Janvier 2023

Main basse des industriels sur les analyses et les médicaments

La biologie médicale, des laboratoires de quartier aux multinationales

 

De pénuries en soupçons de conflits d’intérêts, la pandémie de Covid-19 a révélé les failles de deux secteurs associés à la médecine. L’industrie pharmaceutique dont l’histoire montre qu’elle a marginalisé des traitements efficaces, mais peu lucratifs (lire « Les phages, un traitement phagocyté par le marché »). Et les laboratoires d’analyses médicales qui, après deux décennies de financiarisation, lancent une drôle de grève.

 

par Antoine Leymarie 

 

Chris Kenny. – « Hypothetical » (Hypothétique), 2010

© ADAGP, Paris, 2023

 

«Ma santé, mon labo : protégeons ceux qui nous protègent ! », titre un prospectus justifiant la grève reconductible des « biologistes libéraux » du 1er au 3 décembre 2022, après celle du 14 au 17 novembre. Le document alerte sur la mise en danger de l’« avenir de la biologie » en dénonçant la « politique austéritaire » de l’assurance-maladie et les 250 millions d’euros d’économies annoncés. S’agit-il d’une « simple grève » de professionnels libéraux qui défendent leurs intérêts au moment du vote du budget de la Sécurité sociale ? On peut en douter. Pour comprendre ce qui se joue à travers ce mouvement, il convient de revenir sur l’histoire de ce secteur et d’un phénomène socio-économique profond qui le transforme depuis deux décennies : la financiarisation des laboratoires privés de biologie médicale (LBM).

Historiquement, la biologie médicale française s’est organisée autour de deux piliers : les laboratoires hospitaliers et ceux dits « de ville », qui se chargent des examens courants. Leur rôle est essentiel. Chaque année, la biologie concourt à la réalisation de plus de 70 % des diagnostics médicaux. La particularité du modèle français réside dans la prépondérance du secteur privé, qui comptabilise plus de deux tiers du volume des analyses. Cette part a même atteint 85 % concernant les tests PCR pendant la crise sanitaire. Le premier cadre législatif de la biologie médicale privée a été posé en 1975 par un texte articulé autour de trois principes : l’indépendance financière des biologistes, une forte régulation concurrentielle et un rapport de proximité. Compte tenu du caractère médical de l’activité et de son financement par la Sécurité sociale, le législateur impose que le capital des LBM ne puisse être détenu que par des biologistes (médecins ou pharmaciens) exerçant dans le laboratoire. Concernant les pratiques concurrentielles, la loi de 1975 interdit notamment la publicité et le rachat d’un concurrent, afin de rendre impossible la constitution de « chaînes de laboratoires ». À la fin des années 1970, la biologie médicale compose un paysage de secteur libéral régulé, doté d’un maillage territorial dense de quatre mille petits laboratoires, où le biologiste possède son outil de travail et exerce son activité avec des équipes restreintes.

Dès les années 1980, la biologie médicale se distingue des autres professions médicales par une croissance hors norme : les techniques d’analyse, encore largement artisanales au début des années 1970, s’automatisent très rapidement et permettent des gains de productivité considérables ; dans le même temps, la demande d’analyses augmente de façon spectaculaire. Alors que l’offre, dopée par le progrès technique, et la demande s’alimentent circulairement, les pouvoirs publics laissent le prix des analyses inchangé pendant près de dix ans. Cette période, marquée par une croissance des LBM à deux chiffres — et parfois qualifiée d’« âge d’or » —, a rapidement élevé les biologistes au deuxième rang du palmarès des professions médicales les mieux rémunérées, derrière les radiologues.

La prise en compte du coût croissant de la biologie médicale conduit cependant les pouvoirs publics à réformer le secteur au début des années 1990. L’État favorise notamment la concentration et promeut un modèle plus entrepreneurial : il s’agit d’inciter les LBM à atteindre une « taille critique », de favoriser les investissements et la mutualisation des compétences, avec l’espoir que ces plus grosses structures coûteront moins cher à la Sécurité sociale et proposeront une biologie de meilleure qualité. En ce sens, une loi de 1990 permet à des investisseurs non biologistes (une première) de posséder des parts du capital d’un LBM dans la limite de 25 %, et aux biologistes de se regrouper (dans la limite de cinq laboratoires). Cette loi bouscule les fondements du modèle, mais échoue en partie. Dans un secteur peuplé de professionnels avant tout médicaux, habitués à une gestion paternaliste de leur laboratoire, et où les concurrences locales sont fortes, les pratiques ne changent pas aisément.

