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Pap Ndiaye, le ministre qui veut réconcilier la nation

Par Nicolas Truong  24/06/2022

 

Taxé de « wokisme » et d’indigénisme par l’extrême droite, critiqué par une partie de la gauche pour son analyse des inégalités dont sont victimes les minorités, le nouveau ministre de l’éducation nationale et historien de la condition noire en France rejette l’idée d’un « ministère idéologique ».

C’est un penseur majeur de la question des minorités, un historien, spécialiste des droits civiques américains, qui fait son entrée dans le temple du pacte républicain. Un intellectuel noir, dont l’histoire familiale est en partie issue de celles des colonies, qui prend un poste qu’avait en son temps occupé Jules Ferry. Pap Ndiaye n’ignore ni la force symbolique ni la portée historique de cette nomination. Il les revendique même. Peut-être est-ce même pour cela qu’il a accepté. Sans doute est-ce également pour cette raison qu’il a été tant conspué.

Par l’extrême droite lepéniste : « Ce choix de mettre à la tête de l’éducation nationale un homme qui défend l’indigénisme, le racialisme, le wokisme, est terrifiant pour les parents que nous sommes » (Marine Le Pen sur Twitter). Par l’ultranationalisme zemmouriste (Eric Zemmour, sur BFM-TV) : « Emmanuel Macron avait affirmé qu’il fallait déconstruire l’histoire de France. Il passe aux travaux pratiques avec monsieur Pap Ndiaye. » Mais également par des républicains nationalistes, assimilant le nouvel antiracisme au disqualifiant « islamo-gauchisme ».

 

Insultes révélatrices de « l’impensé colonial »

Des « insanités », s’indigne Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, c’est-à-dire « des choses qui relèvent de la déraison ». Car depuis quelques années, « les débats sur l’identité sombrent dans la plus grande irrationalité », poursuit-il. Des attaques qui ne troublent « pas plus que ça » le nouveau ministre, que nous avons rencontré les 14 et 15 juin à Paris, tant il n’a « aucune estime » pour ses détracteurs les plus outranciers. « Ce sont ceux qui prétendent que Pétain a sauvé les juifs français qui sont les véritables falsificateurs de l’histoire de France », rétorque Pap Ndiaye, qui considérerait presque ces insultes comme « un badge d’honneur ». Des attaques jugées révélatrices de « l’impensé colonial » qui « hante la société française », selon l’essayiste Christian Salmon (dans une chronique sur le site Slate, le 24 mai). Car le « isme » de son « indigénisme » supposé est « une astuce langagière bien commode pour ne pas prononcer le mot “indigène” tout en lui donnant un large écho », remarque le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, sollicité par Le Monde.

Les raisons d’un tel acharnement ? « Confier le ministère le plus emblématique de la République et l’éducation des enfants à un homme noir qui ne renie pas ses convictions en matière de lutte contre les discriminations peut être vécu par certains comme un affront », constate Pap Ndiaye. Qu’un Noir soit un musicien de renom, un célèbre écrivain ou un grand footballeur, soit. Mais un ministre de l’éducation… « Les attaques racistes contre Pap Ndiaye me font penser à celles contre Blaise Diagne [1872-1934], alors député en France, élu du Sénégal, il y a tout juste un siècle, remarque l’historien Pascal Blanchard. A l’extrême droite comme à L’Action française, on ne pouvait accepter qu’un Africain, engagé contre le racisme, puisse appartenir à un gouvernement de la République française, à l’heure de l’Exposition coloniale. Les vieux fantasmes du temps des colonies reviennent tel un boomerang mémoriel. »

 

Marqué par les penseurs antitotalitaires

Cela dit, tempère Pap Ndiaye, « ce ressentiment n’est partagé que par une petite partie de la classe politique ». Sans compter que la démesure des injures a fini par saturer et neutraliser leurs effets. Le ministre a toutefois déposé une plainte contre un « site nazi » au contenu glaçant, vociférant contre la nomination du « cannibale Ndiaye » destinée à « promouvoir le génocide des Blancs » grâce à « sa juive de femme ». Un sommet d’abjection qui lui rappelle que « la lutte contre le racisme est indissociable du combat contre l’antisémitisme », relève-t-il, profondément marqué par les penseurs antitotalitaires, comme Hannah Arendt (1906-1975), et la « lecture déterminante » des récits des rescapés de la Shoah, notamment ceux de Primo Levi (1919-1987).

