Guerre en Ukraine : l’architecte japonais Shigeru Ban au chevet des réfugiés à Chelm, en Pologne
Lauréat du prestigieux prix Pritzker et auteur de plusieurs structures d’hébergements d’urgence, l’architecte a prêté main-forte à la municipalité pour mettre en place des solutions d’accueil destinées à des femmes et des enfants fuyant la guerre.
Par Isabelle Regnier(Chelm, Pologne, envoyée spéciale)
16 mars 2022
Le centre commercial Tesco de Chelm, en Pologne, a été transformé en centre d’accueil d’urgence pour les réfugiés ukrainiens, en mars 2022, par l’architecte japonais Shigeru Ban entouré de deux jeunes réfugiées ukrainiennes et d’une étudiante en architecture de l’université de Wroclaw (directement à sa gauche). JERZY ŁĄTKA
Samedi 12 mars, la municipalité de Chelm, ville de 60 000 âmes située dans le sud-est de la Pologne, à 24 kilomètres de la frontière avec l’Ukraine, a ouvert son troisième centre d’hébergement d’urgence dans un hypermarché désaffecté de la chaîne Tesco. Sur la façade du vaste hangar, les traces du logo de ce groupe britannique qui a quitté la Pologne au moment du Brexit sont encore bien visibles. A l’intérieur, les rayons de marchandises ont fait place à une tout autre organisation de l’espace. Un grand vide central avec des chaises qui fait office de place publique, des enclaves latérales pour loger la cantine, une salle de jeu pour les petits, des douches et des toilettes, une infirmerie, un stand pour les animaux de compagnie… Entre les deux, six cents lits ont été répartis par unités de deux, quatre ou six, isolées les unes des autres par des rideaux en tissus, eux-mêmes soutenus par de longs tubes en carton emboîtés les uns dans les autres selon un système simple et ingénieux.
Cette structure a été imaginée par Shigeru Ban, architecte japonais connu en France pour avoir réalisé le Centre Pompidou-Metz et la Seine musicale, et dans le monde entier pour son action humanitaire. Conseiller depuis 1995 du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, fondateur de l’ONG Voluntary Architects’ Network, il a développé tout un volant de solutions d’hébergements d’urgence et de bâtiments temporaires. Une architecture de papier légère, rapide à monter, recyclable, peu coûteuse et, qui plus est, souvent étonnamment gracieuse. Elle lui a valu de recevoir, en 2014, le prestigieux prix Pritzker.
Expérimenté pour la première fois au Japon, en 2004, après le tremblement de terre de Niigata Chuetsu, le PPS, Paper Tubes Partition System, ce système de partition en carton qu’il a déployé dans le centre Tesco vise à adoucir, autant que faire se peut, l’expérience des réfugiés qui atterrissent dans ces gigantesques halls où ils se retrouvent massés les uns contre les autres sans la moindre intimité. « L’intimité est un droit humain fondamental », a coutume de dire l’architecte.
Une gigantesque zone de transit
Dans un ancien hypermarché Tesco de Chelm, des architectes polonais ont installé, avec le concours d'étudiants en architecture, le système PPS (« paper tube partition system ») imaginé par l'architecte japonais Shigeru Ban. Cette structure de tubes en cartons emboîtés les uns dans les autres sert à partager l'espace des centres d'hébergement d'urgence en petites cellules de deux, quatre ou six lits. Mars 20é2. JERZY ŁĄTKA
Début mars, Shigeru Ban était encore à Mayfield, dans le Kentucky, une ville réduite en miettes par les tornades qui ont ravagé cet Etat rural des Etats-Unis, en décembre 2021. La découverte, à la télévision, des premières images des réfugiés ukrainiens fuyant vers la Pologne l’a fait immédiatement réagir, et, une semaine plus tard, il débarquait à Chelm. Connue pour sa carrière de craie, pour la réputation que lui a faite la littérature yiddish – et, notamment, Isaac Bashevis Singer, dans Les Sages de Chelm (Denoël, 1994) —, pour les massacres des populations juives dont elle fut le théâtre plusieurs fois dans l’histoire, cette ville saturée, l’hiver, par la fumée du charbon qui brûle dans les poêles est devenue en quelques jours une gigantesque zone de transit.
Les réfugiés affluent par trains entiers, par bus, mais aussi en voiture… Plus de 10 000 par jour, assure le maire, Jakub Banaszek, qui déploie une énergie colossale pour les accueillir, leur fournir nourriture, médicaments, hébergement pour quelques nuits. En concertation avec les maires d’autres communes, cet avocat tout juste âgé de 30 ans, membre du PiS, le parti ultraconservateur au pouvoir, organise leur transfert vers d’autres villes de Pologne et d’ailleurs. Ils n’ont pas vocation à rester à Chelm. Le jeune maire supervise aussi tout un circuit d’aide alimentaire et de biens de première nécessité qui convergent vers Chelm depuis toute l’Europe. Réceptionnés et triés par ces bénévoles qui viennent de tout le pays, et même de plus loin, dans un bâtiment flambant neuf où devait ouvrir, ces jours-ci, un incubateur de start-up financé par l’Union européenne, ils sont redistribués entre les centres d’accueil de la ville et diverses communes de l’autre côté de la frontière, voire directement à l’armée ukrainienne.
