Chez Jean Paul Gaultier, dans un bâtiment aux mille vies

Par Valentin Pérez Publié le 06 novembre 2022

 

 L’immeuble parisien acquis par le couturier en 2001 accueille du 10 au 12 novembre une exposition de photographies d’étudiants en art. Le créateur a beau avoir fait ses adieux à la mode, son esprit polisson continue d’habiter les sept étages du « 325 » et d’imprégner les collections.

 

 

Le hall d’entrée avec aux murs un carrelage semblable à celui du métro parisien, recouvert d’une couche de nickel, imaginé par les architectes Alain Moatti et Henri Rivière.

 

 

En haut de l’escalier d’honneur, passé un grand miroir et un vélo vintage recouvert d’un plumetis blanc – sur lequel la mannequin Coco Rocha clôtura, en mariée, le défilé couture de l’automne-hiver 2017, inspiré par La Reine des neiges –, le visiteur se retrouve là, intrigué. D’un regard, il peut tout embrasser. A la fois, sur le mur, les moulures rococo où l’on distingue une tête de lion et un blason en trois lettres : « ADP », pour « A l’avenir du prolétariat », une inscription qui date de la construction du bâtiment, en 1912.

Et, à côté, un néon bleu « Gaultier » en lettres majuscules, au-dessus de deux portes battantes rouges, celles que le couturier a fait recréer, à l’occasion de la présentation d’une collection en 2016, d’après l’entrée du Palace, le club parisien hédoniste où il faisait bon transpirer dans les années 1980. Le patrimoine et la fête, l’histoire et la gaudriole, le passé laissé dans son jus et celui qu’on réinvente : toute l’âme de Jean Paul Gaultier.

Lumineux et grandiose

Depuis 2004, c’est ici, au 325 de la rue Saint-Martin, dans le 3e arrondissement de Paris, que JPG a installé son monde, prenant possession de 5 000 mètres carrés et sept étages – « comme un lieu majestueux que j’aurais squatté », résume par mail le créateur, en retrait de la mode depuis 2020.

La géographie Gaultier comptait déjà la rue Pasteur à Arcueil, où vivait sa grand-mère adorée ; le planétarium du Palais de la découverte où son premier défilé s’est tenu en 1976 ; un Brest lubrique à la Genet, peuplé de bourreaux des cœurs en marinière ; et tout ce que Paris compte de scènes cabaret, du Paradis latin aux Folies-Bergère, où il a dévoilé tant de défilés et de spectacles en cinquante ans de carrière. Le « 325 », lui, aura été cet espace lumineux et grandiose « qui correspondait à l’image rêvée que l’on peut avoir d’une maison de couture. Un endroit où organiser les défilés et qui rassemble toutes les équipes, autrefois disséminées sur plusieurs sites ».

 

L’escalier d’honneur et la double porte battante, reproduction de celle du club Le Palace.

 

Pour la première fois, l’adresse s’ouvre au grand public, à la faveur d’une exposition « off » de Paris Photo, du 10 au 12 novembre. L’impulsion vient, notamment, de Florence Tétier, directrice créative de la marque depuis le départ du couturier. « Faire venir à nous du monde curieux de découvrir cet endroit est important et en cohérence avec notre mission désormais : célébrer l’œuvre de Jean Paul à travers de nouveaux regards », se réjouit-elle, assise sur un canapé rouge dans la salle de bal, le cœur battant du « 325 ». C’est là que se tiennent les défilés haute couture, en janvier et juillet.

Le reste du temps, cette pièce au sol en résine noir, dominée par trois verrières de 30 mètres carrés chacune, a longtemps servi de réserve de stockage. Aujourd’hui, elle abrite un mobilier escamotable, souvent monté sur roulettes, qui permet de moduler ­l’espace. Bureaux vert-de-gris, tables rondes, chaises en plastique noir, cloisons, rideaux qui descendent du plafond pour former des cabines ou des îlots de réunion…

 

Dans la salle de bal, au deuxième étage.

