SERGIO AQUINDO

La quête d’absolu des libertariens, apôtres de la liberté individuelle à tout prix

Par Marc-Olivier Bherer Publié le 02 décembre

 

Elon Musk, patron de Twitter, est devenu l’incarnation des libertariens. Né aux Etats-Unis, ce courant politique prône une intervention minimale de l’Etat dans la vie des citoyens et une liberté d’expression maximale. Des idées que chérit la droite américaine la plus dure.

Constructeur de fusées, de voitures électriques, milliardaire atypique et volontiers provocateur, Elon Musk a mis la main sur l’influent réseau social Twitter fin octobre. D’où d’incessantes interrogations sur son identité politique. Elon Musk est le plus souvent associé à la philosophie libertarienne, peu connue en France. Pourtant, l’adjectif « libertarien », forgé au début du XXe siècle, provient du français « libertaire ». Il prend son sens actuel dans les années 1950 et 1960, au gré de débats qui continuent à définir l’Amérique.

Elon Musk se rapproche de ce courant de pensée, de l’individualisme radical qu’il promeut, de son opposition à toute forme de contrainte – et plus particulièrement de l’Etat. Son libertarianisme, tout comme celui de la plupart des patrons de la Silicon Valley, réside dans son attachement à la plus grande liberté d’expression qui soit. C’est précisément le projet qu’il dit souhaiter pour Twitter.

Lorsqu’il a lancé, au printemps, sa campagne en vue du rachat du réseau social, il a motivé sa décision par le désir d’en faire « une plate-forme pour la liberté d’expression autour du globe ». En d’autres circonstances, il s’est présenté comme un « absolutiste » favorable à une absence totale de limitation à ce droit fondamental.

 

Avant de mettre la main sur Twitter, Elon Musk s’était indigné de la modération des contenus pratiqués par l’oiseau bleu. Mais le milliardaire a aussi cherché à restreindre la liberté d’expression des salariés des différentes sociétés qu’il possède, y compris chez Twitter. Le magnat de l’espace et du cyberespace passe malgré tout pour un libertarien, dont il incarne à merveille les contradictions.

 

Un projet philosophique

Les élections de mi-mandat ont donné une nouvelle illustration de l’influence persistante de cette philosophie on ne peut plus américaine. Avec un budget de campagne ne dépassant pas les 8 000 dollars [soit autant d’euros], Chase Oliver, candidat au Sénat du Parti libertarien en Géorgie, a récolté 2 % des voix : assez pour empêcher les candidats issus des deux grands partis de dépasser la barre des 50 % nécessaires pour remporter le vote en Géorgie. Un second tour sera donc organisé le 6 décembre, afin de départager le sénateur démocrate sortant, Raphael Warnock, et son adversaire républicain, Herschel Walker.

Au-delà de son incarnation politique, le mouvement libertarien, c’est également un projet philosophique avec ses groupes de réflexion, ses publications et ses relais au sein de l’université. Des idées chères au courant libertarien sont largement partagées outre-Atlantique, sur le port d’armes, la liberté d’expression, le rejet de l’administration, l’attachement au capitalisme… Et si le libertarianisme existe à gauche, il est plus étroitement associé à la droite, notamment à la droite la plus dure.

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Situé à deux pas de la Maison Blanche, le Cato Institute incarne une pensée consensuelle et reste l’un des groupes de réflexion libertariens les plus prestigieux. Le Parti républicain y recrute du personnel à chaque fois que son candidat est élu à la présidence. L’institut s’est cependant montré très critique envers l’administration Trump, notamment ses mesures anti-immigration, contraires à la libre circulation des individus souhaitée par les libertariens. Même les réductions d’impôt décidées par le chef d’Etat populiste n’étaient pas du goût du groupe de réflexion, jugeant erratiques ses options économiques.

