« Le Magicien » : Colm Toibin éclaire les masques de Thomas Mann

Avec « Le Magicien », le grand écrivain irlandais livre un superbe roman biographique, hommage nuancé à ce moderne absolu qu’est l’auteur de « La Mort à Venise ».

Par Nicolas Weill

Publié le 03 septembre 2022

 

L’écrivain allemand Thomas Mann et son épouse, Katia Pringsheim, en Californie. Photo non datée. PHOTO12.COM/ULLSTEIN BILD

 

« Le Magicien » (The Magician), de Colm Toibin, traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, Grasset, « En lettres d’ancre », 608 p., 26 €, numérique 18 €.

L’œuvre et la personne de l’écrivain allemand Thomas Mann (1875-1955) posent une sérieuse énigme à l’histoire littéraire. Contrairement à bon nombre de ses ­contemporains, ce classique de la modernité, incarnation de l’Allemagne des Lumières, de la ré­conciliation avec les mœurs démocratiques, jouit, depuis les années 1980, d’un regain de faveur aussi bien auprès du public interna­tional que des nouvelles générations d’écrivains allemands. Outre-Rhin, il est rare que les nouveaux auteurs ne caressent pas secrètement l’ambition d’écrire leur « grand roman mannien ». L’homosexualité latente de ce père de six enfants, le brouillage des pistes narratives trop simples et la distance ironique qui caractérisent son style n’ont cessé de captiver cinéastes, auteurs et critiques. Depuis les années 2000, il est devenu un ­sujet de prédilection pour les ­études queer. Comme l’a fort bien ­résumé l’écrivain Daniel ­Kehlmann, lauréat du prix Thomas Mann, en 2008 : « Serait-il possible que sa grandeur soit également inséparable d’un côté ­sombre et que ce qu’il a de grandiose ne puisse être accessible sans ce qui nous dérange en lui ? »

 

Le vaste roman biographique proposé par l’écrivain irlandais Colm Toibin, Le Magicien, donne une superbe confirmation à cette hypothèse. En insistant sur la dualité ­foncière de l’existence comme de l’écriture de Mann, ce livre fournit l’une des raisons de l’inoxydable et paradoxale familiarité que l’auteur de Tonio Kröger (1903) continue à susciter un peu partout dans le monde. L’ambivalence d’une modernité écartelée entre progrès et barbarie, entre mondialisation et enracinement, se reflète d’ailleurs dans l’entreprise même de Toibin. Quand on est soi-même un auteur prolifique, se vouer à un écrivain enraciné dans un ­espace culturel et linguistique ­différent du sien, se plonger des années durant dans l’immense bibliographie qui le ­concerne ­témoigne à la fois d’une grande générosité littéraire et d’une volonté d’échapper aux ­assignations.

Colm Toibin ne pastiche ­jamais son modèle

Colm Toibin, qui ne pastiche ­jamais son modèle, met du reste sa démarche en scène, ou « en abyme », dans un passage où Mann, surpris en Suède par la ­déclaration de guerre de 1939 et alors qu’il tente de regagner en toute hâte son refuge américain, est bloqué par des fonctionnaires britanniques : « Quand les douaniers découvrirent un dessin de Thomas représentant une pièce, avec une table ovale au centre et des noms griffonnés tout autour, ils devinrent soucieux. “C’est pour mon roman [Charlotte à Weimar, 1939], expliqua Thomas. C’est un croquis de la salle à manger de Goethe. Voyez, son nom est écrit ici, et les autres noms sont ceux de ses invités. Cela se passait au début du XIXe siècle. – Comment savez-vous qui était présent autour de la table ? demanda l’un des douaniers. – Je n’en sais rien. J’imagine de quelle façon ils étaient ­assis pour pouvoir imaginer leur conversation”. »

De ce genre d’épisode, Toibin tire sa lecture de l’œuvre en assumant pleinement son « biographisme », c’est-à-dire en déchiffrant la fiction ou, du moins, sa genèse, à l’aide des péripéties jalonnant la vie de l’auteur. La Mort à Venise (1913) naît ainsi d’un ­séjour au Lido de Venise, mais qui a eu lieu en compagnie de sa femme, l’énergique Katia Pringsheim, l’autre protagoniste du livre, et de son frère aîné, l’écrivain Heinrich Mann (1871-1950). A l’occasion d’un autre séjour effectué par Katia, en 1912, dans un sanatorium de Davos (Suisse), Mann, grisé par le mélange macabre et enchanté du lieu, le transpose dans La Montagne magique (1924). De même, les « candélabres de Lübeck », cité natale de l’écrivain décrite dans la saga des Buddenbrook (1901), accompagnent les déménagements successifs imposés à la famille par les soubresauts du XXe siècle, en symbole nostalgique de deux pays irrémédiablement perdus, la jeunesse et l’Allemagne.

