein de la chaîne. Pur produit du service public audiovisuel, Sérillon reprend aussi les rênes du magazine « Geopolis », qu’il avait créé au début des années 1990. « Engagé en faveur des pays en voie de développement, le président de France Télévisions de l’époque, Hervé Bourges, me propose d’animer une émission de politique étrangère hebdomadaire », relate le journaliste. L’actualité d’un pays est mise en perspective à travers des archives et des reportages. Vingt ans après son éviction brutale du « 20 heures », Sérillon conclut : « Nous avions éthiquement raison, mais économiquement tort. Avec une ligne éditoriale mettant en avant l’économie, le social et l’international, le journal est descendu à 21 % de part de marché. »
Sa patronne de l’époque, Michèle Cotta, confirme le diagnostic : « L’audience du “20 heures” ne cessait de chuter. J’ai dit à Claude Sérillon d’arrêter d’ouvrir sur l’international. C’était devenu trop systématique. En tant que directrice générale de France 2, je ne pouvais accepter de voir l’audience du journal baisser jusqu’à 19 % », assume l’ancienne journaliste et directrice générale de France 2. Également présentateur du « 20 heures » à cette époque, Bruno Masure se rappelle l’« obsession de l’Audimat, minute par minute, aux étages supérieurs de la direction ». Arnstam et Sérillon s’exécutent. En septembre et octobre 1998, le journal du soir ouvrait vingt et une fois sur l’international. Le nombre était tombé à cinq en janvier-février 2001 (3).
Quelques mois plus tard, Sérillon, jugé trop caustique par le premier ministre socialiste Lionel Jospin, est remplacé par un journaliste de LCI, filiale du groupe TF1. « David Pujadas était moins tourné vers l’international, et davantage vers la politique intérieure française », admet Cotta. « Les Bouygues ont longtemps maintenu un certain niveau de politique étrangère », prétend celle qui avait précédemment dirigé l’information de TF1 au moment de la privatisation de la chaîne, en 1987. Ce fut vrai la première année surtout… Le 9 novembre 1989, à 20 heures, « TF1 est la seule chaîne du monde à ne pas ouvrir son journal par la chute du mur de Berlin », relèvent Christophe Nick et Pierre Péan dans leur livre-enquête TF1, un pouvoir (4). Le présentateur-vedette Patrick Poivre d’Arvor avait préféré démarrer son édition en traitant d’un vol de tableaux à Paris, au musée Marmottan.
« À Nice, ils en ont marre du Kosovo »
Au « JT » de 13 heures, l’évolution est plus rapide, plus radicale aussi. Promoteur fervent de l’information dite « de proximité », Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, boute l’actualité internationale hors de son journal. Dans ses Mémoires, il fait acte de contrition pour s’être laissé aller à couvrir avec une intensité coupable la guerre du Kosovo, au printemps 1999. « À force d’enchaîner les reportages dans cette zone tumultueuse de l’ex-Yougoslavie, nous avions fini par perdre un peu le fil avec l’Hexagone, tant et si bien qu’un jour Gabriel Natta [correspondant régional] m’avait téléphoné : “Tu sais, à Nice, ils en ont un peu marre ! Ils disent que ça commence à faire beaucoup, trois semaines sur le sujet” (5)… »
À son apogée, Pernaut rassemblait sept à huit millions de téléspectateurs, bien plus que France 2. Fin 2020, il passe la main à Marie-Sophie Lacarrau, transfuge de la deuxième chaîne, où elle présentait le « 13 heures », copie conforme du « JT » de TF1… L’esprit du journal n’a donc pas varié d’un iota depuis. Florilège de reportages diffusés dans l’édition du 14 avril 2021 : « La pêche à la truite, en Lozère, au lac du Moulinet » ; « Au Puy-en-Velay, la fierté locale, en plus des lentilles bien sûr, c’est la dentelle. On pense à nos grands-mères. » Pas un mot sur l’international en quarante-trois minutes ce jour-là. Comme d’habitude.