Le vice-président du Cato Institute, David Boaz, inscrit ce courant de pensée dans une longue histoire. « Le libertarianisme est la philosophie de la civilisation occidentale. Ses racines remontent à la Grèce antique, lorsque apparaît le droit naturel qui accorde à chacun une égale dignité. Les libertariens se retrouvent en outre dans la critique de la royauté, du pouvoir central, émise par le prophète Samuel dans la Bible lorsqu’il met en garde les Hébreux contre la monarchie dont ils souhaitent l’instauration », explique-t-il. Ce passage des Ecritures est d’ailleurs cité par le pamphlétaire anglo-américain Thomas Paine (1737-1809) dans son essai Le Sens commun, publié en janvier 1776 à Philadelphie, à quelques mois de la déclaration d’indépendance.

 

Loin des autorités

La nation qui se construit au cours du siècle suivant par la conquête territoriale offre au colon un espace sans limites : la Frontière où, loin des autorités, il peut vivre à sa guise. Fiers de leur autonomie, pourtant acquise au prix de la sujétion d’autres peuples, les Américains développent un attachement viscéral à la liberté personnelle. « Je chante le soi-même », écrit le barde national Walt Whitman (1819-1892) dans son recueil Feuilles d’herbe, publié pour la première fois en 1855. Le poète adresse aux Etats-Unis la maxime suivante : « Résistez beaucoup, obéissez peu » (Aubier, 1972).

« Le libertarianisme est né de ce sentiment antiétatiste, mais il commence à se formaliser sur les plans théorique et politique après l’adoption du New Deal dans les années 1930, et ne se développe que dans les années 1960 », souligne Sébastien Caré, historien des idées et auteur des Libertariens aux Etats-Unis : sociologie d’un mouvement asocial (Presses universitaires de Rennes, 2010). Après le krach boursier de 1929, la relance de l’économie par une intervention massive de l’Etat suscite l’indignation de certains à droite, qui ne disposent toutefois pas d’une bannière sous laquelle se retrouver : le terme « libéralisme » a été récupéré par le Parti démocrate du président Franklin Delano Roosevelt.

Si la philosophie libérale est aujourd’hui réduite en France à sa défense du marché, elle se définit avant tout comme une doctrine préoccupée par la préservation des libertés individuelles face à un Etat prompt à les restreindre. Le libéralisme est l’héritier du philosophe anglais John Locke (1632-1704), dont les idées sont l’une des sources de la Révolution française. Pour lui, l’Etat est le fruit d’un contrat social noué pour protéger, en particulier, la liberté d’expression et le droit de propriété. Si ce pacte est rompu, il est légitime de se révolter. Pour éviter d’en arriver là, mieux vaut restreindre les pouvoirs de l’Etat. Les physiocrates français du XVIIIe siècle donnent à ces idées une première traduction économique en demandant aux autorités le « laissez-faire ».

 

Réinvention de l’Etat

La pensée libérale connaît cependant une profonde réinterprétation au XXe siècle, grâce notamment aux travaux du philosophe américain John Dewey (1859-1952), qui soutient le New Deal. Le rôle de l’Etat est réinvesti afin de lutter contre la concentration du pouvoir dans les mains de grandes entreprises peu soucieuses des libertés individuelles.

Mais ceux qui s’opposent à ce libéralisme réconcilié avec l’Etat ont le sentiment que l’adjectif « libéral » leur a été ravi. Un autre terme s’avère nécessaire pour unifier cette coalition naissante. Cette révolte des élites doit en outre trouver une assise populaire avant de prétendre peser dans le jeu politique.

La confirmation qu’une partie de l’opinion américaine s’inquiète de cette réinvention de l’Etat survient en pleine seconde guerre mondiale. « Alors que la planète se battait contre le fascisme, que le communisme étendait son emprise, que le souvenir de la crise économique était encore vif dans les mémoires, trois femmes remarquables publièrent en 1943 chacune un livre qui a galvanisé un mouvement petit, mais croissant », rappelle David Boaz. Ces trois écrivaines partagent l’ambition de dénoncer le collectivisme : Rose Wilder Lane et son The Discovery of Freedom (La découverte de la liberté, John Day Company, non traduit) ; Isabel Paterson, avec son The God of the Machine (Le Dieu de la machine, G. P. Putnam’s Sons, non traduit) ; et Ayn Rand, autrice de La Source vive (Plon, 1945).

