Septembre 2022
Les grandes écoles au secours des collèges défavorisés
Missionnaires de luxe pour l’enseignement
Avec quatre mille postes d’enseignant vacants à la rentrée – un record –, la crise des vocations s’approfondit en France. Tandis que des milliers de contractuels sont en passe d’être recrutés au pied levé, une association fait grincer des dents. Le traitement sur mesure dont bénéficient ses recrues agace leurs collègues, bien moins cajolés.
par Anne Jourdain
Kristian Desailly. – « Souvenir de classe », 2019
© Kristian Desailly - www.artwayculture.com
«Veuillez reprendre confiance avant de monter. » Dans un immeuble cossu du quartier de la Bastille, on a peinturluré, en lettres capitales, un conseil à chaque palier. Ce sont les locaux de L’Ascenseur, une « coalition d’associations pour l’égalité des chances », très bien subventionnées (1). Ici, on s’active pour « accompagner ceux qui en ont besoin et libérer leur potentiel ». Au septième étage, les équipes du Choix de l’école jouissent d’une vue dégagée sur les toits de Paris. Mais la dizaine de salariés de l’association voit plus loin. De l’autre côté du périphérique. Fondée en 2015, Le Choix de l’école veut concourir à l’« amélioration du niveau des collégiens scolarisés dans les territoires les moins favorisés ». Son terrain d’expérimentation : les établissements classés en zone d’éducation prioritaire, les collèges des réseaux d’éducation prioritaire renforcée (REP +) de Seine-Saint-Denis en particulier. Le Choix de l’école veut attirer des diplômés de l’enseignement supérieur, des perles rares fraîches émoulues des filières d’élite et prêtes à enseigner pour une période de deux ans dans un collège de banlieue.
La parenthèse humanitaire ou l’engagement dans des associations caritatives sont fréquents dans les parcours d’études des classes supérieures. Chaque grande école a son association humanitaire, comme Fleur de bitume pour l’École des hautes études commerciales (HEC) de Paris, dont le programme « Pain perdu » vient en aide aux sans-abri. Et, à mesure que la ségrégation fracture les grandes agglomérations, il n’est plus nécessaire de s’envoler pour rejoindre une terre de mission. Aujourd’hui, il est possible de satisfaire un désir d’engagement — ou préparer une reconversion — en posant ses bagages dans une salle de classe d’une commune pauvre.
Main dans la main avec les grandes écoles (comme l’École supérieure des sciences économiques et commerciales [Essec] et HEC, avec lesquelles l’association a noué des partenariats en 2019), Le Choix de l’école recrute ainsi ses professeurs parmi les diplômés ou les jeunes actifs cherchant à exercer « un métier d’utilité sociale ».
En retour, l’éducation nationale leur garantit une affectation à temps plein dans un seul établissement, un luxe au regard du sort habituellement réservé aux autres personnels contractuels.
Recrutés en contrat à durée déterminée (CDD) pour une année scolaire ou moins, au gré des besoins, les contractuels ordinaires sont devenus indispensables au fonctionnement de l’école publique. Ils répondent aux objectifs de flexibilité que l’institution peine à imposer à ses professeurs titulaires, que leur statut protège encore un peu. Au cours des cinq dernières années, leur nombre a augmenté de 26,3 % dans l’enseignement secondaire public (2). Ils assurent les remplacements de longue durée et, surtout, des reliquats d’heures ici ou là. Ils courent d’un établissement à un autre, sans pouvoir en vivre décemment : 27 % d’entre eux demeurent à temps partiel. Si cette situation touche l’ensemble du territoire, certaines académies sont davantage concernées, et l’ont été plus précocement. En Seine-Saint-Denis, les effectifs du secondaire comptaient déjà 13 % de contractuels en 2018, un record pour la France métropolitaine (3).