La mondialisation néolibérale aurait-elle à ce point écrêté les décisions politiques et économiques qu’informer sur l’étranger aurait, paradoxalement, perdu toute utilité ? Il fut un temps où le « 13 heures » de TF1 se faisait l’écho du tumulte planétaire. Marie-Laure Augry a coprésenté cette édition avec Yves Mourousi dans les années 1980. « Le “13 heures” de TF1 abordait presque toujours un ou deux sujets de politique étrangère », se remémore-t-elle. En 1976, Mourousi interviewait pendant quarante minutes le numéro un soviétique Leonid Brejnev au Kremlin. Imagine-t-on Lacarrau interroger M. Vladimir Poutine entre le Loto du patrimoine et les conséquences du gel sur l’arboriculture ?
« Axée des années 1950 au début des années 1980 sur le suivi de l’actualité institutionnelle des États — on parlait d’ailleurs de politique étrangère —, [l’information internationale] est de plus en plus composée d’autres éléments majeurs : les conflits meurtriers (guerres, attentats, etc.), les faits divers ou les drames humains, les célébrités, les histoires “amusantes” ou “décalées”, les “belles images” ou les “images spectaculaires” », résume le sociologue Dominique Marchetti (6). Étienne Leenhardt a été un acteur central de cette « fait-diversification ». Correspondant de la deuxième chaîne à Washington, puis à Londres, dans les années 1990, chef du service « enquêtes et reportages » depuis 2008, il supervise l’actualité internationale. Il nous reçoit dans son bureau pavoisé aux couleurs de l’Union Jack et où s’affiche un drapeau commémoratif du mariage de Meghan Markle et du prince Harry, en 2018.
Tony Oursler. – « Xes », 2015
Courtesy Tony Oursler Et Galerie Lehmann Maupin, New York, Hongkong, Séoul et Londres.
Convoquant le souvenir de glorieux anciens — Georges Bortoli, spécialiste du monde soviétique, éditorialiste de politique étrangère sur la deuxième chaîne pendant des décennies, et Jean-Loup Demigneux, ancien correspondant de TF1 à Washington et à Berlin —, Leenhardt insiste sur le caractère suranné de leur pratique : « Ces experts déroulaient leurs éditoriaux de politique étrangère en plateau, sur un ton solennel. Cela ne passerait plus aujourd’hui, sur la forme comme sur le fond. » Sus aux experts en diplomatie, le « diplo », dans le jargon journalistique. Correspondant de la deuxième chaîne à Jérusalem de 1981 à 2015, Charles Enderlin est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et de plusieurs documentaires de référence sur le conflit israélo-palestinien. Pour Leenhardt, Enderlin était lui aussi un « éditorialiste » d’un autre âge, trop dans l’analyse, pas assez reporter. « Ne fais pas de “diplo” ! », lui intimait le chef de service de France 2. « Traduction : ne pas trop expliquer la situation politique », précise Enderlin dans ses Mémoires (7).
Plus à même de retenir le public, les séquences animées de cartes et d’images ont remplacé les plateaux d’experts. « Un traitement approprié permet de garder les téléspectateurs. L’international ne fait pas baisser l’audience », nuance en septembre dernier Leenhardt, étude « récente » de France Télévisions à l’appui. Elle indiquerait que 30 % des téléspectateurs souhaitent être informés sur l’étranger, contre 60 % sur les questions de sécurité et 55 % sur le pouvoir d’achat. Mais ces réponses correspondent-elles vraiment à leurs préférences lorsqu’ils sont devant leur récepteur ?
