Edouard Philippe, la revanche du « loyal »
L’ancien premier ministre est redevenu une pièce maîtresse du dispositif présidentiel, en pleine tourmente après des élections législatives ratées.
Par Claire Gatinois 24/06/2022
Edouard Philippe, à l’Elysée, le 22 juin 2022. CYRIL BITTON / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Edouard Philippe a peur qu’on le prenne pour un « vieux schnock ». Cela étant, « je suis comme je suis », admet l’ancien premier ministre, comme on citerait Prévert. Le maire du Havre (Seine-Maritime), 51 ans, est de ces hommes qui aiment l’ordre, parlent avec émotion de leur service militaire et arrivent à l’heure au rendez-vous. Ce 7 mai, l’édile a donc dû composer pour ne pas faire attendre des amis du Havre. Leur mariage est prévu à 11 heures et il doit officier. A la même heure se tient l’investiture d’Emmanuel Macron, à Paris.
Se défiler ? Impossible. Edouard Phillipe ne lâche pas ses « potes ». Rater la cérémonie consacrant le début du second quinquennat du chef de l’Etat est tout aussi inimaginable. Son absence ne ferait qu’alimenter la rumeur de liaisons orageuses entretenues entre les deux hommes depuis le départ de Matignon de l’ancien membre des Républicains (LR). Alors Edouard Philippe compose, s’arrange. Le mariage est décalé de quelques heures. L’homme « loyal » au chef de l’Etat, comme il le martèle pour mieux s’en persuader, est à l’Elysée à l’heure dite.
Dans la salle des fêtes, au milieu de la foule, sa tête, hissée sur son mètre quatre-vingt-dix, dépasse celle des proches, des courtisans et des ambitieux. Emmanuel Macron salue chaleureusement Nicolas Sarkozy, évacue cordialement François Hollande, puis s’approche d’Edouard Philippe. Regards, poignée de mains virile, sourires. Et soudain, la main du chef de l’Etat s’envole et vient tapoter la joue du maire du Havre. Gêne. Emmanuel Macron réitère, en plaçant, cette fois, sa main sur la nuque de l’ex-premier ministre, comme on caresserait l’encolure d’un cheval. Embarras. Edouard Philippe regarde à terre.
La popularité du maire du Havre agace le chef de l’Etat
Le chef de l’Etat, qui vient d’être réélu avec 58 % des voix face à son adversaire d’extrême droite, Marine Le Pen, répète à l’envi l’inédit de sa situation. Pour la première fois depuis 1965, un président a été réélu hors période de cohabitation. Emmanuel Macron laisse dire qu’il ne doit rien de cette victoire à Edouard Philippe et fait flotter dans l’atmosphère les petites phrases acides de son entourage envers l’ancien LR. La popularité du maire du Havre agace le chef de l’Etat, mal-aimé des Français. A l’approche des législatives, le peu de considération de la « Macronie » envers l’ancien chef du gouvernement s’est traduit par les 58 investitures accordées aux candidats de son parti, Horizons, sur les 556 du camp présidentiel. Des miettes.
La revanche viendra. Ce mercredi 22 juin, Edouard Philippe nous reçoit dans les locaux de son parti, avenue d’Iéna, à Paris, iPhone branché sur une playlist diffusant Guns N’Roses et Michael Jackson. Dans ses bureaux, qui furent autrefois le QG de Jacques Chirac, le chef de parti savoure l’inversion des équilibres, mais n’en laisse rien paraître. Jubiler serait vulgaire. A l’issue des législatives, le quinquagénaire a fait élire 29 députés Horizons, assez pour former un groupe, se doter de financements et penser à 2027 en buvant ostensiblement de la Corona et faire montre d’une passion secrète pour les pommes. Une façon de montrer qu’il endosse peu à peu le costume du Chirac conquérant.