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Seule cette dernière est véritablement passée à la postérité : son œuvre demeure une référence incontournable aux Etats-Unis. Née au sein d’une famille juive en Russie, Ayn Rand (1905-1982) parvient, en 1925, à obtenir des papiers pour les Etats-Unis.

Toute sa vie, elle restera marquée par l’expérience de la révolution bolchévique. « Ayn Rand rencontre un succès inattendu avec La Source vive. Son roman permet sans doute aux lecteurs de prendre conscience de quelque chose qui était en eux, mais qu’ils n’avaient pas encore exprimé : ce que vous avez gagné par vos propres efforts sans violer les droits d’autrui, vous méritez d’en disposer librement sans qu’on puisse vous en déposséder », observe Alain Laurent, auteur de Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel (Les Belles Lettres, 2011).

 

Créativité égoïste

En 1957, la romancière publie La Grève (Les Belles Lettres, 2017), qui suscite un emballement encore plus grand. Depuis sa parution, il se serait vendu à plus de 19 millions d’exemplaires. Ayn Rand y met en scène un ingénieur nommé John Galt qui, révolté par l’emprise de l’Etat sur la société et le conformisme ambiant, organise une grève d’un genre particulier. S’arrêtent de travailler ceux qui font le monde : les entrepreneurs et les esprits inventifs, porteurs d’innovation, dont le labeur est source de prospérité. Ayn Rand dévoile ainsi ce qui est pour elle le génie du capitalisme : une créativité égoïste que rien ne doit entraver.

Pour donner plus d’épaisseur à sa philosophie, la romancière développe, dans les années 1950, tout un système de pensée, largement oublié. L’écrivaine n’a jamais été proche des économistes Friedrich Hayek (1899-1992), Ludwig von Mises (1881-1973) et Milton Friedman (1912-2006), qui menèrent la charge pour raviver ce que l’on appelle aux Etats-Unis le « libéralisme classique » – un terme qui sert parfois de synonyme à libertarianisme, ainsi qu’à condamner le libéralisme contemporain, jugé trop à gauche. Hayek marque particulièrement les esprits avec un ouvrage paru en 1944, La Route de la servitude (PUF, 2013), dans lequel il met en garde contre l’interventionnisme de l’Etat, qui empiète peu à peu sur les libertés individuelles et risque de conduire au totalitarisme.

« En 1947, la Société du Mont-Pèlerin est créée pour promouvoir les valeurs libérales. Elle rassemble plusieurs courants, dont l’ordolibéralisme allemand, qui considère que l’Etat a un rôle légitime à jouer pour encadrer le marché. Mais au sein de cette société, ce sont les mouvements les plus radicaux, dont sont issus Hayek, Friedman et Von Mises, qui l’emportèrent, au début des années 1960 », remarque Sébastien Caré. Si bien que la Société du Mont-Pèlerin est aujourd’hui associée en Europe au néolibéralisme, un terme dont le sens reste contesté mais qui, dans le langage courant, correspond le plus souvent à une forme de laissez-faire économique.

Le libertarianisme va plus loin encore et propose un projet de société plus large. Le terme « libertarien » est proposé en 1947 par Leonard Read, un économiste, puis repris en 1955 par l’un de ses collègues, Dean Russell, dans un article paru dans une revue conservatrice, The Freemen, avant de se répandre progressivement. Hayek, que l’on associe en France au néolibéralisme, rejette ce dernier mot et lui préfère l’étiquette de libertarien.

A la même époque, le conservatisme américain traverse un moment de profonde réinvention. Un nouveau projet est défini dans les années 1950, afin d’agréger trois mouvements : les anticommunistes, les traditionalistes religieux et les tenants du laissez-faire économique, dont font partie les libertariens. Le dynamisme de cette base militante apparaît clairement en 1964, lorsqu’elle parvient à obtenir la désignation de Barry Goldwater en tant que candidat du Parti républicain pour la présidentielle. « En 1964, mes parents soutenaient Goldwater », se souvient Brink Lindsey, vice-président du Niskanen Center, un groupe de réflexion de la droite modérée.

