Pourquoi les vieux radotent-ils?

Laure Dasinieres  22 décembre 2022

 

Cette faculté à se répéter, souvent vécue comme agaçante par l'entourage, traduit notamment l'isolement et la nostalgie que peuvent ressentir les personnes âgées.

 

 

Dès lors que leur quotidien n'est désormais plus très palpitant, revenir sur des histoires passées leur permet de se valoriser.| Photo Andrea Piacquadio via Pexels

C'est Noël et comme chaque année, vous allez sans doute passer du temps avec les membres les plus âgés de votre famille. Et il est bien possible que vous entendiez pour la énième fois les anecdotes d'après-guerre de tatie Jeanine, 89 ans au compteur. Il est également probable que votre oncle Younès, 91 ans, vous raconte plusieurs fois au cours de la soirée combien l'infirmière qui l'a vacciné cette année contre la grippe et le Covid était sympathique.

Le radotage –entendez par là la répétition des mêmes propos ou des mêmes thèmes de façon plus ou moins ennuyeuse– est une caractéristique comportementale que nous associons de manière privilégiée aux personnes âgées. À ce phénomène, il existe des explications qui relèvent tantôt du social, tantôt de l'affectif et du psychologique. Explications qui permettent de mettre de côté la moquerie et de faire preuve de davantage de bienveillance et d'attention à l'égard de nos aînés.

 

Répéter pour exister

Des aspects sociaux et affectifs apportent un premier éclairage sur des phénomènes de radotage qui n'ont rien de franchement pathologiques. «Au cours des dernières décennies, le rôle des personnes âgées dans la société a évolué de manière plutôt négative. Elles sont socialement moins valorisées», avance le docteur Matthieu Piccoli, gériatre à Paris.

 

Dès lors que leur quotidien n'est plus très palpitant, qu'il n'est pas forcément très riche d'activités et d'anecdotes à raconter, revenir sur des histoires passées leur permet de se valoriser. «La répétition est utilisée pour marquer le “avant j'étais quelqu'un” et pour prendre un peu la lumière», explique le gériatre. Comme le soulignent la psychologue Fanny Cholet et le sociologue Antoine Gérard dans leur podcast Culture Gé[ronto], «radoter a une fonction narcissisante pour la personne. Cela permet de parler de soi, de sa vie, de ses aventures.»

En outre –et cela vaut aussi d'ailleurs pour les plus jeunes–, répéter les mêmes phrases et les mêmes blagues a une fonction identitaire: c'est marquer ce qui est important pour soi, notamment pour exister dans le groupe.

«La personne âgée a davantage

de difficulté à remettre en contexte

une information [...], mais aussi

à se rappeler le destinataire

de ses propos.»

Lucie Angel, maîtresse de conférences en psychologie à l'université de Poitiers

Si le radotage est plus ou moins consciemment adressé aux autres pour se valoriser et pour tisser du lien, il a aussi des fonctions individuelles. D'abord, répéter ses anecdotes pour les revivre permet de masquer un éventuel ennui pour des personnes âgées qui seraient limitées dans leur périmètre de possibles et qui ont moins d'activités qu'avant.

En outre, la répétition de petits faits de la vie de tous les jours a également quelque chose de rassurant, notamment pour l'estime de soi: «Radoter, c'est aussi une façon de se rassurer sur ses capacités. Être capable de se souvenir de l'anniversaire du petit dernier, c'est se dire: “Si je m'en souviens encore, alors je ne suis pas si vieux», décrivent Fanny Cholet et Antoine Gérard.

 

Nostalgie positive

Le duo spécialiste des seniors évoque également les effets bénéfiques de la nostalgie sur l'humeur: «Radoter, c'est se souvenir, et se souvenir, ça fait du bien. Être nostalgique, se rappeler le passé, génère des émotions positives.» De fait, les conclusions de plusieurs études parues en 2013 pointent du doigt ses bienfaits.*

 

Au-delà du simple souvenir agréable, les récits de faits appartenant au passé, souvent un peu enjolivés, peuvent améliorer le sentiment de sécurité et favoriser l'optimisme. Se souvenir permettrait ainsi de voir la vie en rose. «Se tourner vers le passé permet aussi de se protéger du futur. Quand on a 90 ans, on peut avoir peur de ce que nous réserve la suite de notre vie», indiquent la psychologue et le sociologue.

Tout ceci n'est pas négligeable quand on sait que la dépression toucherait près de 7% des seniors dans le monde et que la morosité, l'anxiété ou encore les insomnies tendent à s'accroître lorsque l'on avance en âge. Alors, plutôt que de blâmer ou moquer cette tendance à ressasser des souvenirs heureux, on pourrait essayer de la stimuler en sortant les albums photos ou en écoutant des tubes de l'époque.

 

Diminution de la mémoire épisodique

Par ailleurs, la neuropsychologie et la psychologie cognitive apportent un éclairage supplémentaire sur les phénomènes de radotage chez les personnes âgées. Lucie Angel, maîtresse des conférences en psychologie à l'université de Poitiers et spécialiste du vieillissement et de la psychopathologie de la mémoire, affirme notamment que «le vieillissement engendre une diminution des capacités de mémoire et notamment une diminution de la mémoire épisodique. Cela signifie que la personne âgée a davantage de difficulté à remettre en contexte une information –c'est-à-dire à se souvenir où et quand elle l'a apprise ou donnée–, mais aussi à se rappeler le destinataire de ses propos.» Cela peut la rendre plus prompte à redonner la même information à la même personne.

«Radoter, c'est se souvenir,

et se souvenir, ça fait du bien. Être nostalgique, se rappeler le passé génère des émotions positives.»

Fanny Cholet, psychologue, et Antoine Gérard, sociologue

dans leur podcast Culture Gé[ronto]

C'est typiquement ce qui se passe lorsque tatie Jeanine vous raconte une récente anecdote qu'elle vous avait déjà narrée lors d'un déjeuner de famille une semaine auparavant. Lucie Angel ajoute que les circonstances dans lesquelles s'est déroulé le récit initial jouent sur sa potentielle répétition: «Plus le contexte est riche, plus il y a de monde, plus il est difficile de se souvenir à qui une information a déjà été donnée.» On pense ici particulièrement aux fêtes de famille réunissant plusieurs générations et qui sont souvent bruyantes et riches de stimuli divers.

En outre, la psychologue ajoute que la consommation d'alcool joue sur les capacités attentionnelles, ce qui vient rendre plus difficile encore la remise en situation d'un récit. Autrement dit, le réveillon de Noël, souvent animé et arrosé, est un événement pour le moins propice aux phénomènes de radotage.

 

Tout ceci posé, le docteur Matthieu Piccoli met en garde contre une éventuelle banalisation du radotage et plus largement des difficultés de mémoire chez les personnes âgées. «Si le vieillissement s'accompagne d'un ralentissement des performances –un peu comme si on passait de 110 km/h à 90 km/h sur l'autoroute–, ce n'est pas pour autant normal de ne pas se rappeler ce que l'on a dit juste auparavant ou de répéter plusieurs fois les choses durant la même conversation», insiste-t-il.

En effet, cela peut être le signe de troubles de la concentration ou de la mémoire dont la prise en charge précoce peut repousser la mise en institution de plusieurs mois, sinon années. Alors, si vous constatez que tatie Jeanine se répète un peu trop pendant le réveillon, c'est peut-être l'occasion de lui proposer de l'accompagner chez le médecin pour faire un bilan.

 

Collé à partir de <https://www.slate.fr/story/237884/pourquoi-vieux-radoter-isolement-nostalgie-memoire-personnes-agees-souvenir>