Mû par un « intérêt fort et ancien pour le monde juif », il fait partie de « cette génération d’historiens qui a découvert sa propre manière de penser le tragique de l’histoire, la fragilité de la démocratie et des droits humains en les éclairant de l’expérience totalitaire », en particulier avec le grand livre de l’écrivain russe Vassili Grossman, Vie et destin (1980). D’autant que l’historien connaît bien l’avertissement rapporté par le psychiatre et militant anticolonialiste antillais Frantz Fanon (1925-1961) : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »

Dans le grand escalier de l’hôtel de Rochechouart, qui abrite le ministère de l’éducation nationale (d’abord appelé celui de l’instruction publique) depuis 1829, le professeur détaché de Sciences Po s’attarde sur la galerie de portraits de ses prédécesseurs. Il s’arrête sur celui de Jules Ferry (1832-1893), l’architecte de l’école obligatoire et gratuite de la IIIe République, mais aussi le défenseur de l’expansion coloniale qui, en 1885, assurait à l’Assemblée nationale que « les races supérieures ont un devoir de civiliser les races inférieures ».

Le promoteur de la « laïque » mais aussi le ministre des affaires étrangères (1883-1885), surnommé « le Tonkinois » – il fut l’un des principaux artisans de la politique coloniale au Tonkin, partie septentrionale de l’actuel Vietnam – auquel le député Georges Clemenceau rappelait « combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation ». Pap Ndiaye sourit. Et fait observer qu’à la différence des propagandistes du racisme biologique, celui de Jules Ferry était « une sorte de progressisme », puisqu’« il croyait au moins que les peuples indigènes étaient perfectibles par l’instruction ».

 

Le sentiment de « double conscience »

Installé au rez-de-chaussée du ministère, dans le grand salon doré, il éprouve une réelle fierté à travailler sur le bureau style Art déco de Jean Zay (1904-1944), le ministre de l’éducation et des beaux-arts du Front populaire. Et rappelle immédiatement qu’à peine entré au ministère, Jean Zay fit l’objet d’attaques très violentes de la part de l’extrême droite pour avoir écrit, à 19 ans, un poème pacifiste et antimilitariste, Le Drapeau (1924), composé afin de dénoncer les massacres de la première guerre mondiale et « pleurer ces quinze cent mille jeunes hommes qui sont morts ». « Je hais tes sales couleurs, le rouge de leur sang, le bleu que tu voles au ciel, le blanc livide de tes remords », s’emportait-il alors dans ce pastiche de jeunesse. « C’étaient déjà les mêmes qui traînaient dans la boue ce grand ministre de la République, qui fut assassiné par la milice de Vichy », observe Pap Ndiaye.

« Quel effet ça fait d’être un problème ? » : cette question, le sociologue et historien américain W.E.B Du Bois (1868-1963) se la posait à une époque où être américain et noir apparaissait comme contradictoire. Dans Les Ames du peuple noir (1903), il nommait ce déchirement, ce sentiment d’être à la fois soi-même, doté d’une vie intérieure intense, et en même temps un autre, réduit par l’extérieur à son apparence, la « double conscience ». Alors, est-on tenté de demander au ministre, qu’est-ce que ça fait d’être un « problème » ? « Cela confirme qu’il y a “un coût d’entrée” à payer lorsqu’on est de couleur, notamment lorsqu’on s’intéresse aux questions de discriminations, que d’autres ont vécues avant moi », répond Pap Ndiaye.