Goldwater fait apparaître l’une des ambiguïtés du libertarianisme, puisque le mouvement s’appuie notamment sur la frange la plus radicale du parti, favorable à la ségrégation raciale. Si les parents de Brink Lindsey ne partageaient pas ces idées, pas plus que Goldwater lui-même, sa défense d’un Etat minimal plaisait cependant à ceux qui s’opposaient aux mesures prises par Washington pour restaurer les droits des personnes noires. Le libertarianisme le plus tolérant peut donc se retrouver à servir les intérêts de milieux réactionnaires et racistes. Tandis que Goldwater échoue lamentablement face à Lyndon Johnson lors de la présidentielle, sa candidature diffuse une idée chère aux libertariens, estime Brink Lindsey : « L’idée que le gouvernement allait nous libérer semblait dépassée. »

 

Ferveur dans les années 1960

Professeur de science politique à l’université Northwestern (Evanston, Illinois), Andrew Koppelman vient de publier une histoire du mouvement libertarien, Burning Down the House (Mettre le feu à la baraque, non traduit, St. Martin’s Press, 320 pages, 28 euros). Il partage le point de vue de Brink Lindsey : « Dans les années 1960, il devient apparent que l’Etat manque à ses responsabilités. La ségrégation raciale était une forme de coercition exercée par le gouvernement, le mouvement des droits civiques le rappelait. Et sur les campus, les étudiants estimaient que le gouvernement voulait les envoyer au Vietnam se faire tuer sans aucune raison valable. »

Une certaine ferveur s’empare alors des milieux libertariens. La création, en 1968, du magazine Reason en est la première manifestation. Son fondateur, Lanny Friedlander, est étudiant à l’université de Boston et lecteur friand d’Ayn Rand. Reason compte aujourd’hui 50 000 abonnés à sa version papier. Sa directrice de publication, Katherine Mangu-Ward, revient sur son lancement : « Le moment était porteur, avec cette opposition à la conscription, mais aussi aux écoles publiques, jugées déficientes et responsables de la ségrégation. Il y avait également un soutien croissant pour la légalisation de l’avortement et des drogues. Nous défendons toujours les mêmes valeurs, la plus grande liberté d’expression possible, le libre marché et le rationalisme. »

Un an plus tard, en 1969, le conflit au Vietnam suscite une nette rupture entre les libertariens et les conservateurs. Lors d’une réunion de l’organisation Young Americans for Freedom (Les Jeunes Américains pour la liberté), de droite, un militant du courant libertarien brûle son livret militaire pour marquer son opposition à la guerre. Face à cette provocation, des bagarres ont failli éclater. Le libertarianisme affiche ainsi un isolationnisme qui continue de le définir. S’impliquer dans un conflit armé est généralement perçu par les libertariens comme un interventionnisme majeur de l’Etat. Ce qui n’empêche pas certains, tel David Boaz, d’être plus partagés – en s’opposant par exemple à la guerre en Irak, tout en estimant nécessaire aujourd’hui d’apporter de l’aide à l’Ukraine.

 

La figure de Murray Rothbard

L’un des principaux artisans de la révolte libertarienne est Murray Rothbard (1926-1995), un intellectuel au parcours étonnant, traversant tout le spectre politique, de l’extrême droite à la droite modérée, en passant par une période où il était proche des milieux maoïstes, pour terminer sa vie là où il l’avait commencée, à l’extrême droite.