 

Il n’y a ensuite qu’à circuler à sa guise pour découvrir, ici et là, des éléments mâtinés de l’humour polisson du couturier ou ces rideaux « Safe Sex Forever », clin d’œil à l’engagement constant de JPG pour le Sidaction. Son fameux ours en peluche Nana a trouvé sa place, dans un coin, mais reproduit en format géant. Suspendu au plafond, le lustre néoclassique à pampilles signé Hervé Audibert se compose de balles de ping-pong, tandis qu’une cabine d’essayage métallique à la porte arrondie se révèle être une vespasienne rénovée, ces urinoirs publics qui servaient jadis de lieux de drague à la communauté gay…

Sensualité immédiate

Pour l’exposition « Under your smell », la salle de bal sera emplie de photographies en très grand format, imprimées sur textile. Des images produites par deux promotions d’étudiants de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), où Florence Tétier enseigne depuis dix ans, et issues d’un exercice auquel ils ont dû s’atteler : réaliser des photos promotionnelles autour d’un thème. Certains ont eu pour mission de travailler sur la visibilité LGBT + en mettant en scène le parfum best-seller de Jean Paul Gaultier, Le Mâle, lancé en 1985 ; d’autres sur la notion de scandale avec la fragrance Scandal, commercialisée en 2017.

« Photographier un produit les a laissés un peu interdits au départ. Mais cela aide à leur ôter de l’esprit l’idée que l’on ne peut pas faire de photo personnelle dès lors qu’il s’agit d’une commande commerciale », défend Florence Tétier. « Pour leur génération, le nom de Gaultier résonne toujours, et la marque a eu l’intelligence de faire confiance à leur jeunesse, alors qu’ils n’ont ni expérience ni renommée », loue Milo Keller qui supervise le département photo de l’ECAL. Le résultat donnera à voir des flacons baignés de lumières acidulées et une sensualité immédiate de peaux nues et humides.

 

Une robe tissée avec des épis de blé, créée par Olivier Rousteing pour la collection haute couture automne-hiver 2022.

 

Jouxtant la salle de bal, le salon de couture, en revanche, demeurera dissimulé à la vue des curieux. Seuls les grands clients ont l’honneur de fréquenter ce boudoir où « la chapelle », un recoin avec une hauteur sous plafond équivalente à trois étages, est occupée par une œuvre en morphing de Jurgen Bey. Alentour, la dernière collection couture de la griffe, dévoilée en juillet et signée Olivier Rousteing, comme le veut la nouvelle logique de la marque basée sur la réinterprétation par divers créateurs de l’univers Gaultier, est présentée sur des mannequins statiques ou des portants en métal et verre imaginés par le designer Philippe Starck.

Salle de boxe

Le 325, rue Saint-Martin, a été acheté par Jean Paul Gaultier en 2001, alors que le bâtiment avait déjà vécu mille vies. Ce « palais de la mutualité », construit en 1912 par l’architecte Bernard-Gabriel Belesta, à la demande de Ferdinand Boire, le fondateur de L’Avenir du prolétariat, une société mutualiste créée en 1893, avait pour fonction de rendre plus douce la fin de carrière de ses membres ouvriers. La salle de bal, avec ses voûtes en béton, devenait alors un écrin pour les assemblées générales, et ce jusqu’en 1930, où l’immeuble change de mains.

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Salle de cinéma à partir de 1938, le « 325 » renferma par la suite une fabrique de bolduc, une salle de boxe, des locaux commerciaux, et un club, Le Charivari… En 2002, avant de s’y installer, Jean Paul Gaultier l’a d’abord loué à Lionel Jospin. Le premier ministre envisageait d’en faire sa « ruche », son « atelier », dans une campagne qui devait le propulser à l’Elysée. Façon pour le couturier de soutenir cette gauche pour laquelle il n’a jamais caché voter et de se rappeler qu’il est un fils de socialistes ? « Sûrement, mais cela ne lui a pas porté bonheur… », concède-t-il.

 

La salle de bal, qui accueille notamment les défilés haute couture, en janvier et juillet.

