Un apéro avec Jean-Jacques Debout : « J’étais si bien en prison que, le jour de ma libération, j’ai demandé à rester une semaine de plus »

 

Enfant, il a servi la messe avec Jacques Mesrine, redoublé quatre fois. Intarissable, le prolifique chansonnier, époux de Chantal Goya, prépare, à 82 ans, un album, un film, une comédie musicale. Il vient de publier un livre de souvenirs, alimenté par une mémoire hors norme.

 

16/12/2022 (Le Monde)

Par Denis Cosnard

 

 

Jean-Jacques Debout, au Café des ministères, à Paris, le 25 novembre 2022. AGLAÉ BORY POUR « LE MONDE »

 

Ça commence mal. Jean-Jacques Debout arrive avec une demi-heure de retard au Café des ministères, près de l’Assemblée nationale : l’intarissable chanteur peine à respecter le moindre agenda. Son sac encore à la main, il se lance dans ses souvenirs du quartier et rapporte des confidences de l’ancien premier ministre Pierre Bérégovoy, alors en pleine disgrâce. « Le pauvre avait commencé sa dépression nerveuse ici… » Curieuse entrée en matière.

Puis voici qu’il entreprend la photographe avec des blagues douteuses. Elle le recadre, gentille mais ferme. Le fait poser, un verre à la main. Lui montre quelques clichés. Est-ce l’effet du whisky cola, l’habileté de la photographe ? Soudain, le vétéran de la chanson française redevient un enfant qui découvre, ébahi, son reflet dans le miroir : « Sur celle-ci, je ressemble vraiment à Freud, non ? Et là, on ne croirait vraiment pas que j’ai 82 ans et demi… » Il se tourne vers Olivier, son voisin et ami qui l’accompagne comme une ombre : « Est-ce qu’on n’en ferait pas l’affiche pour Pleyel ? »

Son livre de souvenirs La Couleur des fantômes à peine sorti chez Talent Editions (336 pages, 20,90 euros), Jean-Jacques Debout prépare à la fois ce concert prévu en mars 2024, un nouvel album, une comédie musicale pour son épouse, Chantal Goya, et un film. Son tout premier. « J’ai écrit le scénario, la musique, ce sera magnifique ! » Titre provisoire : Juliette de la Brenne, en mémoire de ce bout de l’Indre où il a fui pendant la guerre avec sa famille et où, depuis, il a repris la maison de sa grand-mère. Un lieu dont il pourrait raconter l’histoire des heures durant.

Jean-Jacques Debout est le « Mister Memory » de la chanson. D’une phrase, il fait resurgir des coulisses Johnny Hallyday, pour qui il a écrit Pour moi la vie va commencer en une nuit, dans un hôtel de Castelnaudary, mais aussi Reggiani, Ferré, Brel et Gainsbourg, fréquentés au fil de tournées communes. Ou encore le jeune Jacques Higelin, avec qui il jouait de la clarinette. Quelques minutes plus tard, il évoque son « maître », Charles Trenet, glissant à voix haute « Tu sais que j’ai très bien connu Hitler ? » dans une conversation chez Lipp ; les soirées avec Marlene Dietrich ; Colette lui offrant un chocolat chaud dans son appartement du Palais-Royal, tandis que Cocteau joue au billard japonais ; de Gaulle choisissant ses lunettes auprès de son père, opticien… Et même l’assassinat de Jean Jaurès ! Ce 31 juillet 1914, au Café du croissant, à Paris : « Ma mère avait assisté à toute la scène. »

 

Le succès à 17 ans

D’où vient cette façon de tout capter pour tout raconter, cette volonté d’attirer l’attention, mais en restant un pas derrière les autres ? Sans doute faut-il remonter loin. A l’enfance à Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne, juste à côté de Paris. « J’étais un cancre », lâche Jean-Jacques Debout, une fois la photographe partie. Quand il naît, en 1940, son père est prisonnier en Allemagne. A son retour, en 1945, Jean Debout ne paraît guère séduit par le fils qu’il découvre alors. Le garçon n’aime pas l’école. « Mon père me serrait la vis, raconte l’intéressé. Il pensait que, sinon, j’allais continuer à traîner dans le bois de Vincennes avec mon copain Jean-Paul Goude. »

Quand le petit Jean-Jacques chante, le samedi, à l’imprimerie de L’Humanité, où travaille sa grand-mère, le père s’inquiète aussi : « Ma pauvre Mimi, dit-il à sa femme, je crains que tu n’aies mis au monde un communiste. » « Mimi » prend la défense de son fils : « On l’a sauvé à l’âge de 5 semaines, quand il avait une sténose du pylore [une malformation congénitale caractérisée par des vomissements à chaque prise de boisson]. C’est déjà un miracle… » L’argument ne suffit pas. Jean-Jacques est expédié en pension dans un collège religieux, en Seine-et-Marne. Ses résultats ne décollent pas pour autant. Et son meilleur ami s’y nomme… Jacques Mesrine, le futur ennemi public numéro un. Ils chantent à la chorale et servent la messe ensemble.