Le 16 septembre 2020, la nouvelle présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prononce son premier discours annuel sur l’état de l’Union. Ni TF1 ni France 2 ne jugent utile d’en traiter dans leurs « JT ». « En termes d’image, un discours d’Ursula von der Leyen n’est pas la chose la plus excitante qui soit », justifie Leenhardt. « Hormis France 24 [et la chaîne RT France, qui lui a consacré un sujet de sept minutes], aucune chaîne ne l’a diffusé », regrette Mme Aurore Bergé, députée La République en marche des Yvelines. « Les institutions européennes sont sous-représentées dans les journaux télévisés », ajoute-t-elle. « Seuls 3,6 % des sujets des journaux télévisés ont été consacrés à l’actualité propre à l’Union européenne entre 2015 et 2020 », constate une étude de mai dernier (8).
Présentatrice de l’émission « Avenue de l’Europe » sur France 3 jusqu’en 2019, Véronique Auger a dû ferrailler pour maintenir à l’antenne un magazine consacré aux questions européennes. « À l’époque où elle était directrice de l’information de France 2, se souvient-elle, Arlette Chabot répétait sans cesse : “L’Europe emmerde tout le monde.” » Fidèle à sa réputation de franc-parler, Chabot, directrice de l’information de France 2 de 2004 à 2010, assume ses convictions : « L’Europe, c’est très institutionnel, la télévision n’arrive pas à couvrir l’actualité du Parlement européen. Pas facile d’y expliquer les enjeux complexes des sommets européens. » France Télévisions accrédite deux journalistes à Bruxelles, contre quinze pour l’ARD (première chaîne publique allemande), quatorze pour la Deutsche Welle (service international de diffusion radiophonique et télévisuelle de l’Allemagne) et six pour la ZDF (deuxième chaîne publique allemande) (9).
Chabot ne fait pas mystère de son manque d’appétence pour les questions diplomatiques. « Le “diplo”, c’est chiant, comme la tambouille politicienne intérieure et… Le Monde diplomatique », lâche-t-elle avec ironie.
Dans les années 2000, France 3 diffusait une émission consacrée aux questions européennes. Présentée par Christine Ockrent, « France Europe express » milita pour le « oui » au référendum relatif au traité constitutionnel de 2005. Au point d’embarrasser même le très fédéraliste François Bayrou. « Je voudrais — parce que vous êtes autant en cause que les responsables politiques — qu’on n’ait pas le sentiment qu’il y a une France des puissants qui s’est mise entièrement d’accord », lança-t-il à la présentatrice et à son acolyte Serge July, trois mois avant le verdict des électeurs (10). « Peut-être a-t-on failli, mais je ne garde aucun souvenir de cette séquence vieille de seize ans », prétend Ockrent. Port toujours altier, la journaliste-vedette est aujourd’hui productrice sur France Culture. Son émission hebdomadaire « Affaires étrangères » détonne dans le paysage audiovisuel français. « S’il fallait chercher uniquement des sujets qui intéressent les gens, on passerait à côté d’une mission de service public », observe-t-elle.