Au fond, l’historien éprouve ce qu’il a démontré dans La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008, rééd. Gallimard, « Folio », 2009). Il y a une expérience sociale spécifique de la « mélanité ». Et celle-ci n’a rien à voir avec la biologie, mais plutôt avec la sociologie. On est noir par le regard et par l’histoire. Par le perçu et l’expérience vécue. Lui-même, d’ailleurs, s’est « découvert noir » lors de ses voyages initiatiques et ses séjours de recherche aux Etats-Unis, entre 1991 et 1996, notamment à l’université de Virginie. En résumé, « [les Noirs] sont noirs parce qu’on les tient pour tels », écrit Pap Ndiaye.

 

Les « races », des catégories imaginaires

La réintroduction de la notion de « race » opérée dans La Condition noire, ouvrage marquant pour les sciences sociales françaises, n’est pas un geste racialiste et encore moins raciste. « Les “races” n’existent pas en elles-mêmes, précise-t-il, mais en tant que catégories imaginaires et construites. » En 1969, la sociologue féministe Colette Guillaumin avait, en pionnière, employé le terme « racisé » afin de désigner les « porteurs d’une marque que ne portent pas les majoritaires », parce que « dans une société blanche, le Blanc ne sait pas qu’il est blanc ». Ainsi « la race n’existe pas » mais « la race existe », écrivait-elle dans une contradiction apparente qu’elle résolvait ainsi : « Elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. »

Même s’il n’utilise que rarement le terme de « racisé », Pap Ndiaye soutient que « la race est une notion utile à l’analyse des inégalités sociales ». Aujourd’hui, de nombreux chercheurs revendiquent son usage, à l’image de la sociologue au CNRS Sarah Mazouz, qui estime que « la race n’existe pas au sens biologique et naturel que le raciste lui attribue », mais qu’« elle existe socialement, comme régime de pouvoir » (Race, Anamosa, 2020).

Mais les black studies que Pap Ndiaye a contribué à introduire en France ont longtemps été minorées avant d’être prisées et critiquées, « sans doute en raison de l’idéologie républicaine assimilationniste, méfiante, voire hostile à l’égard des cultures venues d’ailleurs, particulièrement des régions anciennement coloniales », écrit-il dans La Condition noire. « On voit donc la série de déplacements opérés par ce livre, relève, Marc-Olivier Padis, directeur des études de la fondation Terra Nova, dans un article publié le 3 juin sur le site de la Fondation : prendre en compte les discriminations (et pas seulement le racisme), faire l’histoire d’une minorité (et non d’une communauté), observer une expérience commune (et non une identité). » C’est pourquoi les reproches adressés au nouveau ministre – racialisme, indigénisme, multiculturalisme, etc. – sont, « comme on dit à l’Education nationale, hors sujet », conclut-il.

 

Mettre fin à la « minorisation »

Les critiques opposées à Pap Ndiaye ne viennent pas uniquement des pamphlétaires réactionnaires. Elles sont aussi portées par une partie de la gauche intellectuelle qui conteste ce passage « de la question sociale à la question raciale », pour reprendre le titre, certes initialement tourné de façon interrogative, de l’ouvrage dirigé par l’anthropologue Didier Fassin et le sociologue Eric Fassin, auquel Pap Ndiaye a collaboré (La Découverte, 2006).

Le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel critiquent ainsi « la finalité identitaire » de La Condition noire et reprochent à Pap Ndiaye de ne pas suffisamment dissocié les analyses du savant et les prises de position du militant (Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une théorie, Agone, 2021). Celui-ci n’a pourtant jamais caché vouloir apporter « une contribution au mouvement associatif des populations noires de France », lorsqu’il était membre du Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France (Capdiv) et du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN). Avant même de préciser que les analyses de La Condition noire, qui entend être un « ouvrage scientifique sans concession », étaient « susceptibles de ne pas nécessairement conforter les engagements militants ».