« Il faut prendre les électeurs au sérieux »
Dans la même période, Emmanuel Macron, lui, traverse une mauvaise passe. Le chef de l’Etat n’a qu’une majorité relative. L’allié compatit. Mais rappelle qu’il y a deux « sources de légitimité dans la politique nationale : l’élection du président de la République et celle de la représentation nationale ».
Sous-entendu : Emmanuel Macron se serait laissé griser, le 24 avril, en oubliant la seconde partie de l’équation. « Il faut prendre les électeurs au sérieux, même quand ils vous disent des choses compliquées que vous auriez voulu voir formulées autrement », souligne-t-il, rappelant, non sans malice, avoir vu venir le coup en citant son propre livre, Impressions et lignes claires (Lattès, 2021), coécrit avec son complice, Gilles Boyer : « Comment exclure qu’un jour un président élu, ou plus probablement réélu avec un enthousiasme modéré, se trouve dans la situation d’avoir à composer avec d’autres formations politiques que la sienne pour former sa majorité ? De la coalition à la cohabitation, il n’y a que peu de lettres. »
« Il y a autant d’excès dans les gens qui disaient que je ne servais à rien que dans ceux qui disent maintenant que je suis une pièce maîtresse » – Edouard Philippe
Nous y sommes. Ce même 22 juin, Edouard Philippe a été reçu par le chef de l’Etat, comme les autres responsables de grandes forces politiques, pour faire part de son analyse de la situation. La preuve que son parti, Horizons, sera un acteur-clé de ce nouveau quinquennat et, peut-être, une rampe de lancement vers l’Elysée pour 2027. « Il y a autant d’excès dans les gens qui disaient que je ne servais à rien que dans ceux qui disent maintenant que je suis une pièce maîtresse », déclare-t-il.
Plus que jamais libre, mais résolument loyal
Edouard Philippe est plus que jamais libre, mais toujours résolument loyal. Ses attaques envers Emmanuel Macron sont subtiles, nuancées. Le Conseil national de la refondation, qui devait être l’illustration du changement de méthode promise par un chef de l’Etat « jupitérien » ? « Je ne sais pas exactement ce que recouvre le projet », évacue-t-il. L’allocution du président sur le tarmac de l’aéroport d’Orly, peu avant le second tour des législatives, que ses opposants ont jugé ratée ? « Je ne l’ai pas vue », assurait-il, lors d’un déplacement de campagne. Quant à l’impression de flottement et le doute qui semble envahir le locataire de l’Elysée ? « Emmanuel Macron a raison de prendre son temps. (…) Une fois qu’il aura mené les consultations [avec les différents partis], il aura à en tirer les conséquences », élude-t-il.
Jean-Luc Mélenchon en a fait le représentant d’une « droite élégante »
Edouard Philippe retient ses coups, comme lorsqu’il pratique la boxe, son « hobby » depuis 2014 et la mort de son père. « Il sait tenir l’adversaire à distance, quand on est grand, c’est essentiel », confirme son entraîneur Madjid Nassah, devenu adjoint à la mairie du Havre. Cette retenue force l’admiration de son meilleur adversaire politique : Jean-Luc Mélenchon, qui en a fait le représentant d’une « droite élégante ». Le leader de La France insoumise (LFI), aussi révolutionnaire qu’Edouard Philippe est conservateur, se rappelle, avec une émotion non feinte, d’une de leurs joutes à l’Assemblée, lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron : « J’avais lancé l’attaque. J’attendais sa riposte, prêt à me lancer dans une tirade en citant Robespierre. Edouard Philippe prend sa respiration, je l’attends. Puis rien. Il retient ses coups. Je suis muet », raconte, amusé, l’« insoumis ».
En retour, Edouard Philippe ne manque pas de souligner le « talent oratoire et stratégique » de l’ancien socialiste. Et se distingue des troupes du président, qui ont rangé le chef de file de LFI hors du cadre républicain au même titre que l’extrême droite. « Parfois, il est emporté par sa fougue et franchit la ligne qu’au fond de lui-même il n’accepterait pas », concède-t-il. Pour autant, « je me souviens qu’à chaque fois que notre pays a été attaqué, comme lors des attentats, sa réaction a été impeccable. Je ne peux pas l’oublier. Je le dis. Je l’assume. Je sais ça », lâche-t-il.
