Une direction accusée, une rédaction brisée : l’enquête qui met le feu au « Canard enchaîné »
Accusée d’avoir rétribué durant vingt-quatre ans la compagne d’un dessinateur historique pour un emploi fictif, la direction du « Canard enchaîné » plaide « un montage un peu acrobatique », mais dément toute fraude. Depuis son manoir dans l’Orne, le couple en cause assure qu’ils ont « travaillé ensemble », tandis que la rédaction se déchire publiquement. La police, elle, enquête.
1 septembre 2022
La direction du Canard enchaîné a-t-elle commis l’irréparable ? L’annonce par Le Monde et Radio France de l’ouverture d’une enquête judiciaire pour « abus de biens sociaux » et « recel », visant le possible emploi fictif pendant plus de 20 ans de la compagne du dessinateur et administrateur historique du Canard enchaîné, André Escaro, a fracturé comme jamais cette semaine l’équipe du journal satirique.
Six journalistes administrateurs du titre – dont le président Michel Gaillard et le directeur délégué Nicolas Brimo – ont cosigné, mercredi 31 août, à la une, un texte d’explication au nom d’un « comité d’administration du Canard », une entité jamais apparue jusqu’alors, justifiant le versement de ces salaires. Tout en reconnaissant un « montage un peu acrobatique », la direction indique avoir voulu pérenniser la collaboration du dessinateur après son départ à la retraite, tout en lui assurant l’aide de sa femme.
© Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Dans la foulée, une quinzaine de journalistes et dessinateurs ont pris la plume pour dénoncer publiquement cette défense, qu’ils jugent intenable. « Le droit social français ne prévoit pas de rémunérer un salarié à la place d’un autre », ont sèchement réagi les opposants, parmi lesquels plusieurs figures du journal, comme Claude Angeli, ancien rédacteur en chef chargé des enquêtes, et des dessinateurs de renom (Pancho, Wozniak, Cardon, etc.).
La mèche, qui met aujourd’hui le feu au Canard enchaîné, a été allumée le 10 mai dernier par le journaliste Christophe Nobili, créateur il y a peu d’une section syndicale SNJ-CGT au sein du journal. Ce jour-là, le journaliste, qui est aussi actionnaire du titre, a dénoncé les faits dans une plainte déposée au parquet de Paris, faisant valoir son statut de lanceur d’alerte en vertu des dispositions de la loi Sapin 2.
Ironie de l’histoire, Christophe Nobili est l’un des auteurs de l’enquête sur l’emploi fictif de l’épouse de l’ancien premier ministre et candidat à la présidentielle François Fillon. Un autre coauteur des révélations sur le couple Fillon et qui a aussi démonté naguère les systèmes chiraquiens, Hervé Liffran, s’est quant à lui rangé du côté de la direction.
En devenant délégué syndical, Christophe Nobili a découvert que la compagne du dessinateur André Escaro, 94 ans, administrateur jusqu’au mois de juin dernier du Canard enchaîné, avait été rémunérée depuis 1996 par le journal sans que la rédaction et ses cadres n’en aient été informés, et sans que sa collaboration ne soit connue. Dans un journal comme le Canard, spécialisé depuis les années 1970 dans les questions d’intégrité publique, le dossier, évidemment, fait mal.
Selon les chiffres qui circulent en interne, c’est une somme de 1,5 million d’euros net, soit environ 3 millions avec les charges, que l’hebdomadaire aurait déboursée de 1996 à 2019 au bénéfice de la femme d’André Escaro ; somme à laquelle il faut ajouter des piges versées entre 2020 et 2022 après le départ à la retraite de cette dernière, qui touche aussi une retraite complémentaire du journal.
André Escaro et sa femme entendus par la police
Rencontrés par Mediapart, mercredi 31 août, dans leur manoir de l’Orne, André Escaro et sa femme ont indiqué avoir été entendus par les policiers de la brigade financière de la préfecture de police de Paris, mardi 23 août, dans les locaux d’une gendarmerie des environs.
Dans la cuisine de leur château fort du XIIe siècle (un monument historique qu’ils restaurent depuis plusieurs dizaines d’années), le couple veut afficher une sérénité à toute épreuve. « On a travaillé ensemble depuis toujours, c’est ce que j’ai expliqué au capitaine, expose Édith V., la compagne d’André Escaro. On échangeait des idées sur les événements, et la politique. On travaillait ensemble. Les couples de journalistes, c’est comme les couples de pianistes. De toute façon, on a la conscience tranquille, et on n’a pas l’impression d’avoir volé qui que ce soit. »
« On ne parle jamais de mes dessins, c’est bizarre », abonde André Escaro, qui rappelle qu’il a bel et bien fourni ses illustrations au journal durant les 24 ans en cause.
La femme d’André Escaro n’avait pas de contrat de travail.
Édith V., qui avait précédemment collaboré au Collectionneur français, une petite revue dirigée par Escaro, concède toutefois qu’elle n’a pas signé de contrat de travail avec le Canard. « C’est là que le bât blesse », explique-t-elle. La compagne d’Escaro juge néanmoins qu’il y a « une campagne derrière tout ça, pour déstabiliser le journal ».