Refusant les « polémiques affligeantes » lancées depuis la nomination de Pap Ndiaye au ministère, Gérard Noiriel continue malgré tout de critiquer (sur son blog, dans un article paru le 23 mai) « sa tendance à placer sur un plan d’égalité la race et la classe alors que le milieu socio-économique joue le rôle déterminant dans le destin social des individus ». Et lui reproche d’« imposer une identité à des gens qui la refusent », puisqu’« une partie importante des Noirs de France ne veulent pas en effet que leur couleur de peau devienne une catégorie de l’action publique ». Mais « la condition noire n’est pas un essentialisme qui affirme une identité noire, rétorque Souleymane Bachir Diagne. C’est le constat qu’une condition est faite aux personnes “de couleur” » qui sont alors « minorisées » : il ne s’agit pas d’exalter sa « minorité » mais de mettre fin à la minorisation, indique-t-il.

Pap Ndiaye l’assure : « Il n’y a pas plus républicain que moi », conscient que « l’école a du mal avec les pauvres » parce qu’elle ne corrige pas assez les inégalités

« Pap Ndiaye raisonne comme s’il n’existait qu’un chemin unique pour combattre les inégalités en présentant le modèle américain comme un exemple à suivre pour la France », insiste Gérard Noiriel. Pourtant, « loin d’une volonté d’américaniser les sciences sociales », Pap Ndiaye déclare sa volonté de « prolonger une longue histoire culturelle intellectuelle française, par laquelle depuis un siècle, on essaie de penser ce que signifie que d’être noir dans les sociétés contemporaines ».

Celle-ci est notamment portée par l’écrivain Aimé Césaire (1913-2008), dans « l’un des plus beaux textes du XXe siècle », sa lettre à Maurice Thorez (le 24 octobre 1956), dans laquelle le député de la Martinique explique au secrétaire général du Parti communiste français pourquoi il quitte le parti : « Nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience. Singularité de notre “situation dans le monde” qui ne se confond avec nulle autre. Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème. Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle. Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle. »

Mais une approche « à l’américaine » ne serait pas forcément antirépublicaine. « Il faut rappeler que les “civil rights” ne cherchaient pas à s’opposer à la République américaine mais visaient à la pousser au contraire à aller dans le sens de sa plus grande perfection [« a more perfect union », est-il écrit dans la Constitution américaine] et à correspondre à son propre idéal, analyse Souleymane Bachir Diagne. Pap Ndiaye manifeste le même esprit républicain. » D’ailleurs, relève le philosophe sénégalais, il cite, en exergue d’un chapitre de La Condition noire, les mots de W.E.B. DuBois : « Le problème noir n’est rien d’autre qu’un test concret des principes fondateurs de la grande République. »

Pap Ndiaye l’assure : « Il n’y a pas plus républicain que moi », conscient que « l’école a du mal avec les pauvres » parce qu’elle ne corrige pas assez les inégalités de naissance et peine à enrayer la reproduction sociale. « S’il échoue dans sa mission, prévient Gérard Noiriel, la logique identitaire qu’il a lui-même mise en avant dès sa prise de fonction risque de se retourner contre lui. Après les insultes racistes qu’il a subies de la part de l’extrême droite, c’est dans son propre camp que surgiront les critiques l’accusant d’avoir trahi la cause des Noirs pour servir la soupe aux maîtres blancs ». Auteur de L’Ethnicisation de la France (Nouvelles Editions Lignes, 2011), l’anthropologue Jean-Loup Amselle n’a pas cette patience, et estime que sa nomination, « c’est l’arbre de la diversité qui cache la forêt de l’ultralibéralisme ».

 

Un libéral, au sens américain du terme

Mais sans doute y a-t-il un malentendu. Car Pap Ndiaye est un libéral, au sens américain du terme. Disons un « social-libéral », confie-t-il, un social-démocrate humaniste tout à fait compatible avec le macronisme : « Ce n’est pas parce qu’on est noir et que l’on combat les discriminations qu’on appartient à la gauche radicale. » Un temps compagnon de route du Parti socialiste, proche de Jean-Christophe Cambadélis et de François Hollande, il cherche à concilier libéralisme et lutte contre les discriminations, comme le font les démocrates américains.

