Le Paris psychédélique et futuriste exhumé par le photographe Mathieu Richer Mamousse

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Publié hier à 11h16

Il existe plusieurs Paris qui s’imbriquent : celui des hôtels particuliers du XVIIIe siècle, qu’abrite notamment le quartier du Marais ; celui, omniprésent, des bouleversements architecturaux de l’ère haussmannienne au XIXe siècle ; celui des « grands travaux » de François Mitterrand à la fin du XXe siècle, avec l’Opéra Bastille ou la Bibliothèque nationale de France. Mais il y en a aussi un autre, souvent oublié, parfois caché : le Paris des années 1960 et 1970 – celui des bistrots colorés aux vitres toujours embuées façon film de Claude Sautet, celui des halls d’immeuble ­futuristes enveloppées de mosaïques.

Ces traces d’une époque où un nouveau Paris émerge, le photographe Mathieu Richer Mamousse les a captées, allant de cafés en boutiques. Pendant les « trente glorieuses », les villes de banlieue deviennent des cités nouvelles sous l’assaut des promoteurs immobiliers, tandis que les bords de Seine se transforment en voies ultrarapides qui bousculent le cœur névralgique de la capitale. En 1969, le couple Pompidou débarque à l’Elysée en Porsche 356. Car, oui, tout s’accélère en cette fin de siècle, place est faite à la créativité et à ses expérimentations. Il n’y a plus de règles, ou presque.

Orange et violet

A l’époque, Paris devient un vaste brouhaha évoluant entre prospectives architecturales et délires décoratifs. Les tours font leur apparition, notamment en plein cœur du 14arrondissement avec la tour Montparnasse, et, en front de Seine, dans le 15arrondissement, avec le quartier de Beaugrenelle, terrain de jeu préféré de Jean-Paul Belmondo dans Peur sur la ville (1975), d’Henri Verneuil. On crie au scandale, on dénonce un chaos total, une aberration urbanistique. Le Centre Pompidou, que construisent trois jeunes architectes, Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini, est surnommé « Notre-Dame des Tuyaux ».

Les polices de caractères les plus folles glissent des pochettes de vinyles de groupes pop aux frontons des magasins, ouverts toute la nuit, comme au Drugstore Publicis. On théâtralise le quotidien jusqu’aux vitrines, on prend goût à la couleur orange et au violet, on se vautre volontiers sur des banquettes en Skaï. On parle de science-fiction au salon de coiffure, de films d’horreur au bazar du coin.

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L’époque est insouciante et, sous l’impulsion du ministre de la culture, André Malraux, Paris se transforme peu à peu en une cité onirique pour le monde de la création. Avec Malraux, la règle du « 1 % artistique », née quelques années plus tôt, qui consiste à dédier 1 % du budget total des commandes publiques à un projet dit « de décoration », va prendre tout son sens.

Le projet de construction de la faculté des sciences de Jussieu, dans le 5e arrondissement, en constitue encore un magnifique exemple, si on oublie que cette utopie a été ternie par les vingt ans de chantier nécessaire à son désamiantage. C’est le premier grand projet du ministre, il va en faire le navire amiral de sa politique et inviter la scène artistique à réaliser ici ce qu’elle ne pourrait édifier ailleurs, sans l’aide de l’Etat. Le sculpteur François Stahly, le ferronnier d’art Raymond Subes, le plasticien Victor Vasarely et bien d’autres… Personne ne devra faire de l’ombre à la liberté créatrice de ces invités de marque, pas même les architectes chargés du projet. Parole de ministre.