Bénévole le week-end dans ce centre de tri, professeure, le reste du temps, à l’université de Lublin, où elle enseigne la philologie anglaise, Magdalena n’en revient pas de voir cet architecte japonais mondialement célèbre dans cette « petite ville provinciale » où elle a grandi. Mais ce qui sidère Shigeru Ban, c’est la réactivité du maire et la rapidité avec laquelle l’opération s’est montée. « Je n’ai jamais vu ça ! Jusqu’à présent, il a toujours fallu que je me batte pour convaincre les autorités d’adopter mon système. Au Japon, surtout. Les responsables sont toujours réticents, ils estiment que ça les freine, alors qu’ils sont justement dans l’urgence, rechignent à se lancer dans quelque chose dont ils n’ont pas l’expérience. Ils ne veulent pas prendre de risque. »
Chantier de trois jours
Pour monter son opération, le lauréat du prix Pritzker s’est tourné vers Hubert Trammer, un architecte polonais qu’il a connu pendant le confinement dans le cadre des visioconférences organisées par le réseau européen New European Bahaus. Hubert Trammer a contacté le maire de Chelm et recruté Jerzy Latka, ancien élève de Shigeru Ban, auteur d’une thèse sur l’architecture de papier et professeur à l’université de Wroclaw, lequel a obtenu d’une entreprise belge, Corex, qu’elle interrompe la production de son usine en Pologne et produise bénévolement pour eux 1 200 tuyaux en carton. En deux jours, il a réalisé une série de prototypes qu’il a installés dans une salle attenante à la gare de Wroclaw, puis a embarqué une trentaine de ses étudiants (majoritairement des étudiantes) jusqu’à Chelm, qui allaient monter avec lui, dans le centre Tesco, le PPS du maître japonais.
Justyna se souvient de « la joie que procurent les grandes expériences collectives, le sentiment de participer à un projet utile, occultant largement la réalité »
Le chantier s’est déroulé pendant trois jours. Justyna, une des élèves de Jerzy Latka, se souvient de « la joie que procurent les grandes expériences collectives, le sentiment de participer à un projet utile, occultant largement la réalité ». En arrivant sur place, Shigeru Ban s’attendait à prendre les commandes, organiser l’espace, guider les étudiants dans le montage. Mais il les a trouvés en train d’agrafer les derniers rideaux, d’installer sur les lits les couvertures et les oreillers. Tout était pratiquement terminé. Sa présence a surtout fait venir les télés et permis à l’initiative de faire des émules à Cracovie, Poznan, Wroclaw, Bielsko-Biala, Varsovie, et dans d’autres villes encore.
Avec l’arrivée des premiers réfugiés, samedi, les étudiants sont entrés de plein fouet dans la réalité. Voir ces mères qui n’ont aucune idée de l’endroit où elles vont atterrir, les yeux gonflés d’une tristesse infinie, s’installer avec leurs enfants dans ces petites cellules qu’ils ont mis tant de soin à construire, « ça donne envie de pleurer tout le temps », confie Justyna Kozera. Au milieu de ces femmes à qui l’on répète désormais que Varsovie est saturée, que ce sera bientôt le cas de toutes les villes de Pologne, qu’il faut aller plus loin maintenant, au-delà des frontières du pays, l’étudiante aide comme elle peut.
A ces grands-mères sommées de s’improviser une nouvelle vie dans ce chaos, coupées de leurs maris — les hommes n’ont pas le droit de quitter l’Ukraine –, qui ne parlent aucune langue étrangère, ne connaissent rien à l’informatique, qui vont devoir, pour certaines, chercher du travail, elle apporte des couvertures. Pour nous permettre d’échanger avec Anna, magasinière de 32 ans, originaire de Kharkiv, elle s’improvise traductrice. Sur les conseils d’une nouvelle amie, rencontrée la veille dans le bus qui les conduisait de Lviv à Chelm, cette jeune femme qui voyage seule a jeté son dévolu sur la République tchèque. « Là ou ailleurs… », lâche-t-elle, le sourire fataliste. Avant de se reprendre : « On n’est pas de bonne humeur, mais on va s’en sortir. Si ça ne marche pas en République tchèque, on trouvera un autre pays. »
Isabelle Regnier(Chelm, Pologne, envoyée spéciale)
Collé à partir de <https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/16/l-architecte-japonais-shigeru-ban-au-chevet-des-refugies-ukrainiens-de-chelm-en-pologne_6117731_3210.html>