Grâce au Covid, je peux enfin déprimer tranquillement
Laurent Sagalovitsch — 15 janvier 2021
La dépression est devenue tendance. Quiconque n'en souffre pas est désormais considéré comme suspect.
Toute vie est un processus de démolition. | Jon Eric Marababol via Unsplash
La santé mentale des étudiants, la santé mentale des pensionnaires d'Ehpad, la santé mentale des restaurateurs, la santé mentale de mon voisin, la mienne de santé mentale, la vôtre, on n'a jamais autant parlé de santé mentale. D'ailleurs de nos jours, on ne dit plus: «Je n'ai pas le moral.» Non, désormais, il convient de dire que ma santé mentale, au regard de la situation sanitaire et de ses aléas, a tendance à se détériorer. Ou qu'elle dégringole.
À un ami qui l'autre jour me demandait lors d'une conversation zoommesque comment j'allais, je me suis entendu répondre que ma santé mentale, après avoir connu une brève euphorie lors des fêtes de fin d'année, ne cessait depuis lors de décliner. Il m'a tout de suite compris et m'a répondu que la sienne, surtout en soirée, quand le couvre-feu entrait en vigueur, le plongeait dans les abysses. Nous nous sommes réconfortés chaudement et avons promis de prendre très bientôt des nouvelles de nos santés mentales respectives.
À croire qu'avant le début de la pandémie, nous nagions tous dans le bonheur. D'ailleurs, à cette époque bénie, qui donc se souciait de sa santé mentale? À part moi et quelques dépressifs en manque de tranquillisants, absolument personne. Tout juste si on ne vous sermonnait pas quand vous osiez avouer que vous n'alliez pas très fort. «Qu'est-ce que tu as encore?» / «Tu peux pas arrêter d'emmerder le monde avec tes états d'âme qui n'intéressent personne?» / «Crois-moi, si tu passais moins de temps à t'examiner, tu te porterais bien mieux.» / «Tu devrais te secouer au lieu de te lamenter à longueur de temps, tu ne gagnes rien à procrastiner de la sorte.»
Maintenant, grâce au Covid, je peux déprimer en paix. Personne ne pensera à me reprocher d'avoir le moral en berne. Bien au contraire. Tout juste si, dans la rue, on ne m'offre pas du Valium pour m'aider à traverser cette passe difficile. La dépression est devenue tendance. On l'expose au grand jour, on l'évoque au détour de chaque conversation, on l'exhibe comme un trophée à partager avec le monde entier. Je souffre donc je suis.
Quiconque prétendrait qu'il se porte comme un charme serait tout de suite considéré comme suspect. On le traiterait de collabo ou de sans cœur voire même de vacciné avant l'heure. Qui sait si on n'irait pas le fusiller Place Beauvau lors d'une cérémonie retransmise en mondovision sur Zoom ou sur Skype? Du malheur des autres ne fait pas ton bonheur semble être la devise du jour. Silence, on souffre. Prière de ne pas la ramener. Le bonheur n'a plus bonne presse, on lui préfère la santé mentale et sa courbe de décroissance.
Pour la première fois de ma vie, je suis de mon époque. Je n'ai plus à me cacher, je peux étaler au vu de tous, mes souffrances intérieures, mes défaillances psychiques, mes atermoiements cérébraux. Quand le rédacteur en chef de Slate me houspille parce que je n'ai toujours pas écrit ma chronique, il me suffit de lui dire que je suis en délicatesse avec ma santé mentale pour qu'immédiatement, il se confonde en excuses et m'envoie dans l'heure un bouquet de fleurs accompagné d'un mot de circonstances.
Depuis le début de la pandémie, je suis le plus heureux des hommes. On me comprend, on compatit avec ma douleur, on m'écrit pour me dire que je ne suis pas seul. On me sollicite même pour avoir des conseils. S'il est normal d'avoir envie de rien ou de fixer pendant des heures le plafond de l'appartement. De penser à la mort en prenant son café. D'envisager l'idée d'éternité avec épouvante. La différence entre le Xanax et le Temesta. Les effets secondaires du Zoloft. L'accoutumance au Tranxene. Plus le monde va mal, et mieux je me sens.
J'aimerais que la pandémie ne cesse jamais. Mieux: qu'elle empire. Que le vaccin ne puisse rien pour freiner sa propagation. Que le confinement se prolonge jusqu'à la nuit des temps. Que tout le monde soit si déprimé que l'achat de cordes explose sur Amazon. Que les psychiatres soient si débordés qu'on demande aux militaires de venir les suppléer. Qu'on se shoote au malheur. Que la mélancolie soit reconnue cause nationale.
Et qu'on comprenne enfin que toute vie est un processus de démolition.
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Laurent Sagalovitsch
Collé à partir de <https://www.slate.fr/story/199245/blog-sagalovitsch-coronavirus-couvre-feu-sante-mentale-deprime-depression-tendance>