Murs de mosaïques

Le 1 % devient dès lors une expression (que l’on utilise encore), au point de donner des idées aux maîtres d’ouvrages privés. L’art et la décoration vont représenter un argument marketing pour mieux vendre les logements que l’on construit dans la ville. Et la bande sollicitée pour Jussieu va distiller ses œuvres dans de nombreux quartiers, notamment dans l’Est parisien, tandis que des collectifs se mettent en place pour répondre à une demande ­grandissante. Comme L’Œuf centre d’études, ce groupe d’artistes au nom parfaitement elliptique et donc dans l’air du temps, qui apposera son nom sur plus de 200 entrées d’immeuble ou halls de banque en France. En somme, la période architecturale des années 1960 et 1970 sonne comme une fanfare décomplexée qui a compris de ses aînées qu’elle ne durerait pas.

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Que reste-t-il un demi-siècle plus tard de ce Paris aussi joyeux que psychédélique ? Combien de murs de céramiques jaunes ont été détruits ? Combien de halls d’immeuble ont été rénovés, détruisant des décors jugés superflus ? Peut-être parce qu’il semble trop récent encore ou trop anecdotique au sein des différents courants qui ont jalonné l’histoire des styles, ce patrimoine contemporain est peu défendu, malgré des tribunes dans la presse et des pétitions réunissant les poids lourds de l’architecture contemporaine, tels Paul Chemetov ou Rudy Ricciotti.

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A l’inverse de Milan, libre du poids ­historique qui pèse sur Paris ou Rome, ville industrielle modifiée par les « trente glorieuses », qui ne cesse, elle, de célébrer cette époque. Au point de voir ses halls d’entrée mis à l’honneur dans de beaux livres (Entryways of Milan, Taschen, 2017). Un constat amer qui fait néanmoins, depuis peu, le bonheur des antiquaires : ils exposent dans leur galerie des pans de murs de mosaïques plus ou moins complets, extraits de ces résidences, jadis chics, désormais tombées en désuétude.

Le salut, en France, de cette période viendra peut-être aussi d’Instagram, dont l’algorithme se délecte de ces fantaisies du passé aux formes aussi singulières que photogéniques. Le monde de la décoration l’a d’ailleurs bien compris. Outre le fameux canapé Togo, né en 1973 et signé d’un jeune designer français de l’époque, Michel Ducaroy, certains éditeurs rééditent depuis peu les best-sellers d’alors, comme Cassina avec le canapé Soriana D’Afra et Tobia Scarpa, ou B & B Italia avec le Camaleonda de Mario Bellini. Des pièces que l’on retrouve logiquement dans les intérieurs de la nouvelle génération de décorateurs. On pense notamment au transalpin Hannes Peer et à ses chambres avec moquette au sol et lit sur estrade.

Certains cafés parisiens entretiennent eux aussi ce regain d’intérêt. Le Rouquet, boulevard Saint-Germain, avec son décor en zinc et Formica et ses appliques nénuphars est ainsi devenu l’un des décors préférés du luxe et de la mode. Vuitton vient ainsi d’y tourner l’une de ses dernières vidéos pour les réseaux sociaux. Comme si les plus nostalgiques de cette période étaient justement ceux qui ne l’ont jamais connue…

Toutes les photos ont été prises à la mi-mars.
Dans le café Le Rouquet (Paris 7e).
Au café Le Rouquet, 168, boulevard Saint-Germain (Paris 7e).
Dans le 11e arrondissement.
La sculpture « Le Labyrinthe », de Francois Stahly, à l’université de Jussieu (Paris 5e).
Une boutique de lingerie (Paris 14e).
A l’intérieur du café Le Fleurus, 2, rue de Fleurus (Paris 6e).
Dans le 9e arrondissement de Paris.
Dans le café Le Derby (Paris 8e).
Une porte d’un immeuble annexe de la Cour des comptes, construit en 1967 (Paris 1er).
Le hall de l’immeuble Le Doge (Paris 19e).
Un portail du ferronnier d’art Raymond Subes, à l’université de Jussieu (Paris 5e).
Des sculptures du collectif L’Œuf centre d’études dans le hall d’un immeuble (Paris 16e).
Une mosaïque du plasticien Victor Vasarely sur un immeuble (Paris 7e).

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