Adolfo Kaminsky, résistant et photographe, est mort

 

Le « Faussaire de Paris », qui a permis de sauver des milliers de juifs de la déportation en falsifiant des papiers d’identité, s’est éteint, lundi, à Paris, à l’âge de 97 ans.

 

Par Antoine Flandrin et Amaury da Cunha

Le Monde 09 janvier 2023

 

 

 

Adolfo Kaminsky chez lui, à Paris, en 1997. LEÏLA KAMINSKY

 

Pendant la seconde guerre mondiale, les policiers parisiens traquaient les résistants spécialisés dans la fabrication de faux papiers. Il s’en fallut de peu qu’un jour de 1944, lors d’un contrôle, ils n’attrapent Adolfo Kaminsky, faussaire de 18 ans, qui transportait dans son sac cinquante cartes d’identité, sa plume, son encre, ses tampons et son agrafeuse. « Vous voulez voir mon casse-croûte ? », répondit-il aux policiers, qui le laissèrent repartir. Fabriquant sans relâche de faux documents, faux certificats de mariage, faux certificats de baptême, fausses cartes d’alimentation, celui qui fut surnommé « le Faussaire de Paris » permit de sauver des milliers d’enfants juifs de la déportation. Il s’est éteint lundi 9 janvier à Paris, à l’âge de 97 ans.

Adolfo Kaminsky naît le 1er octobre 1925 à Buenos Aires, de parents juifs russes réfugiés en Argentine, qui cherchaient depuis longtemps à s’établir en France. Après avoir fui les pogroms tsaristes, ils avaient émigré une première fois en France au début du siècle. Mais, considérés comme des « rouges », ils sont expulsés après la révolution russe de 1917. Leur seconde tentative de s’établir en France se solde par une nouvelle expulsion. Partis d’Argentine, les Kaminsky arrivent à Marseille, d’où ils sont redirigés vers la Turquie. Adolfo Kaminsky n’est qu’un enfant, mais il n’oubliera pas cette errance dans le dénuement total sur les bords du Bosphore. C’est là qu’il comprend que, sans papiers, les réfugiés sont condamnés à une existence fantomatique.

Sa famille réussit finalement à s’installer à Paris en 1932, puis à Vire, dans le Calvados, en 1938. Après le certificat d’études primaires, il commence à travailler dans l’imprimerie, puis la teinturerie, pour subvenir aux besoins de sa famille. Passionné par la magie des colorants, il est embauché comme assistant d’un ingénieur chimiste.

 

L’expérience tourne court. Sa famille est arrêtée le 22 octobre 1943 par les Allemands. Internés à la prison de la Maladrerie à Caen, les Kaminsky sont transférés à Drancy (Seine-Saint-Denis). Ils sont libérés en janvier 1944 grâce à l’intervention du consulat d’Argentine. « Je savais ce qui attendait ceux qui allaient être déportés », expliquera-t-il dans un documentaire de treize minutes réalisé par le New York Times, intitulé The Forger (« le faussaire », 2016).

 

Au service de nombreuses causes

En liberté mais en danger, il entre en contact avec un groupe de résistants pour obtenir des faux papiers. Ses interlocuteurs le recrutent aussitôt pour ses compétences en décoloration des encres. Sous le pseudonyme de Julien Keller, il travaille dans un laboratoire clandestin qui fabrique des faux papiers d’identité, permettant ainsi à de nombreux juifs d’échapper aux persécutions.

« En une heure, je fabriquais trente faux papiers. Si je dormais une heure, trente personnes mourraient » Adolfo Kaminsky

La plus grande demande concerne trois cents enfants, soit neuf cents documents à réaliser en trois jours. « Il fallait que je reste éveillé le plus longtemps possible. Lutter contre le sommeil. Le calcul était simple. En une heure, je fabriquais trente faux papiers. Si je dormais une heure, trente personnes mourraient. Plus que tout, j’avais peur de l’erreur technique », expliquait-il. Après la Libération, il est engagé par les services secrets militaires français, mais il démissionne au début de la guerre d’Indochine, refusant de prendre part à une guerre coloniale.

Pendant près de trente ans, il mettra ses talents de faussaire au service de nombreuses causes. Il aide tout d’abord les rescapés de la Shoah désireux d’émigrer vers la Palestine, alors sous occupation anglaise.

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L’anticolonialisme est l’autre grande affaire de sa vie. Révolté par le sort des Algériens de métropole, victimes de « discrimination et humiliations publiques », il alimente en faux papiers le réseau Curiel et le réseau Jeanson, soutiens du Front de libération nationale. C’est dans le Grand Sud algérien qu’il rencontre Leïla, sa future femme. Trois de ses cinq enfants naissent en Algérie, dont le rappeur Rocé et l’écrivaine Sarah Kaminsky.

 

Maître de l’illusion

Il fournit également des faux documents aux réseaux de libération de Guinée-Bissau, d’Angola, ainsi qu’au Congrès national africain de Nelson Mandela, en lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Puis il vient en aide à ceux qui combattent les dictatures, du Brésil à l’Argentine, en passant par Haïti, le Salvador, le Chili, le Mexique, l’Espagne de Franco et la Grèce des colonels. Durant la guerre du Vietnam, il fabrique même des faux papiers pour les déserteurs américains.

Refusant d’être payé pour ses faux papiers, il exerce le métier de photographe et devient spécialiste de la photo couleur et du grand format, enchaînant reproductions d’œuvres d’art et photos de décors pour le cinéma. Il travaillera, par exemple en 1951 avec le célèbre décorateur Alexandre Trauner sur le tournage d’un film de Marcel Carné, Juliette ou la clé des songes. « Le Faussaire de Paris » devient un maître de l’illusion.

Mais ce n’est que tardivement qu’il dévoilera son travail photographique personnel, commencé en 1944, à la libération de Paris. Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme lui consacre une exposition rétrospective en 2019. Les photographies en noir et blanc d’Adolfo Kaminsky trouvent notamment leur inspiration dans le Paris populaire des années 1950. Elles montrent des petits métiers voués à disparaître, des scènes de rue empreintes de réalisme poétique et puis, surtout, la nuit parisienne qu’il aimait tant, à l’instar de Brassaï. Quand on l’interrogeait sur l’origine de cette passion secrète, Kaminsky répondait timidement, en chuchotant : « J’avais voulu qu’il existe quelque part un artiste, volontairement refoulé, parce qu’il était important de ne pas être connu, ni reconnu. »

 

Adolfo Kaminsky en quelques dates

1er octobre 1925 Naissance à Buenos Aires

1932 Installation en France

1944 Entre dans la Résistance

2019 Exposition de ses photographies au Musée d’art et d’histoire du judaïsme

9 janvier 2023 Mort à Paris

 

Antoine Flandrin et Amaury da Cunha