Il publie en 1973 ce qui reste la grande synthèse des idées libertariennes : For a New Liberty : The Libertarian Manifesto (Pour une nouvelle liberté : le manifeste libertarien, non traduit, Macmillan Publishers). L’ouvrage débute par les mots suivants : « Le credo libertarien repose sur un principe : aucun homme ou groupe d’hommes n’a le droit de s’en prendre à une autre personne ou à la propriété d’un autre. C’est ce que l’on peut appeler “l’axiome de non-agression”. » Chacun doit pouvoir mener sa vie comme il l’entend, sans craindre l’interférence des autorités et des autres. Le rôle de l’Etat est donc de garantir la sécurité intérieure et extérieure, sans chercher à intervenir dans le comportement des citoyens ou se lancer dans de coûteuses aventures militaires. Chaque individu s’appartient à lui-même, tout comme il possède le fruit de son travail. Il lui est loisible de faire commerce de ses aptitudes, et l’Etat a pour rôle de s’assurer que les contrats sont respectés. Rien de plus.

Dans les années 1970, le libertarianisme triomphe. Le Parti libertarien est créé en 1971. Hayek est lauréat du prix Nobel d’économie en 1974. Milton Friedman reçoit la même récompense deux ans plus tard. Le philosophe Robert Nozick fait paraître en 1974 Anarchie, Etat et utopie (PUF, 1988), ouvrage qui achève de donner ses lettres de noblesse au libertarianisme en lui permettant d’entrer dans les départements de philosophie. Nozick s’oppose à l’anarchie, il estime que l’Etat a un rôle à jouer, mais sous une forme minimale, sa seule responsabilité consistant à protéger les individus de la violence, du vol et de la fraude.

En 1977, c’est le Cato Institute qui est fondé en partie grâce à un généreux mécène, l’industriel David Koch – lequel reste l’un des principaux soutiens du Parti républicain. Le projet trouve en Ronald Reagan un parfait porte-parole. Il est élu à la présidence en 1980 sur la base d’un discours empreint d’idées libertariennes. « Le gouvernement, c’est le problème », claironne-t-il. Pour juguler l’inflation des années 1970, l’Etat est invité à restreindre son action. Il doit éviter d’augmenter la masse monétaire ou de faire peser sur les acteurs économiques un encadrement réglementaire trop lourd, qui provoquerait une hausse des coûts de production.

Dans les facs de droit, des étudiants estiment que ce qu’on leur enseigne est en décalage avec l’époque. « Ils estimaient que tous leurs profs étaient de gauche », rappelle Todd Henderson, professeur à l’école de droit de l’université de Chicago. Ils créent donc, en 1982, la Federalist Society, devenue une très influente association de juristes et d’avocats, dont les principes sont inspirés du conservatisme et du libertarianisme. Les fondateurs sont issus de Harvard, Yale et de l’université de Chicago.

 

Puissante Federalist Society

Non loin du bureau de Todd Henderson se trouve une plaque où on peut lire : « Barack Obama, 44e président des Etats-Unis et maître de conférences à l’école de droit de l’université de Chicago, a écrit Les Rêves de mon père dans ce bureau. » Mais à côté est affiché un cliché d’un autre homme noir qui a peut-être exercé une plus grande influence sur l’histoire récente des Etats-Unis : Clarence Thomas. La photo date de 1991, année où il a intégré la Cour suprême. Il est aujourd’hui le plus ancien juge en poste. Ce personnage profondément conservateur a pu faire avancer des causes chères à la droite ainsi qu’aux libertariens, tels le port d’armes et la liberté d’expression. Clarence Thomas est le premier membre de la très puissante Federalist Society à rejoindre la Cour suprême. Six des neuf plus hauts magistrats du pays en sont issus, ou cultivent d’étroites relations avec elle.

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C’est cette association qui a propagé la théorie d’interprétation de la Constitution dominante aux Etats-Unis, l’originalisme. Selon elle, il faut essayer de rester au plus près des intentions des Pères fondateurs, ce qui amène généralement à limiter l’action du gouvernement fédéral.