Tout autre est le sort réservé aux contractuels du Choix de l’école. En 2017, à la suite d’un entretien de pure forme avec un inspecteur académique, M. Paul T. (4) est affecté dans l’académie de Créteil : « Après cinq années à HEC, j’ai suivi la voie classique : conseil en stratégie pour le Boston Consulting Group, témoigne-t-il. Je gagnais très bien ma vie, mais pour rien au monde je n’y retournerais. Le professorat m’avait toujours attiré, le programme proposé par l’association m’a convaincu de sauter le pas. Je pouvais “tester” le métier, et j’étais accompagné. Grâce à elle, j’avais des billes à la rentrée. » Pour ces recrues, l’entrée dans le métier est moins brutale que pour les autres.
Avant de prendre leur poste, les aspirants sont convoqués à une université d’été. Pendant trois semaines, la cohorte est accueillie dans un établissement scolaire mis à disposition par la puissance publique. Entre deux ateliers pour apprendre à contenir le bruit dans sa classe, ou préparer son premier cours, les professeurs assistent à des allocutions sur la protection de l’enfance, ou le lien entre ségrégation et inégalités scolaires. Une « facilitatrice en intelligence collective » les initie aux mystères des « neuro-sciences cognitives dans la classe » et expose les miracles des « compétences transversales ». Depuis l’autre bout du monde, en visioconférence, le Prix Nobel de la paix spécialiste du microcrédit Muhammad Yunus partage sa vision de l’éducation. Du recteur jusqu’au ministre, chacun congratule les jeunes recrues. Le temps d’une course d’orientation dans un quartier prioritaire de la politique de la ville puis d’ateliers de soutien scolaire à La Courneuve ou à Aubervilliers, et ce sera la rentrée.
L’accompagnement se poursuit les deux années que dure le programme. Des « échanges de bonnes pratiques » rythment les mercredis après-midi, cependant que des événements conviviaux jalonnent les vacances scolaires. Chaque enseignant du Choix de l’école profite d’un tutorat sur mesure, dispensé par des personnels de l’éducation nationale, rétribués par l’association. Durant leur deuxième année, ceux qui le désirent sont entraînés à préparer le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (Capes). « Un vrai plus », pour M. T. Selon l’association, 60 % des participants au programme auraient passé les concours de l’enseignement, pour les autres le réseau des anciens élèves propose des petits modules d’information aux intitulés sans équivoque : « Travailler dans le conseil », « Travailler dans une école alternative »…
Kristian Desailly. – « Métaphore », 2007
© Kristian Desailly - www.artwayculture.com
Avant qu’une collaboratrice ne l’accuse de l’avoir droguée à son insu, M. Laurent Bigorgne présidait le conseil d’administration du Choix de l’école. Directeur de l’Institut Montaigne et cheville ouvrière du programme de M. Emmanuel Macron en 2017, cet ancien professeur, fils d’une enseignante et d’un proviseur, n’est jamais à court d’idées en matière d’éducation. La paupérisation des enseignants ? Elle ne constituerait pas un problème insoluble. Réduire leur nombre, et l’offre éducative au passage, permettrait de mieux les payer, en les faisant travailler davantage. Une récente note d’analyse du think tank loue d’ailleurs le bilan du ministère de l’éducation nationale en la matière, et préconise l’abandon des règles nationales qui encadrent le recrutement des enseignants. De sorte que « les meilleurs » soient placés devant les élèves les plus en difficulté (5). En somme, recruter des premiers de cordée en éducation prioritaire, pour voir éclore — enfin — des premiers de la classe. La proposition, reprise par M. Macron dans son programme de 2022, soulève la question : s’agirait-il là de la raison d’être du Choix de l’école ?