Les dirigeants de France Télévisions ont fait peu de cas de cette mission. Au milieu des années 2000, la troisième chaîne était, derrière Arte, le canal généraliste qui accordait la place la plus importante à l’actualité internationale. Figure du service étranger de France 3, Christian Malard était même devenu l’intervieweur attitré du président américain George W. Bush. « Avec une audience de plus de cinq millions de téléspectateurs, le “19-20” pouvait dépasser France 2 certains soirs, relève Jean-Yves Serrand, ancien reporter du service international de France 3. Persuadée que la concurrence fratricide entre les deux chaînes publiques empêchait la Deux de rattraper TF1, la direction de France Télévisions a recentré la Trois sur le local. »
Son ancien responsable Leenhardt confirme ce changement de cap : « Les lignes éditoriales de France 2 et de France 3 sont clairement distinctes. Sauf événement exceptionnel, le “19-20” ne doit pas parler d’international. Il n’en fait d’ailleurs quasiment plus. » « La fermeture du service international de France 3 il y a dix ans, précise Serrand, était officiellement motivée par un soi-disant rapport du service des études de France Télévisions montrant que les téléspectateurs de la troisième chaîne ne s’intéressaient pas à l’étranger. Mais personne n’a jamais pu voir ce document, et les courriers à la médiatrice de l’époque disaient le contraire. » Dans son rapport 2013-2014, la médiatrice des rédactions de France 3, Marie-Laure Augry, avertissait pour sa part : « Privilégier l’actualité du coin de la rue ne doit pas nous entraîner à sous-estimer ce qui se passe à l’autre bout du monde. Les téléspectateurs ont eu parfois ce sentiment. »
Nommé directeur de l’information de France Télévisions à l’automne 2010, Thierry Thuillier enjoint aux spécialistes de l’international de se recentrer sur l’actualité « de proximité ». « Je ne veux plus voir aucun sujet sur la Bosnie », ordonne-t-il. La désertification galopante du lac Tchad et ses conséquences sur les populations locales ne sont pas davantage du ressort de France 3, juge-t-il. Le reporter Luc Lagun-Bouchet avait prévu de se rendre au Rwanda pour revenir sur l’attentat mortel contre le président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, à l’origine du génocide. « C’est le type même de sujet dont les téléspectateurs de France 3 n’ont rien à faire », assène Thuillier. Loin de se décourager, Lagun-Bouchet enquêtera par ses propres moyens. Il en sortira un documentaire sur les héros du génocide, diffusé sur France 24, le 16 juillet 2021 (« Les “Justes” du Rwanda »).
Si l’Afrique est délaissée, l’Amérique latine est sacrifiée. Les études de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) confirment ce manque d’attrait. Excepté une poignée de pays, pour lesquels « les angles choisis reflètent (ou confortent ?) certains stéréotypes (11) » : le sport pour le Brésil, les catastrophes naturelles pour Haïti ou la guerre civile en Colombie. « L’Afrique, qui rassemble près de 17 % de la population mondiale, occupe 2 à 5 % des “JT” les années creuses, mais jusqu’à 12 % lors du pic de médiatisation de 2011 — avec les révolutions au Maghreb », remarque encore l’INA (12). En Asie, « si la Chine arrive en cinquième position [derrière la Russie, la Syrie, Israël et la Turquie], des puissances comme l’Inde, le Japon ou l’Indonésie (qui représentent 1,7 milliard d’habitants à elles trois) apparaissent peu médiatisées, tandis que l’Océanie n’apparaît quasiment qu’au travers de l’Australie et de la rubrique sport (13) ».
À l’opposé, on l’aurait sans doute deviné, l’Amérique du Nord sature l’espace médiatique. « Première puissance mondiale, les États-Unis le sont aussi dans les “JT”. Année après année, ils dominent l’information internationale diffusée par TF1, France 2, France 3, Canal Plus, Arte et M6 dans leur édition du soir », analysait déjà l’INA en décembre 2012. C’est toujours le cas. Depuis sa privatisation il y a trente-cinq ans, TF1 a progressivement fermé tous ses bureaux à l’étranger, sauf celui de la capitale américaine. « Depuis le 1er janvier 2020, claironne la direction de la communication de la première chaîne, TF1 a diffusé près de 430 reportages et directs depuis les États-Unis, avec plusieurs éditions spéciales lors de l’élection présidentielle. ».
Parti pris antirusse
L’entretien d’une équipe de salariés en contrat à durée indéterminée installée à l’étranger coûte cher. C’est pourquoi les chaînes privilégient les collaborations à moindres frais avec des journalistes extérieurs aux rédactions, rémunérés en fonction du nombre de sujets réalisés. À quoi s’ajoutent les envoyés spéciaux, au coup par coup, et les images d’agence que se partagent les chaînes. À la rédaction de M6, un seul reporter travaille à temps plein sur l’international. Ultrapolyvalent, Jean-Baptiste Brunaud exerce sur tous les terrains. Le bureau de New York d’Europe 1 a été supprimé en 2020. « Depuis cette fermeture, il n’y a plus de journaliste à 100 % Europe 1 à l’étranger », signale Olivier Samain, qui a quitté la station du groupe Lagardère l’automne dernier après trente-neuf ans de maison.