La décision, rendue en juin, retirant la protection constitutionnelle accordée à l’avortement repose sur une telle lecture. Todd Henderson, lui-même membre de la Federalist Society, trouve cette décision raisonnable, précisant toutefois s’exprimer en son nom personnel. « Les libertariens ont pour principe de respecter l’autonomie corporelle de chacun. Mais l’avortement met également en cause un autre corps que celui des femmes. La question est donc de savoir quels sont les droits dont disposent les bébés pas encore nés ? » La Cour suprême a estimé qu’il ne revenait pas aux juges de trancher : en vertu du fédéralisme, la décision doit être prise au niveau des Etats, par les électeurs.

Dans les années 1990, l’essor d’Internet remet à la mode la pensée libertarienne. Depuis la Californie, un vent de renouveau souffle grâce au technolibertarianisme, une chapelle proche d’Elon Musk. En 1996, John Perry Barlow (1947-2018), ancien parolier du groupe rock Grateful Dead et militant libertarien, publie la Déclaration d’indépendance du cyberespace. Dans ce document écrit en réaction à l’adoption d’une loi encadrant le Web, Barlow affirme : « Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre. » En France, ce texte a été publié dans une anthologie : Libres enfants du savoir numérique (Editions de l’Eclat, 2000).

Fred Turner, professeur de sciences de la communication à l’université Stanford, a étudié dans son ouvrage Aux sources de l’utopie numérique (C & F Editions, 2013) l’influence du mouvement hippie sur la Silicon Valley. « Le manifeste de Barlow est un document incroyable. Il fait bien entendu référence à la déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776, et y mêle des idéaux nés en Californie selon lesquels les nouvelles technologies nous aident à atteindre une plus grande conscience personnelle. Les patrons du Web y trouvent de quoi justifier leurs fortunes. » En vertu de la liberté de choix, si les employés de Twitter refusent de souscrire aux dures conditions de travail imposées par Elon Musk après son rachat du réseau et perdent donc leur emploi, c’est simplement la conséquence de leur décision, et non le résultat des pratiques du dirigeant.

Le technolibertarianisme cherche donc à dépolitiser les interactions humaines, et il y parvient en s’appuyant sur l’utopie hippie qui rêve d’une société affranchie des lourdes institutions entravant l’expression personnelle. C’est encore le rêve poursuivi par les amateurs des cryptomonnaies, qui cherchent à se débarrasser des banques centrales.

 

Rêve assombri

Le rêve d’une société libérée grâce au Web s’est cependant rapidement assombri. Dès 2009, l’influent technomilliardaire et libertarien Peter Thiel écrit dans une tribune publiée par le Cato Institute : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie sont compatibles » – la pression du public en faveur de l’intervention de l’Etat étant trop grande.

Cette hostilité envers l’Etat est partagée par le Tea Party, mouvement ultraconservateur né sous Barack Obama en réaction à sa réforme de la santé et aux mesures prises après la crise financière de 2007-2009. L’aile libertarienne du Parti républicain a espéré pouvoir en capter l’énergie, mais, dans la course à l’investiture en vue de la présidentielle de 2016, son candidat, le sénateur Rand Paul, a échoué face à un Donald Trump attisant le racisme de cette base militante.

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Depuis, le libertarianisme politique s’est radicalisé. En mai, le Parti libertarien a nommé à sa tête Angela Elise McArdle, issue de la frange la plus extrémiste de cette formation demeurée indépendante du Parti républicain. « La faction la plus dure, relativement raciste, a pris le dessus, possiblement avec l’intention de provoquer l’effondrement du parti. Les membres de ce courant n’ont pas digéré la défaite de Donald Trump en 2020. Ils estiment que si les électeurs libertariens avaient voté pour lui cette année-là, il serait toujours à la Maison Blanche », analyse Andrew Koppelman.

La farouche indépendance des libertariens est devenue un esprit de revanche. Elon Musk affirme maintenant que l’ancienne direction de Twitter aurait « interféré » dans l’élection présidentielle de 2020, en ne relayant pas certains articles sur un ordinateur qui aurait appartenu au fils de Joe Biden, Hunter Biden. Il donne ainsi satisfaction à ces esprits véhéments.

Marc-Olivier Bherer

 

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