« Chez ses soutiens, je me méfierais de ce refus d’obstacle »
Ce flegme, qui se mêle à l’exercice quasi permanent d’une ironie narquoise, aurait eu le don d’exaspérer le président de la République. « Ils n’ont pas le même humour. Tous deux citent Audiard, mais ils n’ont pas la même façon d’en rire. Edouard l’utilise pour se mettre à distance d’une France populaire, Emmanuel Macron, parce qu’il aime cette France populaire », souligne un conseiller du chef de l’Etat.
Cette attitude que d’aucuns associent à de la désinvolture serait le signe du manque de « niaque » d’Edouard Philippe, persiflent ses contempteurs. Dans l’entourage d’Emmanuel Macron, peu parient, de fait, sur le destin présidentiel de l’ancien proche d’Alain Juppé, jugeant que si l’envie le taraudait véritablement il aurait sauté le pas dès 2022. « Il n’a pas cette volonté, cette flamme », veut croire un proche du président.
Au sein de son ancienne famille de LR, beaucoup doutent aussi de l’avenir de l’ancien jeune rocardien. Jean-François Copé, en particulier. Dans le documentaire de l’émission « Complément d’enquête » consacré à Edouard Philippe, diffusé le 19 mai sur France 2, le maire de Meaux (Seine-et-Marne) raconte comment l’ancien premier ministre l’avait sollicité, en décembre 2020, pour étudier une candidature à la présidentielle sous les couleurs de LR. « Nous avons discuté longuement. Ça avait beaucoup de sens. Il était très sympa », confirme l’ancien président de l’UMP. Leurs échanges se sont répétés, avant d’être suivis d’un long silence. « Je n’ai jamais su. Aucun coup de fil. Rien. Ça, ce sont les juppéistes, ça ne rappelle pas », souffle Jean-François Copé, ajoutant : « Chez ses soutiens, je me méfierais de ce refus d’obstacle. »
« Il met de la distance entre lui et la politique »
Edouard Philippe n’évoque pas cet épisode, mais « ne regrette rien ». Se lancer en 2022 « n’aurait eu aucun sens ». « Cela signifiait m’inscrire en opposition avec un bilan qui est, en partie, le mien, cela aurait divisé. Ce n’est pas moi. Mais je ne regrette pas non plus une seconde d’avoir créé Horizons », dit-il. Quant aux critiques : « Ça m’en touche une sans remuer l’autre », plaisante-t-il dans une nouvelle référence chiraquienne.
Son parrain Jean-Pierre Raffarin se rassure : « Il a l’étoffe. » Toutefois l’ancien premier ministre l’admet : « Edouard Philippe est encore en construction. Il met de la distance entre lui et la politique », soulignant que, le moment venu, ce dernier devra passer à la vitesse supérieure… à moins qu’il ne se cabre une fois de plus.
Etre président, c’est « redoutablement difficile », reconnaît l’intéressé. L’envisager, « ça se prépare, ça se pense, ça se réfléchit ». « C’est bien, les envies, mais le sérieux et l’humilité, c’est bien aussi », dit-il. Quant à faire rêver les Français, il y a renoncé. « J’ai beau avoir une barbe blanche, je ne suis pas le père Noël. Il ne s’agit pas de faire rêver à tout prix les Français, il s’agit de leur parler de la France. Il faut avoir une idée claire de ce qu’on veut pour le pays et la faire partager. » Il lui reste cinq ans pour affiner cette idée et, ainsi, faire naître le « philippisme ».
Claire Gatinois
Collé à partir de <https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/06/24/edouard-philippe-la-revanche-du-loyal_6131807_823448.html>