En 2020, le Grenelle de l’éducation préconisait de « renforcer la diversité des parcours et diversifier les profils recrutés ». Un son de cloche qui rappelait celui des « États généraux de l’éducation » organisés en 2019 par le think tank Vers le haut. Durant vingt mois, celui-ci, composé pour l’essentiel de représentants de l’enseignement privé et du groupe de presse catholique Bayard, a organisé des ateliers participatifs et collecté plus de quinze mille contributions sur une plate-forme en ligne. En avait résulté un « programme prêt à l’emploi, coconstruit par la société civile », remis en grande pompe au ministre de l’éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer. « Les profils attirés ne sont pas suffisamment diversifiés », soulignait le document. Et l’ancien ministre d’acquiescer dans son discours. L’éducation nationale cherche les « meilleurs talents » : ceux qui, devenant professeurs, seront « probablement les futurs chefs d’établissement, inspecteurs, recteurs, ministres… Ce sont les graines qu’il faut planter dès maintenant » (6).
Grâce au Choix de l’école, « Eugénie » (7) est devenue professeure de mathématiques dans un collège de Bobigny. Son profil LinkedIn indique qu’elle aime les « projets innovants qui répondent à des enjeux de société, en particulier dans le domaine de l’éducation et [de] l’inclusion ». Nantie d’un diplôme d’HEC et d’un master degree en digital entrepreneurship à l’École 42, elle part à la rencontre des vignerons du monde, et relate son voyage sur un blog : The World Wine Experience. Depuis 2019, l’enseignement lui permet de faire valoir des compétences nouvelles : « ingénierie pédagogique » [sic], mais aussi « leadership, communication, créativité, collaboration, gestion de crise ». « Nelson », lui, a déposé son bâton de pèlerin. Costume impeccable, il arbore un sourire scintillant sur le site Consultor.fr. Naguère repéré par Le Choix de l’école, cet ancien professeur d’anglais officie maintenant comme business analyst chez Kearney, une société de conseil. Quant à « Anne-Charlotte », elle est aujourd’hui dans l’Ed Tech, les nouvelles technologies mises au service de l’enseignement et de l’apprentissage. Son expérience d’enseignement du français dans un collège de Stains lui a sans nul doute ouvert les yeux sur les besoins éducatifs numériques des écoliers. Difficile de savoir si les performances scolaires des collégiens s’en sont trouvées améliorées.
Cela fait plusieurs années que la fine fleur du monde de l’entreprise est au chevet de l’école publique. Mais, pour M. Grégory Thuizat, cosecrétaire du Syndicat national des enseignements de second degré - Fédération syndicale unitaire (SNES-FSU) 93, Le Choix de l’école irait encore plus loin : « Ce n’est pas tant une tentative de fracturation du statut des enseignants par la privatisation du recrutement qu’une “OPA” [offre publique d’achat] idéologique, affirme-t-il. Ces personnes pénètrent l’institution et en acquièrent une connaissance intime. Certains en profiteront pour pantoufler dans l’Ed Tech, mais d’autres ont vocation à devenir les futurs cadres de l’éducation nationale. Ce projet est la quintessence des politiques néolibérales qui refaçonnent l’institution. On leur déroule un tapis rouge, dans la plus grande opacité. Combien sont-ils ? Où sont-ils affectés ? Nous avons beau interpeller les services académiques, personne ne daigne nous répondre. »
L’association se défend néanmoins de tout entrisme. « On est fatigués de ces fantasmes, on n’en peut plus, lance, en tempêtant, Mme Anne Destrait, responsable communication de l’association. Comme toutes les associations, nos financements sont privés et publics, et notre stratégie est aiguillée par un conseil d’administration. Nous ne sommes pas une “officine du grand capital”. On s’occupe de jeunes en transition professionnelle, on les forme et on répond aux besoins des académies partenaires, point à la ligne. » Quelles académies ? Paris, Versailles, Aix-Marseille et surtout Créteil : la moitié des collèges de Seine-Saint-Denis auraient déjà accueilli un des 250 professeurs du Choix de l’école, et 35 000 collégiens auraient reçu leur enseignement. Une goutte d’eau, au regard du million d’élèves scolarisés dans les établissements de ces académies chaque année (8). L’association n’a d’ailleurs de cesse de rappeler la modestie de son bilan pour relativiser son influence. « Nous sommes une toute petite association. Et nous sommes apolitiques. Nous travaillons avec tout le monde. » Il n’y a qu’à voir : « Notre première convention a été signée en 2015, alors que Mme Najat Vallaud-Belkacem était ministre de l’éducation. »
À ses débuts, l’association prétendait réduire les inégalités scolaires en proposant des candidats, là où il en manquait. Seulement, les services à temps plein dans un même établissement restés vacants se sont progressivement volatilisés, sous l’effet conjoint de plusieurs réformes. Alors que l’obligation faite aux enseignants d’assurer deux heures supplémentaires hebdomadaires augmentait leur temps de travail, la réforme du lycée réduisait les heures allouées à certaines disciplines. Il en a résulté une pénurie d’enseignants. Ainsi, entre 2018 et 2020, les collèges et lycées publics ont accueilli 27 163 élèves supplémentaires, tout en comptant 2 937 professeurs en moins. Malgré leur rareté, les quelques postes complets non pourvus continuent d’être distribués aux enseignants du Choix de l’école, au mépris des règles qui régissent normalement leur attribution. La « diversification » du vivier enseignant justifierait ce traitement de faveur.