À l’unisson du couple, la direction se défend de toute fraude dans son texte publié cette semaine sous le titre « La réalité dépasse le fictif ». D’après elle, la compagne d’Escaro aurait été rétribuée afin que ce dernier poursuive son activité d’illustrateur après son départ en retraite – le cumul emploi-retraite n’étant alors pas autorisé. Le Canard l’admet donc du bout de la plume : la compagne a ainsi encaissé 24 ans durant des salaires pour le compte du dessinateur, lequel était aussi l’un des trois administrateurs du journal.
Mais Édith V. avait aussi son rôle à jouer, selon le plaidoyer de la direction. Le dessinateur aurait ainsi posé une « condition » à la poursuite de son activité : « Que sa compagne Édith l’épaule en lui mâchant un peu le travail. » « Il continuera à dessiner, mais elle lira la presse pour lui et l’aidera à trouver l’astuce qui fait le sel des “cabochons” » [les petites illustrations publiées sur la page 2 - ndlr], résume la direction du Canard. […] C’est ainsi qu’Édith a été embauchée, en renfort d’André, lequel évidemment n’a plus touché un sou. »
À raison de six cabochons par semaine, durant 26 ans, « plus de 8 000 cabochons originaux » ont donc été publiés, se félicite le comité d’administration du journal. Les dessins n’avaient « rien de fictif », soutient-il. « Où est la victime ? Quel abus ? Et quel bien social ? Qui a été lésé ? », s’indigne-t-il presque.
La réaction de la direction qualifiée de « fillonesque »
Loin de convaincre, ces arguments ont même un peu plus divisé la rédaction. « Fillonesque ! », a réagi un journaliste auprès de Mediapart, en référence aux contorsions de l’ancien premier ministre après les révélations du Canard sur l’emploi fictif de sa femme. « C’est d’un culot d’acier ! », s’est étranglé un autre.
Le texte des opposants diffusé le même jour déconstruit point par point l’argumentation de la direction. « Nous prenons bonne note que la direction continue, pour justifier l’emploi d’Édith pendant 24 ans en CDI avec carte de presse, d’osciller entre la thèse d’un travail véritable d’assistante et la reconnaissance d’une rémunération indirecte de son mari, seul auteur des dessins et seul à même d’en céder les droits », écrivent les signataires.
Ils relèvent aussi que « les termes employés pour caractériser son prétendu travail d’assistante dessinatrice à plein temps [« l’épauler en lui mâchant un peu le travail », « lire la presse pour lui », « l’aider à trouver l’astuce » – ndlr] prêtent à sourire ». « Non, ce n’est pas un “binôme” qui dessinait chaque semaine dans le journal ! En tout cas, Édith est restée tout ce temps une “rédactrice”, comme indiqué sur sa carte de presse, inconnue du reste de ses collègues du journal », taclent encore les signataires.
Ceux-ci regrettent que la « faute », « reconnue par la direction lors de la conférence de rédaction du 29 août », ait été finalement gommée du texte publié en défense à la une du journal.
Ouverte rapidement après le dépôt de la plainte, l’enquête judiciaire semble s’être accélérée ces dernières semaines avec l’audition de nombreux – notamment anciens – salariés du journal. D’après nos informations, plusieurs d’entre eux, qui échangent depuis leurs auditions, en sont convenus sans difficulté : le travail de la femme d’André Escaro leur était totalement inconnu.
Sur son blog, un ancien chef d’édition du Canard, Jean-Yves Viollier, a d’ailleurs publiquement apporté de l’eau au moulin de la plainte de Christophe Nobili. Il a en effet affirmé qu’à son époque (entre 1997 et 2012), « il était clair qu’un stratagème avait été mis en place pour que le retraité André [Escaro] puisse continuer à dessiner tout en procurant un peu d’argent de poche à sa femme. Mais nous étions loin d’imaginer que ces six ou sept cabochons […] étaient plaqués or ».
Au-delà du soupçon judiciaire, dont il reviendra in fine au parquet de Paris ou à un juge de dire s’il est établi ou non, de nombreuses sources internes expliquent que cette affaire Escaro est le fruit de décennies de gestion opaque au sein du journal et d’une gouvernance par les plus anciens.
Ainsi, la constitution, au début de l’année, d’une section syndicale SNJ-CGT a été vécue par la direction comme un crime de lèse-majesté. Dans un courrier envoyé en mars dernier aux deux directeurs Michel Gaillard et Nicolas Brimo – il n’était alors pas question d’affaire d’emploi fictif –, Christophe Nobili et 13 autres signataires disaient déjà s’inquiéter pour l’avenir du journal, en dépit de ses réserves financières (plus de 135 millions d’euros en trésorerie).
« Le quart d’entre nous a plus de 70 ans (dont cinq retraités), la moitié a plus de 60 ans. Cette moyenne d’âge élevée ne va pas s’arranger avec le temps… Pourquoi ne pas préparer la relève ?, proposaient-ils. Que ce soit pour les textes ou le dessin, Le Canard semble déplumé. » Les « canetons du SNJ-CGT », comme ils se présentent eux-mêmes, s’alarmaient en ces termes : « Nous ne savons pas où nous allons. L’avenir du Canard nous semble opaque, illisible, menacé. »
Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/journal/france/010922/une-direction-accusee-une-redaction-brisee-l-enquete-qui-met-le-feu-au-canard-enchaine>