L’émotion politique de sa vie, d’ailleurs, c’est l’élection de Barack Obama, le 4 novembre 2008. Devenu « obamologue », il quitta ce jour-là tardivement un plateau de télévision où il commentait l’actualité. Et confirma au taxi d’origine haïtienne qui le ramenait chez lui, l’élection du candidat de Parti démocrate, fils d’un Kényan et d’une Américaine du Kansas. « Le chauffeur arrêta la voiture sur le bord de la route et se mit à pleurer », se souvient Pap Ndiaye. Il n’était sans doute pas le seul.

Est-il toujours plus cool que « woke » ? Assurément : « Le woke a une âpreté et une manière de cliver, de dire qui a le droit de prendre la parole et qui n’a pas le droit de prendre la parole, il revêt un moralisme qui n’est pas le mien. Je préfère me dire cool, formule que j’emprunte à Obama. »

Avec des collègues ultramarins qui, « par leur être même et leur expérience de vie parlent d’une histoire française qui a été une histoire impériale », Pap Ndiaye espère « contribuer à inscrire la France d’aujourd’hui dans sa relation au monde, et dans une nouvelle relation à l’Afrique, que le président a lui-même esquissée avec beaucoup de force, dans plusieurs discours à Ouagadougou [au Burkina Faso, en 2017], à Kigali [au Rwanda, en mai 2021] et en octobre 2021, avec le sommet Afrique-France à Montpellier. » C’est à ces moments-là que l’intellectuel s’est rapproché d’Emmanuel Macron, dont il affirme qu’il est « le premier président à avoir compris l’importance de refonder les liens avec l’Afrique ».

 

« L’universel n’est pas chauvin »

Au fond, Pap Ndiaye ne cesse de vouloir résoudre les contradictions et dépasser les oppositions. Concilier le républicanisme et le décolonialisme afin de réconcilier la République avec ses minorités. En finir avec la sempiternelle querelle entre le prétendu universalisme et le supposé communautarisme. Et refuser, comme son « maître » Aimé Césaire, de s’« enterrer dans un particularisme étroit » comme de « se perdre dans un universalisme décharné ». Face à « ceux qui ne savent penser qu’un universalisme européen », Pap Ndiaye est soucieux de « montrer que l’universel n’est pas chauvin ». Face à la difficile réparation financière de l’esclavage et à l’insuffisance de la réparation morale, Pap Ndiaye plaide pour une réparation « politique », en luttant notamment contre la perpétuation du racisme. « Il n’y a pas de racisme d’Etat, mais il peut y avoir du racisme dans l’Etat », précise-t-il.

Alors qu’on oppose souvent Martin Luther King à Malcom X, le théologien formé par les plus prestigieuses universités et l’enfant terrible, nationaliste noir qui rallia l’organisation noire et musulmane The Nation of Islam, Pap Ndiaye, auteur de deux ouvrages sur les Afro-Américains (Les Noirs américains. En marche pour l’égalité, Gallimard, 2009, et De l’esclavage à Black Lives Matter, Taillandier, 2021) voit dans le mouvement Black Lives Matter une sorte de synthèse, « un mouvement pour les droits civiques plus divers, moins religieux et patriarcal que le Black Panther ». Chaque analyse ou prise de position de ce pur produit de la méritocratie républicaine et de l’affirmative action à l’américaine est une manière de dépasser les oppositions convenues entre l’égalité et la diversité, le social et le sociétal, les généralistes et les singularistes.

 

Pas de « ministère idéologique »

C’est pourquoi il souhaite, en matière éducative, « sortir de la guerre des tranchées ». Il faut dire que son prédécesseur, Jean-Michel Blanquer, n’a cessé d’en creuser, à force de guerroyer contre le « wokisme » qui « sape la démocratie et la République », « l’islamo-gauchisme » qui « mène au pire » ou de comparer la French Theory à un « virus » contre lequel il fallait trouver un « vaccin ».