L’auteur se refuse à accabler son personnage

Le Magicien n’a nullement les contours d’une statue pour panthéon personnel, pas plus que le livre consacré à Henry James (1843-1916) par le même Toibin, Le Maître (Robert Laffont, 2005). Mann n’y a rien d’un héros, quoique devenu conscience morale et phare, avec Albert Einstein ou Bertolt Brecht, du « Weimar en exil ». Nationaliste et va-t-en-guerre pendant le premier conflit mondial, rappelle Toibin, Mann tarde à se prononcer publiquement contre le national-socialisme au pouvoir, alors qu’il l’a dénoncé précocement, en 1930. S’il redoute de voir ses livres carbonisés dans les autodafés nazis, et son éditeur allemand ruiné, il cherche aussi à éviter des représailles contre les parents juifs de sa femme.

Lire aussi (2011) : « Brooklyn », de Colm Toibin : une Irlandaise à New York

Généralement, Toibin se refuse à accabler son personnage. Tout en nuances, il reconnaît que Katia et lui n’ont cessé d’entretenir la bohème chaotique des plus célèbres de leurs fils et filles, Klaus et Erika Mann, deux antifascistes actifs. Par leur liberté sexuelle, ces derniers défrayaient la chronique, dans les années 1920, avant de devenir l’un écrivain, l’autre artiste puis reporter de guerre. L’auteur ne rend pas ­Thomas Mann responsable de leurs échecs ni de la tragédie que fut le suicide de Klaus, à Cannes, en 1949. Du reste, le titre du roman, Le Magicien, a pour origine l’affectueux sobriquet dont était affublé Thomas Mann par ce ­cercle familial, que son art d’escamoter les problèmes fascinait autant qu’il agaçait, tout comme les tours de prestidigitation dont il le gratifiait à table.

Colm Toibin a ses « angles » privilégiés. Les troubles dans la vie intime et politique occupent le devant de la scène. Le Joseph biblique – autre figure de banni, pourtant –, qui inspire à Mann quatre gros volumes de 1933 à 1943 (Joseph et ses frères), l’intéresse visiblement moins. Toute nourrie d’érudition et de lectures incessantes, la prose mannienne cohabite avec un dilettantisme qui amène parfois l’écrivain à frayer avec des domaines qu’il ne maîtrise guère, comme la musique dodécaphonique dans Le Docteur Faustus (1947), et à parfois piller des sources.

L’attrait pour les beaux garçons

Ni héros ni antihéros, donc, et encore moins homme ordinaire, l’écrivain, tel que Toibin reconstitue son existence, n’a cessé de consolider ses masques, qui, comme dans certains tableaux de la Renaissance, ont fini par se fondre dans la chair de son visage. Comment ne pas considérer le dernier livre de l’auteur vieillissant, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull (1954), « un escroc, un imposteur, un individu à la nature extra­vagante et licencieuse », souligne Toibin, comme l’aveu de sa ­propre imposture ?

Le Mann de Toibin a en tout cas pour basse continue la lancinante culpabilité provoquée par son attrait pour les beaux garçons, depuis l’inoubliable Tadzio, immortalisé par Visconti dans Mort à Venise (1971), jusqu’à Franzl, serveur au Grand Hôtel Dolder de Zurich, en 1950, la seule de ses aventures sans lendemain qui figure dans son ­journal. Il demeure en réalité difficile de savoir si cet attrait l’a mené aussi loin qu’aime à le suggérer Le Magicien. Du moins l’hommage lucide et passionnant que Colm Toibin rend à Mann éclaire-t-il ce paradoxe de la modernité mannienne : opposer toujours l’ambiguïté aux certi­tudes et aux identités.

Lire un extrait sur le site des éditions Grasset.

Les autres Mann

Le roman de Colm Toibin ­redonne toute sa dimension à la figure de Katia Pringsheim (1883-1980), l’épouse de ­Thomas Mann, dont la fortune familiale assura, outre la vente de ses livres, la prospérité de l’écrivain. Celle-ci, certes ­écornée par l’exil, lui permit de mener une existence de grand bourgeois aisé, notamment aux Etats-Unis, où il fit bâtir une villa de style inter­national à Pacific Palisades (Los ­Angeles).