C’est en 2001 que la logique de concentration du secteur s’accélère : la loi « portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier » (Murcef) autorise la constitution de chaînes « illimitées » de LBM, à condition qu’elles soient détenues par des biologistes. Mais des sociétés commerciales étrangères, se déclarant sociétés de biologistes dans des pays qui ne protègent pas le capital des LBM, recourent au principe de reconnaissance mutuelle des qualifications issu du droit de l’Union européenne pour pénétrer le secteur : ce principe oblige la France à considérer ces entreprises comme équivalentes en droit aux laboratoires français. Détenus par des fonds d’investissement ou des entreprises cotées en Bourse, ces mastodontes, comme Unilabs, Novescia, Labco, transforment le mouvement de concentration entre professionnels libéraux souhaité par les pouvoirs publics en un mouvement de financiarisation. Pour les investisseurs, deux obstacles subsistent cependant : la législation en vigueur d’une part, les poids lourds étrangers profitant d’une brèche juridique à la viabilité douteuse ; l’opposition des syndicats, des ordres des médecins et des pharmaciens d’autre part, qui sont vent debout contre cette intrusion. Dans ce contexte de mobilisation active, trois rapports publics décisifs paraissent entre 2005 et 2008 sous l’égide de la Cour des comptes (1), de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et du ministère de la santé. Tous partagent constats et recommandations : 1) la biologie coûte trop cher, 2) la qualité des labos n’est pas assez contrôlée, 3) la Commission européenne demande la libéralisation du secteur et il serait inenvisageable de s’y opposer. Aucun ne mentionne la financiarisation rampante. Et les conclusions de résonner en chœur : il est nécessaire de poursuivre la consolidation du secteur et de l’ouvrir entièrement aux capitaux extérieurs.

Après plusieurs années d’incertitude, l’ordonnance dite « Ballereau » en 2010, du nom du conseiller général des établissements de santé auteur d’un rapport commandé en 2008 par le ministère de la santé, scelle le sort du secteur. Ce texte autorise l’organisation de laboratoires multisites, c’est-à-dire l’existence de plateaux techniques dédiés aux analyses, alimentés par des sites périphériques ne réalisant plus que les prélèvements. Ce modèle industriel, qui allonge le délai de rendu d’examens parfois urgents, permet des économies d’échelle et favorise les acteurs financiers. Le gouvernement, estimant la législation suffisamment poreuse en l’état, évite ainsi l’esclandre qu’aurait provoqué l’ouverture officielle du capital des laboratoires. L’ordonnance impose également un processus « qualité », qui oblige tous les LBM à « accréditer » 100 % de leurs analyses. Or, instaurer une norme très contraignante revient à inciter les petits laboratoires d’analyses à se vendre : car pour eux, l’accréditation est onéreuse et chronophage. Si celle-ci suscite le débat concernant son apport réel à la qualité des diagnostics, elle représente un puissant outil de concentration du secteur.

 

Grossir ou périr

Trois ans plus tard, la loi de 2013 entérine définitivement le devenir de la biologie médicale. Dans un volet consacré à la « lutte contre la financiarisation », elle réaffirme que le capital des laboratoires doit majoritairement échoir à des biologistes, mais pose explicitement que les groupes qui ont profité de la brèche juridique depuis 2001 pourront continuer à se développer. Dans un rapport dédié au secteur, rédigé en 2019, l’Autorité de la concurrence, pourtant réputée pour son libéralisme, a exprimé sa surprise : le législateur, explique-t-elle, « n’a édicté aucune disposition visant à revoir ou figer leur capital, leur activité ou leur situation (2)  ». Cette « lutte contre la financiarisation » était bel et bien mort-née : « La loi de 2013 était uniquement politique. Les règles prudentielles de la loi étaient inapplicables et en participant à sa rédaction, je savais que ça ne changerait rien », nous confie un ex-conseiller ministériel de l’époque. Cette loi a ouvert la voie à une logique où les plus armés grossiraient par rachats successifs des moins dotés.

Parallèlement, l’État mène à partir des années 2010 une politique de baisse du prix des analyses : ce choix rogne progressivement les marges des petits LBM, là où les structures plus importantes compensent par le volume. En moins d’une décennie, les groupes financiers, qui possédaient 16 % des sites de laboratoires en 2010, deviennent propriétaires de plus de 75 % d’entre eux en 2020 ; seuls une coopérative (LBI) et quelques indépendants résistent. Sous l’effet de cette concentration, le prix des LBM s’envole, grimpant parfois jusqu’à plus de 300 % du chiffre d’affaires, ce qui rend impossible l’entrée de jeunes biologistes dans le capital et perturbe le renouvellement démographique de la profession. Interrogé à ce propos, le dirigeant d’un des groupes leaders du secteur répond sans détour : « Les six structures qui représentent 75 % du marché vont continuer à faire de la croissance. Demain, ce sera 90 % de parts de marché et on pourra encore arriver à 99 %. C’est inexorable. »

La biologie médicale offre un exemple à la fois banal et singulier. D’un côté, elle illustre la tendance du régime économique à la centralisation du capital et à l’émergence de monopoles ou d’oligopoles. De l’autre, il s’agit du premier exemple de financiarisation quasi intégrale d’une discipline médicale en France. L’oligopole qui désormais domine le secteur est formalisé au sein de l’Association pour le progrès de la biologie médicale (APBM), qui rassemble six groupes hégémoniques (Biogroup, Cerba, Eurofins, Inovie, Synlab, Unilabs). Ces acteurs, auteurs du prospectus cité en introduction, négocient aujourd’hui directement avec les pouvoirs publics, supplantant les syndicats de la profession « traditionnels ».