Pap Ndiaye est-il un anti-Blanquer ? « Je ne dirigerai pas un ministère doctrinaire, je ne veux pas faire de cette institution un ministère idéologique », répond-t-il. Pap Ndiaye, qui « ne cultive pas le goût du clivage », souhaite même que ce ministère soit celui de « la réconciliation nationale ». D’ailleurs, le grand débat sur l’avenir de l’école qu’il a annoncé pour la rentrée sera sans doute l’occasion de « sortir de l’opposition entre les républicains et les pédagogues », entre les partisans et défenseurs de la transmission des savoirs et les praticiens et théoriciens des savoirs de la transmission : « Aujourd’hui, le grand Ferdinand Buisson [1841-1932], qui fut directeur de l’enseignement primaire en France de 1879 à 1896, serait relégué dans le camp des pédagogistes », fait observer le ministre.

En matière de laïcité, il affiche une même volonté de sortir de la guerre des tranchées. Celui qui se sent « très à l’aise avec la loi de 1905 » souhaite éviter la grande confusion qui entoure ces questions et apaiser les tensions : « Le problème, ce sont les islamistes qui portent un projet politique de destruction de la République, ce sont les terroristes et pas une maman qui met un fichu sur la tête pour accompagner une classe, ce qu’elle a d’ailleurs parfaitement le droit de faire. Il ne faut pas se tromper de combat. On peut faire preuve de tolérance sans naïveté », assure celui qui consacra sa première visite officielle au collège dans lequel enseignait Samuel Paty, assassiné le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), dont il a lu et commenté le mémoire de master d’histoire intitulé « Le Noir, société et symbolique 1815-1995 » (PUL, 2020). « Pap Ndiaye est porteur de la véritable laïcité, assure Jacques Toubon, celle de la liberté de culte et de conscience, de croire et de ne pas croire et non celle du repli. » Ainsi apparaît-il comme proche de la conception de la laïcité étudiée par les universitaires Jean Baubérot ou Valentine Zuber.

 

Associer réflexion historique et action politique

Ce « réconciliateur », comme dit sa sœur, l’écrivaine Marie NDiaye, semble également à l’aise dans son costume de ministre. « Je dois tout à l’école », déclare ce fils de Tidiane N’Diaye, premier ingénieur des Ponts et Chaussées de l’Afrique subsaharienne, et de Simone Rousseau, professeure de sciences naturelles au collège, première diplômée d’une famille de fermiers de la Beauce. « L’école, c’est le trésor de ceux qui n’en ont pas », poursuit encore celui qui fut un élève brillant, ému quotidiennement par « l’acte de confiance en l’institution que les parents font en déposant, chaque matin, leurs enfants à l’école ».

Pap Ndiaye avait, depuis longtemps, envie d’associer la réflexion historique à l’action politique. La Condition noire en a été assurément l’un des premiers jalons. L’exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse », présentée en 2019 au Musée d’Orsay, dont il fut le conseiller scientifique, a marqué sa volonté de sensibiliser le public à l’histoire et à la représentation de cette minorité.

En 2021, le rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris qu’il rédigea avec Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, recommandant notamment de ne pas recourir aux pratiques du « blackface », « yellowface » et « brownface » dans tous les opéras et ballets, témoigne de son souci de mêler le « respect des minorités » et le « refus de la censure ». Nommé la même année directeur général du Palais de la Porte-Dorée et directeur du musée de l’Histoire de l’immigration, il occupa une fonction particulièrement importante, « à l’heure des replis identitaires et xénophobes ». Alors il est possible de comprendre qu’être le premier ministre de l’éducation noir d’un gouvernement, même bousculé par la nouvelle configuration du Parlement, soit pour lui « la tâche d’une vie ».

Nicolas Truong

 

 

Collé à partir de <https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/24/pap-ndiaye-le-ministre-qui-veut-reconcilier-la-nation_6131819_3232.html>