Les 30 août et 2 septembre 2021, les « 20 heures » de TF1 et de France 2 ouvrent sur l’ouragan Ida, qui provoque la mort de cinquante personnes dans la région de New York. L’ensemble des radios et télévisions généralistes insistent, pendant plusieurs jours. Aux antipodes, à tous points de vue, la guerre au Yémen. En novembre dernier, la publication d’un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU) faisant état d’un bilan provisoire de 377 000 morts au cours de ce conflit est passée presque inaperçue. Selon qu’un État est puissant ou misérable, il est plus ou moins médiatisé (14)… Parmi les chaînes à forte audience, seule M6 a diffusé un documentaire étayé de cinquante-deux minutes sur ce conflit déclenché et conduit par l’Arabie saoudite, principal allié des Occidentaux dans le Golfe et gros client des arsenaux français (15). Programmée le dimanche soir vers 23 heures, « Enquête exclusive » diffuse des reportages tournés à l’étranger pour les deux tiers d’entre eux.
État client de la France, l’Arabie saoudite est plutôt épargnée par les médias audiovisuels, comparée à d’autres régimes autoritaires dans le collimateur du Quai d’Orsay. Car, quel que soit le pays, l’alignement sur les orientations gouvernementales est une constante. Ainsi la Russie est-elle l’objet de critiques quasi systématiques au nom des droits humains, qui, pourtant, ne sont pas non plus le point fort des monarchies du Golfe, alliées inconditionnelles du bloc occidental, dont elles sont aussi d’excellentes clientes. Est-il seulement possible d’ironiser sur cette hostilité envers la Russie, plus aveuglante encore dans la presse écrite ? « Le Kremlin est un bon diable, utile aux politiciens en déroute, aux retraités en déprime et aux analystes en manque d’inspiration », a tenté le chroniqueur international d’Europe 1 Vincent Hervouët. « Il y a un incroyable parti pris antirusse dans les médias », nous confirme Cotta.
Forte d’un réseau de neuf correspondants permanents et de « cent cinquante pigistes payés à l’élément diffusé (16) », France Inter consacre, de son côté, une heure trente quotidienne à l’actualité étrangère (17). Sans pouvoir se targuer d’un tel traitement, France 2 s’appuie néanmoins sur six bureaux historiques, créés du temps de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) dans les années 1960 : Washington, Londres, Berlin, Rome, Bruxelles, Jérusalem, auxquels se sont ajoutés ceux de Moscou et de Pékin. Au cours de l’été 2016, le bureau Afrique que finançait France Télévisions a été remplacé par un prestataire externe. « La décision de fermer le bureau de Dakar est d’abord une décision économique », expliqua à l’époque Mme Elvire Moyaux, directrice des ressources humaines des chaînes en question (18). « Nous pouvions nous permettre à une certaine époque la structure des bureaux historiques à l’étranger de France Télévisions. Aujourd’hui, il faut voir les choses en face, cette structure coûte très cher », justifia-t-elle. Mais la British Broadcasting Company (BBC), équivalent britannique de France Télévisions, possède quatre fois plus de bureaux dans le monde…
Au-delà des économies effectuées, la frivolité des choix éditoriaux interroge. Lorsque le rapport Duclert relatif à la responsabilité de la France dans le génocide du Rwanda est remis au président Emmanuel Macron, le 26 mars dernier, le « 20 heures » de France 2 fait l’impasse. Mais il consacre quatre minutes en fin de journal à « Zanzibar, une destination paradisiaque loin du Covid-19 ». « Mes chefs me demandaient souvent des sujets animaliers. J’étais content de m’intéresser au sort des derniers rhinocéros blancs, mais j’avais l’impression de travailler pour “30 millions d’amis” (19) », ironise Gérard Grizbec, qui fut correspondant « Afrique » de France 2, dans les années 2010.