A force de redoubler, le jeune Jean-Jacques accumule quatre ans de retard et désole son père. Il aurait tant rêvé que son fils reprenne son magasin. « Moi, je n’avais qu’une envie, voler de mes propres ailes, et chanter, se souvient l’octogénaire. Cela venait sans doute de ma grand-mère écrivaine, Clarisse Loyot-Debout, qui m’emmenait à l’opéra. Et j’aurais fait un très mauvais opticien. »

« Voyant mon nom sur l’affiche, Mesrine, en cavale, m’a enlevé pour dîner avec moi »

Rangés, les cartables. Avec Les Boutons dorés, sa première chanson, inspirée par la bande d’orphelins du collège menée par Mesrine, Jean-Jacques Debout obtient, à 17 ans, un très grand succès. Suivront pas moins de… 1 032 chansons enregistrées à la Sacem. Une cinquantaine pour lui. Les autres pour Johnny Hallyday, Sylvie Vartan (Comme un garçon), Chantal Goya (Bécassine, Ce matin un lapin, etc.), et pour tous les invités des émissions de Maritie et Gilbert Carpentier. « Pendant onze ans, j’ai composé pour leurs shows quinze à seize chansons par semaine. Soudain, je vivais mon rêve… »

La lumière, les paillettes, la gloire. Le voici qui sillonne la France et le monde avec ses rengaines. Un soir, à Montréal, surprise en sortant du théâtre où il chante avec Barbara. Un inconnu en gabardine noire le ceinture et le jette à l’arrière d’une Lincoln où se trouve déjà un autre homme, encagoulé. Démarrage en trombe. Quelques minutes de route, et la voiture s’arrête devant une gargote. L’homme retire sa cagoule, ses lunettes. C’est Mesrine ! « En cavale après avoir tué deux gardes forestiers, il s’ennuyait ferme et, voyant mon nom sur l’affiche, il m’a enlevé pour dîner avec moi. Et le lendemain, avec Barbara, à qui j’ai présenté Jacques comme un vieil ami nostalgique de la France… »

 

Au creux de la vague

La face B se révèle moins brillante. « Je n’étais pas mon type d’homme, confie le chanteur, au fond du bar. Je ne croyais guère en moi. On m’avait tant considéré comme un raté ! Mme Breton, l’éditrice de mes chansons, me traitait d’entreprise d’autodémolition. Là, je n’ai pas l’air timide, parce que j’ai pris un whisky… D’ailleurs, on peut en avoir un autre ? Il a un petit goût de mûre… »

« On m’a mis dans la cellule libérée le matin même par Maurice Papon »

Quand les yéyés se retrouvent au creux de la vague et que sa chère Chantal Goya sort humiliée d’une émission de Patrick Sabatier, l’auteur du générique de Capitaine Flam se sent au plus mal. « J’étais anéanti, je pensais ne plus servir à rien, dit-il. J’avais pris ce métier en grippe. Comme j’adore les maisons et que j’en ai eu vingt-quatre, j’étais prêt à devenir agent immobilier. » C’est l’époque où il boit trop. Son permis de conduire lui est retiré. Il s’en fiche. Un matin de 2003, après avoir passé la nuit avec des intermittents du spectacle croisés dans un bar, il prend la voiture de sa femme et, au feu, tamponne le véhicule devant lui. Pas de chance, c’est un car de police ! Conduite sans permis, en état d’ivresse : il est condamné à deux mois de prison. Sa nouvelle maison s’appelle la Santé.

« On m’a mis dans la cellule libérée le matin même par Maurice Papon, et j’ai obtenu des cartons pour ne pas avoir à poser ma tête au même endroit que lui, raconte-t-il. En fait, la prison m’a sauvé. J’avais besoin d’un entracte dans ma vie, je l’ai eu. » En pleine canicule, il savoure la fraîcheur des murs épais, se lie avec des prisonniers comme Alfred Sirven, tourne dans la cour en pensant à son ami Mesrine, qui s’en était évadé en 1978. « J’étais si bien que le jour de ma libération, j’ai demandé à rester une semaine de plus. Sans succès… Mais je suis reparti ainsi pour un tour. »

Plus de deux heures ont passé. Les dîneurs vont arriver. La serveuse montre poliment la sortie. Boulevard Saint-Germain, Jean-Jacques Debout s’éloigne en chantant à pleine voix un vieux tube d’Aznavour, millésime 1955 : « Après l’amour/Quand nos souffles sont courts/Nous restons étendus/Toi et moi presque nus ». Il imite le timbre de son vieux copain, sa main qui vibre. Des passants se retournent. Même pour trois spectateurs, le show continue.

 

Denis Cosnard