 

Le vrai nouveau départ date du 8 juillet 2004. Après des travaux d’ampleur menés par les architectes Alain Moatti et Henri Rivière – quatorze mois de chantier pour 7,3 millions d’euros –, le ­bâtiment transformé est enfin inauguré. Gaultier connaissait les maisons où il avait fait ses classes, celles de Pierre Cardin, « moderne et ­futuriste », de Jacques Esterel ou de Jean Patou « qui correspondait vraiment à l’image de la maison de couture que j’avais découverte dans Falbalas », le film de Jacques Becker (1945). Il pouvait enfin prendre place à la tête de la sienne, passant l’essentiel de son temps aux deux étages supérieurs, ceux dans lesquels, même aujourd’hui, en son absence, l’alchimie de la mode opère.

On coupe, on modèle, on brode

Au septième (« le septième ciel » aime blaguer JPG), le cœur du réacteur : le studio. S’y trouve la salle des essayages tapissée de miroirs où, tous les mardis, une mannequin cabine vient passer la journée. Depuis 2020, chaque saison, un nouveau designer invité s’y installe pour six mois afin de dessiner une collection de haute couture.

En ce moment, Haider Ackermann s’y active, derrière ses lunettes fumées, préparant le défilé de janvier 2023. A deux pas, sous des néons blancs, sont positionnés les bureaux de l’équipe permanente : directeur du studio, stylistes, stagiaires, coordinatrice, responsables du développement, des archives ou des achats de matières…

 

Une première main à l’œuvre dans les ateliers au sixième étage.

 

 

Cartons, classeurs, portants chargés de vêtements anciens ou en cours d’élaboration, échantillons d’imprimés d’archives ou vieux bijoux emplissent l’espace. « Quand Jean Paul rentrait de voyage, il revenait avec deux ou trois valises et nous disait : “Venez voir !” Il les ouvrait et nous montrait ce qu’il avait rapporté. Des tissus, des accessoires, des gadgets, une paire de lunettes trouvées à l’aéroport, tout et n’importe quoi », se souvient le directeur du studio Emilien Boland.

Autant de trésors laissés dans des boîtes en plastique, à disposition de ses ­disciples. De même, sur les étagères, des centaines de beaux livres sont accessibles, dont les thèmes ont déjà nourri tant de collections : uniformes de cow-boy (homme printemps-été 2009), coiffes bretonnes (couture automne-hiver 2015), costumes indiens (couture printemps-été 2013), tenues des communautés juives (automne-hiver 1993), art optique de Vasarely (automne-hiver 1996)…

 

Des références infinies pour des collections concrétisées à l’étage du dessous, où la vingtaine de membres des ateliers s’active. Là, on coupe, on modèle, on brode, on plisse, on embellit. Sur des établis recouverts d’étoffes, d’épingles ou de mètres, sont préparées à la fois la future collection et des commandes spéciales pour des clientes, princesses, sultanes, collectionneuses, pop stars ou vedettes de téléréalité… Atmosphère concentrée, précise, allègre. « En général, ça rigole beaucoup, et si besoin, chacun s’isole avec ses écouteurs », raconte la première d’atelier Fanny Thinselin, vingt-cinq ans de maison.

A son équipe de petites mains et aux autres salariés d’incarner aujourd’hui le « 325 ». Gaultier… sans Jean Paul qui a demandé désormais à ne plus voir les collections couture en avant-première, curieux de les découvrir, comme le public, lors des défilés. « A chaque fois que les gens viennent dans ce lieu, ils se projettent d’emblée, remarque Florence Tétier. L’un imagine une expo, l’autre un concert, un défilé, un dîner, un atelier… On a la chance d’avoir cet immense endroit versatile en plein Paris. A nous d’en faire, non plus seulement un espace de travail, mais un espace de vie. »

Exposition « Under Your Smell, Jean Paul Gaultier x ECAL », du 10 au 12 novembre, de 11 h à 20 h, au 325, rue Saint-Martin, Paris 3e. Entrée libre.

Valentin Pérez

 

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