Reprise : « Un petit cas de conscience », chronique ciselée de l’embourgeoisement

En 2002, la cinéaste Marie-Claude Treilhou réalisait ce film splendide sur un fait divers qui sème la zizanie entre quatre amies. Il ressort en salle en copie restaurée.

Par Mathieu Macheret

Publié le 01 décembre 2022

 

 

« Un petit cas de conscience » (2002), de Marie-Claude Treilhou. LA TRAVERSE

 

Le temps joue en faveur des œuvres. Marie-Claude Treilhou, cinéaste, en sait quelque chose, elle dont le premier film, Simone Barbès ou la vertu (1980), une nuit en compagnie d’une ouvreuse de cinéma porno de Montparnasse, ignoré à sa sortie, bénéficie désormais d’un statut culte, et passe même pour un authentique chef-d’œuvre. Plus proche de nous, sorti il y a tout juste vingt ans (lors des vacances de Noël 2002), Un petit cas de conscience ne fut pas en son temps plus chaudement accueilli, y compris par les fans de Simone qui n’y ont pas retrouvé l’aura culte et le frisson nocturne de leur modèle.

Dressant le bilan au poil à gratter de la génération militante des années 1970 au tournant du XXIe siècle, le film est trop vite passé sous les radars, considéré comme mineur à cause de sa facture artisanale. Sa ressortie en copie restaurée permet de voir, encore une fois, à quel point le temps a travaillé pour lui. En vingt ans, en effet, nos perceptions ont bougé, le cinéma a basculé du côté numérique et en direction d’un vivier considérable d’auteurs (Hong Sang-soo, Alain Cavalier, Pedro Costa, etc.) dans le maquis d’un arte povera décroissant, qu’anticipait alors parfaitement Marie-Claude Treilhou.

Du reste, Un petit cas de conscience ne cède rien sur la sûreté du geste, l’acuité du regard, la ciselure de la mise en scène. Il y a en lui un art du caractère façon La Bruyère, du dialogue philosophique à la manière de Diderot, une poétique de moraliste (et non pas de moralisme) dans l’illustre lignée de Chamfort ou Vauvenargues. Le film est de ceux dont la parole est l’objet principal, le centre de tout, en même temps qu’elle cache l’essentiel, dont le spectateur est invité à retrouver la trace, entre les mots, dans la friction des discours.

 

Gourmandise des mots

Tout part d’un fait divers sans gravité – le « petit cas » du titre – qui va semer la zizanie entre quatre vieilles copines au seuil de la cinquantaine. Deux d’entre elles, Simone (Ingrid Bourgoin, l’inoubliable interprète de Simone Barbès) et Hélène (Dominique Cabrera), qui forment un couple, découvrent leur maison de campagne cambriolée. L’événement produit une onde de commentaires jusqu’à Paris, où les deux amies restantes, Sophie (Claire Simon) et Margot (Marie-Claude Treilhou elle-même), mises au jus, se perdent en conjectures.

Marie-Claude Treilhou s’entoure de complices cinéastes, hors concours de véritables comédiens

Cette dernière, casée avec mari (André Van In) et enfants dans une tour du 13e arrondissement, piquée au vif, s’emballe, culpabilisant sans doute de s’être rangée des voitures (et sexuellement normalisée). La machine à suppositions enclenchée, les soupçons ne tardent pas à se porter sur les trois ouvriers qui ont retapé la maison, dont l’un, Mario (Alain Guiraudie) s’est depuis reconverti dans la poterie. Mais quel est donc ce réflexe qui porte ces vieilles branches, ex-activistes, à participer, même inconsciemment, d’une mise en cause du prolétariat ? Cela ne s’appellerait-il pas l’embourgeoisement ?

« Un petit cas de conscience » (2002), de Marie-Claude Treilhou. LA TRAVERSE

 

Pour interpréter ce drame dans un verre d’eau, Marie-Claude Treilhou se met en scène, au centre d’interrogations qui la concernent de près (elle, d’origine populaire, compagne des combats de gauche, que le cinéma a de fait embourgeoisée). Elle s’entoure de complices cinéastes, hors concours de véritables comédiens. Le jeu s’en retrouve déplacé sur un versant délibérément antiprofessionnel, aimablement exagéré, sortant de ses gonds naturalistes (on pense à Sacha Guitry). Il soutient un texte lui-même très composé, partition quasi musicale guidée par la gourmandise des mots.

Plans-séquences

Le langage trône évidemment au cœur du dispositif : il est à la fois maître et traître aux personnages. De jouissances cancanières (que d’aise à parler des autres en leur absence !) en pétitions de principe, c’est dans sa trame que l’on trébuche. Ainsi les « infortunes de la vertu » (de gauche) ne sont-elles jamais que péchés de langue.

Le grand absent, c’est évidemment, en cette aube du XXIe siècle, le peuple

Sobre mais d’une précision et d’une unité imparables, la mise en scène fonctionne par plans-séquences, assurant la continuité des échanges, un moindre découpage de la parole. Chacun creuse dans la réalité courante – maisons de campagne, appartement parisien, rue de ville, route de village – une petite scène, un théâtre de poche, cadre fixe où les corps en présence entrent et sortent, chambre d’écho de leurs échanges aussi houleux que spéculatifs. Cette frontalité désigne, paradoxalement, quelque chose qui « manque à sa place » (selon l’expression lacanienne), un corps en trop ou en moins – celui du coupable voué à demeurer introuvable.

Le grand absent, c’est évidemment, en cette aube du XXIe siècle, le peuple. Les quatre amies ont beau en deviser, en théorie ou en pratique, elles ne parviennent pas pour autant à le situer, ni à s’accorder sur une définition. A l’instar de ce splendide Petit Cas de conscience, manuel d’autocritique à l’égard des gens rassasiés, les films de parole n’ont ainsi qu’un seul sujet : faire le deuil d’une certaine incarnation.

 

Film français de Marie-Claude Treilhou (2002). Avec Ingrid Bourgoin, Dominique Cabrera, Marie-Claude Treilhou, Claire Simon, Alain Guiraudie, André Van In (1 h 35).

 

 

 https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/12/01/reprise-un-petit-cas-de-conscience-chronique-ciselee-de-l-embourgeoisement_6152543_3246.html