À la rentrée 2021, 2 638 professeurs contractuels employés par l’académie de Créteil ont vu leurs contrats non renouvelés, certains ont été licenciés, d’autres brutalement déplacés. Mme Nasma S. (9) ne s’en est pas encore remise. « J’aime mon métier, je le fais avec le cœur. » Ses rapports d’inspection mentionnent qu’elle est « exemplaire dans sa manière de servir ». Elle travaille depuis neuf ans dans le même collège REP + de banlieue parisienne, mais a bien failli perdre son poste en septembre 2021, au profit d’une recrue du Choix de l’école. « Quand j’ai su qu’on m’affectait sur deux établissements, à deux heures de transport de chez moi, cela m’a brisée. » Sans réponse du rectorat malgré plusieurs sollicitations, ses collègues n’ont rien lâché. Ils se sont invités à l’université d’été du Choix de l’école, pour faire un petit ramdam. Leur promptitude et leur détermination ont permis son maintien pour une année. « Maintenant, je sais que mon travail est menacé. Pourtant, je ne fais pas du tourisme scolaire, moi. »
Très agile, l’association semble anticiper les besoins de l’éducation nationale mieux qu’elle-même. Alors que le nombre de candidats aux concours de l’enseignement s’effondre et que les démissions augmentent, elle annonce son déploiement vers l’école primaire et les lycées professionnels dès la rentrée 2022. Une aubaine pour M. Pap Ndiaye, le nouveau ministre de l’éducation, alors qu’au moins mille cent postes de professeurs des écoles restent à pourvoir pour septembre 2022 dans les seules académies franciliennes (10).
Anne Jourdain
(1) Sur le financement de ce regroupement d’associations, lire sur notre site Carole Cerdan, « Une “petite” association prospère ».
(2) Erwin Canard, « En cinq ans, la part de contractuels à l’éducation nationale est passée de 14,5 % à 22 % », 8 novembre 2021, www.aefinfo.fr
(3) « Le recours croissant aux personnels contractuels dans l’éducation nationale », Cour des comptes, mars 2018.
(4) Le témoignage a été anonymisé.
(5) « Quinquennat Macron : le grand décryptage », Institut Montaigne, août 2021, www.institutmontaigne.org
(6) La captation de la cérémonie des États généraux est consultable sur YouTube.
(7) Nous conservons les seuls prénoms de ces recrues telles qu’elles sont présentées sur le site du Choix de l’école et dont on a pu trouver trace sur les réseaux sociaux.
(8) Source : ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse.
(9) Le témoignage a été anonymisé.
(10) Mattea Battaglia et Violaine Morin, « Écoles primaires : les résultats des concours confirment la pénurie d’enseignants », Le Monde, 24 juin 2022.
Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition d’octobre 2022.
(2) Erwin Canard, « En cinq ans, la part de contractuels à l’éducation nationale est passée de 14,5 % à 22 % », 8 novembre 2021, www.aefinfo.fr
Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/JOURDAIN/65024>