Chris Kenny. – « Ellahoj », 2019

© ADAGP, Paris, 2023

 

La stratégie des fonds d’investissement consiste à fortement s’endetter pour prendre le contrôle d’un groupe de LBM, à le faire grossir et à le restructurer en lui faisant supporter le coût de l’emprunt, pour réaliser une plus-value à la revente quelques années plus tard — un rachat avec effet de levier ou leverage buy-out, dans le langage de la finance. Comme dans le cas des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), la financiarisation des LBM se traduit par des politiques de compression des coûts, de réduction des effectifs de biologistes et par un management à flux tendu. Le sous-investissement et le manque de personnel ont été particulièrement visibles pendant la pandémie de Covid-19, comme en témoigne un proche du gouvernement : « Pendant la crise, on découvre qu’il y a globalement six interlocuteurs, qu’ils n’ont pas de personnel, qu’ils font tourner leurs labos en mode économie de RH [ressources humaines].  » L’attestent les nombreuses grèves du personnel (techniciennes, secrétaires) réclamant de meilleurs salaires, des emplois du temps soutenables.

La crise sanitaire a également confirmé l’inversion du rapport de forces entre l’État et le secteur : « Dès le début, on aurait dû mener des négociations pour dire qu’on peut accepter une marge, mais pas un enrichissement, confie un conseiller du gouvernement. Mais cela, c’est facile à dire aujourd’hui. On était favorable à une limitation de la dépense, dès juillet 2020, à 2 milliards d’euros sur les tests sur l’année. Mais est-ce qu’à ce moment-là on était en capacité de leur dire quoi que ce soit ? La réponse est non. Rappelez-vous en août, on a tous les jours à la télé les médias qui racontent qu’il y a les queues devant les labos et que l’exécutif ne fait rien. » Et de conclure : « En fait, les labos ont commencé à s’organiser le jour où ils ont eu la certitude qu’ils allaient gagner de l’argent. »

 

Les rentiers de la cotisation

De l’argent, les groupes en ont gagné, en enregistrant des augmentations de chiffres d’affaires de l’ordre de 30 à 40 % (3). Certains fonds ont saisi l’occasion de la crise pour vendre leurs parts avec une belle culbute, comme Partners Group après la cession de Cerba pour 4,5 milliards d’euros (4). D’autres en ont profité pour entrer en Bourse, comme Synlab, ou pour multiplier les acquisitions, comme Biogroup. La rente offerte par les cotisations sociales n’a jamais été aussi lucrative qu’en pleine pandémie.

À la lumière de cette histoire, les grèves de ces jours de novembre et de décembre, où plus de 90 % des laboratoires ont été mis à l’arrêt — engorgeant ainsi services d’urgence et LBM hospitaliers —, n’apparaissent plus exclusivement comme celles de « biologistes libéraux » : il s’agit surtout de grèves organisées par les directions des groupes financiers, bien décidées à user de leur pouvoir et à défendre leurs marges. Reste à savoir si, comme à l’issue de la grève similaire de 2019, les pouvoirs publics, après avoir fabriqué leur propre impuissance, céderont dans ce rapport de forces.

 

Antoine Leymarie

Chercheur en sciences sociales.

 

(1Rapport public annuel sur la loi de financement de la Sécurité sociale (PDF), Cour des comptes, Paris, septembre 2005 ; « La biologie médicale libérale en France : bilan et perspectives » (PDF), inspection générale des affaires sociales, Paris, avril 2006 ; Michel Ballereau, « Rapport pour un projet de réforme de la biologie médicale » (PDF), ministère de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative, Paris, 23 septembre 2008.

(2Avis du 4 avril 2019 de l’Autorité de la concurrence relatif à la biologie médicale privée.

(3) Zeliha Chaffin, « Le Covid-19 fait la fortune des laboratoires d’analyses », Le Monde, Paris, 23 septembre 2021.

(4) Aroun Benhaddou, « Cerba signe un LBO à 4,5 milliards d’euros

 », L’Agefi, Paris, 31 mars 2021.

 

 

Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2023/01/LEYMARIE/65426>