A côté des deux turbulents aînés, Klaus et Erika Mann, Le Magicien s’attarde sur les quatre autres enfants de Mann. Son plus jeune fils, Golo Mann (1909-1994), se fera historien. Michael Mann (1919-1977), altiste puis professeur de littérature allemande à ­Harvard, sera le seul à assister aux obsèques de son frère Klaus, à Cannes, en 1949. ­Monika Mann, décrite comme fantasque par Toibin, mira­culeusement sauvée d’un ­naufrage causé par un sous-marin allemand, en 1940, alors qu’elle regagnait le Canada, ­deviendra écrivaine. Quant à Elisabeth Mann (1918-2002), dont le roman de Toibin suggère que son père espérait la voir rester à ses côtés et gérer son œuvre, elle aura une carrière de chercheuse spécialiste de l’environnement et des lois maritimes. N. W.

Nicolas Weill

 

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/09/03/le-magicien-colm-toibin-eclaire-les-masques-de-thomas-mann_6140105_3260.html

 

Colm Toibin : « En matière d’homosexualité, la vie de Mann demeure un continent englouti »

 

 

L’écrivain irlandais Colm Toibin, à New York, en 2014. BRYAN BEDDER/GETTY IMAGES VIA AFP

 

Colm Toibin est né en Irlande en 1955. Il est l’auteur d’une œuvre importante composée de romans et d’essais. Après avoir travaillé comme journaliste et résidé dans le monde hispanophone, il vit entre l’Irlande et les Etats-Unis, où il ­enseigne à l’université Columbia (New York). Il s’affirme publiquement comme gay, et a consacré un ouvrage à Henry ­James, Le Maître (Robert Laffont, 2005). Il signe aujourd’hui Le Magicien, roman biographique sur Thomas Mann et les siens.

 

Pourquoi avoir consacré un ­roman à Thomas Mann plutôt qu’à un ­écrivain anglophone, un ­compatriote irlandais comme Joyce, par exemple ?

La raison en est simple. Ce qu’on a lu avant 23 ans vous marque pour toute une vie, et c’est à cet âge que j’ai lu Le Docteur Faustus, La Montagne magique, Les Buddenbrook. Par ailleurs, dans le monde anglo-saxon, quand j’avais 18 ans, si l’on voulait faire partie des gens à la page, il fallait avoir vu les films de Godard et lu La Montagne magique – pas Ulysse. C’était incroyablement en vogue, à cette époque. Quand je suis allé à l’université, en 1972, je venais d’une famille et d’un milieu très nationalistes, et j’avais de l’antipathie pour l’Angleterre. Après avoir quitté l’université, trois ou quatre ans plus tard, tout cela m’a soudain paru stupide. L’Irlande n’était plus cet endroit spécial pour lequel je devais me battre. Ce changement a été vécu par beaucoup d’Irlandais de ma génération, qui sont passés du nationalisme au pluralisme, et l’évolution de Thomas Mann de 1914 à 1920, sa transformation de militariste pangermaniste en démocrate m’a aussi intéressé pour cela.

L’homosexualité latente qui habite l’œuvre et l’existence de Mann ­constitue un thème central du ­ « Magicien ». Pourtant, à propos de certaines rencontres, vous poussez la description jusqu’à une sexualité ­active, sans que cela ait jamais été ­attesté. Pourquoi ?

Mon job n’est pas de décider ce qui arrive réellement, mais d’imaginer ce que Mann pense quand il regarde par sa fenêtre. A Munich, il vit d’abord seul, sans famille, avant de la construire. Les chances qu’il n’ait eu aucune rencontre érotique sont proches de zéro. Certes, il doit se marier et n’a nulle envie de vivre l’existence d’un homosexuel errant à travers le monde. Mais aucune vie gay n’est simple. Il a passé sa vie dans des hôtels et n’a pas dû manquer d’occasions. Jusqu’où les a-t-il poussées ? Ce n’est pas documenté, mais ce n’est pas non plus un rêve ou un cauchemar de romancier !

L’œuvre et la vie de Mann ont été ­investies par les études queers, qui croisent les approches féministe, gay, postcoloniale, etc. Votre ­fiction va-t-elle dans ce sens ?