Ces séquences exotiques clôturent systématiquement les journaux télévisés, à 13 heures ou à 20 heures, sur la première chaîne ou sur la deuxième, interchangeables à cet égard. « Comme chaque soir, je vous propose d’étancher votre soif d’évasion, direction l’Islande. Certains disent que l’île est directement connectée aux entrailles de la terre, les geysers en sont les meilleurs témoins », annonçait ainsi, sur TF1, Bouleau le 1er février 2021. À ce degré de diversion et de dépolitisation, le « 20 heures » peut-il encore être qualifié de journal ?
Chabot défend énergiquement les « envies d’évasion » des « JT ». « Les sujets “carte postale” sont informatifs. Derrière les belles images, des enjeux économiques et environnementaux sont abordés. Je ne me lasse pas des reportages sur la fabrication du parmesan en Italie », dit-elle en s’amusant. Elle n’est pas la seule à se délecter d’une péninsule pittoresque. TF1, France 2 et M6 ont tous diffusé, l’automne dernier, des reportages sur une « invasion de sangliers » à Rome. « Porté par des images incroyables, ce genre de petite histoire attire le regard du spectateur », affirme, en souriant, Stéphane Gendarme, directeur de l’information de M6.
Au temps de sa splendeur, Pujadas comptait sur l’inventivité du correspondant de France 2 à Washington : « Nous avons en ce moment une actualité particulièrement glauque. (…) Pourrais-tu nous trouver un sujet qui nous fasse respirer, du grand air, de belles images, et en même temps qui ait du sens ? » Bon camarade, Alain de Chalvron lui concocte un reportage avec un pasteur évangélique qui « organise des descentes du Colorado en raft, afin de bien prendre conscience de la réalité de la création du monde par Dieu en sept jours (20) ».
« TF1 couvre prioritairement l’actualité internationale en rapport avec la France », admet Gilles Parrot, journaliste reporter d’images à TF1. Il a suivi les militaires français en Afghanistan. À Kidal, dans le nord du Mali, il accompagne aussi le départ de soldats français de l’opération « Barkhane ». Le reportage « embarqué » est diffusé dans le « 20 heures » du 20 octobre 2021. Également pour la première chaîne, Franck Ortega a couvert un attentat de l’Organisation de l’État islamique (OEI) contre le musée Bardo à Tunis, le 18 mars 2015. « Une fois que TF1 a eu confirmation qu’il y avait des Français parmi les victimes, une équipe de tournage a été envoyée sur place », raconte-t-il.
Même la principale puissance économique européenne et le principal partenaire politique de la France rebute les chefferies éditoriales. En septembre dernier, lorsque les électeurs allemands renouvellent leur assemblée législative, « nous n’avons pas trop traité un scrutin qui n’avait pas d’énormes conséquences sur la France, argumente Jacques Esnous, directeur de l’information de RTL. Il n’y a pas eu de refonte du paysage politique allemand, et on s’est dit que ces élections n’allaient pas passionner nos auditeurs ».
Le Proche-Orient et ses sites touristiques
TF1 a supprimé son bureau de Jérusalem en 2019. Si France Télévisions maintient le sien, le cœur n’y est plus. « Mes responsables m’invitaient à dévoiler la beauté des sites touristiques locaux. Une démarche tellement plus sympa que de montrer le sempiternel conflit israélo-palestinien », déplore Enderlin. Ce sujet est assurément interminable et lassant aux yeux des responsables d’édition. « Hors périodes de violences, difficile d’intéresser les rédacteurs en chef du “20 heures” au sort des Palestiniens. À leur décharge, cette guerre tourne en rond depuis si longtemps », confie Dominique Derda, correspondant à Jérusalem de France 2 jusqu’à l’année dernière.
Autrefois, les correspondants à l’étranger jouissaient d’une relative autonomie. Ils sont tombés sous la coupe de chefs d’édition omnipotents. Ceux-ci « décident de ce qui passe ou non dans le journal », relevait de Chalvron, qui fut correspondant à Pékin pendant plusieurs années. Dénoncées par l’association Human Rights Watch (HRW) (21), les politiques israéliennes d’apartheid « ne suscitent pas l’envie de proposer un sujet à la rédaction en chef du “20 heures” », regrette Derda. Excepté France Inter et le site de RTL, les journaux radio ou télévisés ont omis de traiter le rapport de HRW. Opiniâtre, Derda a finalement obtenu l’autorisation de réaliser un reportage sur la « montée en puissance du suprémaciste » juif Itamar Ben Gvir, élu pour la première fois à la Knesset israélienne. Reporté en raison de la guerre-éclair du printemps dernier, qui a fait 260 morts côté palestinien et 13 en Israël, le sujet a été diffusé le 16 juin… sur France TV Info (canal 27). Dans le journal de 23 heures.
David Garcia
Journaliste.
(1) « Le 9 novembre 1991, Claire Chazal inventait l’information continue », France Inter, 8 septembre 2015.
(2) « Quelle place pour l’Union européenne dans les médias ? », commission des affaires européennes du Sénat, Paris, 23 septembre 2021.
(3) Source : « Arrêt sur images », France 5, 2 juin 2002.
(4) Christophe Nick et Pierre Péan, TF1, un pouvoir, Fayard, Paris, 1997.
(5) Jean-Pierre Pernaut, 33 Ans avec vous, Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2021.
(6) Dominique Marchetti, « Les détours du monde », Les Nouveaux Dossiers de l’audiovisuel, n° 10, Institut national de l’audiovisuel, Bry-sur-Marne, mai-juin 2006.
(7) Charles Enderlin, De notre correspondant à Jérusalem, Seuil - Don Quichotte, Paris, 2021.
(8) Fanny Hervo et Théo Verdier, « Élections européennes et Covid-19 : quelle visibilité de l’Union européenne dans les journaux télévisés ? » (PDF), Fondation Jean-Jaurès et Institut national de l’audiovisuel, Paris - Bry-sur-Marne, mai 2021.
(9) « Rapport d’information relatif à la prise en compte des sujets européens dans les médias audiovisuels », Assemblée nationale, Paris, 20 octobre 2021.
(10) Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d’agir, Paris, 2005.
(11) « Les Amériques du Sud » (PDF), INA Stat, n° 52, décembre 2018.
(12) « L’Afrique dans les JT : retour sur une décennie d’info (2011-2019) » (PDF), INA Stat, n° 57, juin 2020.
(13) « Zoom sur l’Asie et l’Océanie dans les JT (2013-2017) » (PDF), INA Stat, n° 50, juin 2018.
(14) Lire Téo Cazenaves, « Loin du cœur, loin des yeux », Le Monde diplomatique, mars 2018.
(15) « Yémen : immersion dans une sale guerre », « Enquête exclusive », M6, 5 décembre 2021.
(16) Médiatrice de Radio France, « Bureaux et journalistes correspondants à l’étranger », 2 mars 2020.
(17) Lire « France Inter, écoutez leurs préférences », Le Monde diplomatique, août 2020.
(18) Comité d’établissement de France Télévisions, 22 septembre 2016.
(19) Magazine animalier diffusé à la télévision de 1976 à 2016, successivement sur TF1, France 2 puis France 3.
(20) Alain de Chalvron, En direct avec notre envoyé spécial. Les tribulations d’un grand reporter, L’Archipel, Paris, 2020.
(21) « Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution », Human Rights Watch, New York, 27 avril 2021.
Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2022/02/GARCIA/64331>