Oui et non. Ainsi, je ne parle pas dans le livre de la peinture du corps féminin chez Mann, toute faite de pathologie et de désir, et qui est sinistre au plus haut point. De ce point de vue, il reste un homme de son temps. Peut-être la seule créature féminine positive qu’il ait jamais inventée a été… sa femme, Katia Pringsheim. Quand il s’agit de l’histoire gay, les archives sont minces, et l’on est obligé de puiser les sources dans les procès, les jugements et les documents judiciaires. Mais par là on rate la vie ordinaire. L’historien américain George Chauncey, qui étudie le monde homosexuel, essaie de travailler sur les pointillés. Et ce sont ces pointillés qui me captivent quand j’en viens à me plonger dans la vie de Thomas Mann, à me ­confronter à une personnalité importante qui n’a pas laissé transparaître grand-chose d’elle-même dans sa vie publique ni dans sa correspondance. En matière d’homosexualité, la vie de Mann demeure un continent englouti. D’où, justement, son importance pour les études gays. Je ne les enseigne pas, mais, si je le faisais, Mann serait pour moi un sujet de choix.

Pourquoi avez-vous fait de Katia Pringsheim une figure centrale de votre roman ?

C’est vrai, mon livre est aussi l’histoire d’un mariage. J’avais besoin que Katia soit là, en permanence. Chaque fois qu’elle entre dans une pièce, j’ai tenu à ce qu’elle dise quelque chose de subtil. Elle possédait une vive intelligence et un sens politique plus affûté que son mari. Parfois, Mann passe dans le récit comme un fantôme. Il ne parle pas, personne ne devine ce qu’il pense, il se réfugie dans son bureau pour échapper au bruit ambiant. Dans mon roman, Mann n’a pas de visage. Katia, en contrepoint, en tire une sorte de vie. Mais savoir si oui ou non elle a contribué à son œuvre ne me préoccupe pas. Sa fonction consiste à être toujours en vie, dans la mesure où lui ne l’est pas. Tous les convives ont une discussion animée à table, lui non. Il demeure spectral, absent. Cela implique que quelqu’un d’autre soit présent et colore l’histoire.

Les œuvres de Mann occupent une place réduite dans votre livre, tout en imprégnant votre narration. Cette démarche de les expliquer par la vie de l’auteur n’est-elle pas surannée ?

La lecture même de Mann l’impose. Pourquoi Adrian Leverkühn, le musicien du Docteur Faustus, habite-t-il plus ou moins la même maison bavaroise que la mère de Mann dans les vingt dernières années de sa vie, à Polling ? Dans La Montagne magique, ne voyons-nous pas Mann aller rendre visite à Katia à Davos, et la transformer plus tard en un jeune homme, Hans Castorp, le personnage principal ? J’ai cherché à suivre pas à pas le « magicien » travaillant les faits, les informations biographiques, et les retournant. Les biographes ont du reste fini par localiser le garçon polonais de La Mort à Venise, qu’ils ont photo­graphié dans sa vieillesse [Wladyslaw Gerard Jan Nepomuk Marya Moes (1900-1986)].

Figure de l’antifascisme, exilé dès 1933, Mann, tel que vous l’imaginez, n’a pourtant rien d’un dissident. ­Jugez-vous négativement son ­engagement politique ?

Mann n’a rien d’un héros, et il ne l’était pas à ses propres yeux. Son personnage de dissident fort et éloquent, forgé dans l’Amérique des années 1942-1944, a été une pure invention. Personnellement, je suis passionné par les zones grises, et je ne cherche pas à prononcer des jugements moraux. En tant que romancier, il faut se garder de tout verdict expéditif. Mann était prudent et conservateur par nature. Il aimait l’idée qu’il se faisait de son lectorat allemand. Il craignait de le perdre, et cet enjeu était considérable pour lui. Quelle est la bonne voie à suivre ? Un roman peut capter cette pusillanimité et les dérives qu’elle entraîne. Mann n’opérait pas des choix éthiques, il laissait le cours des choses l’emporter. Surtout, n’oubliez pas que, en tant qu’auteur de fiction, je ne me préoccupe nullement d’érudition ni d’exactitude. Ce qui m’intéresse, c’est de forger une illusion pour vous, lecteur. Parfois, moins j’en sais, mieux c’est.

Nicolas Weill

 

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/09/03/colm-toibin-en-matiere-d-homosexualite-la-vie-de-mann-demeure-un-continent-englouti_6140106_3260.html