Anna Wanda Gogusey

 

Pour les jeunes Français LGBTQ+, Montréal, « un havre de paix »

Par Hélène Jouan (Montréal, correspondante)  Le Monde 11/01/2023

 

Depuis 2013 et les manifestations contre le mariage pour tous en France, de nombreux jeunes ont émigré vers cette cité refuge pour vivre librement leur identité sexuelle et de genre.

« Bienveillante », « chill », une ville qui donne le sentiment « d’arriver chez soi ». Les jeunes Français de la communauté LGBTQ+, de passage pour leurs études ou établis au Québec depuis plusieurs années, sont unanimes : Montréal ressemble sinon à la terre promise, du moins à une terre où se réalise la promesse de pouvoir être soi-même.

A l’hiver 2013, alors que les rues de Paris s’enragent des slogans de la Manif pour tous, « Un papa, une maman : y a pas mieux pour un enfant », « Y’a pas d’ovule dans les testicules ! », une « vague » de Français homosexuels débarquent dans la grande métropole québécoise. Impossible de chiffrer précisément cet exil : l’orientation sexuelle des quelque 100 000 Français établis à Montréal n’est inscrite nulle part. Ni sur les visas d’immigration ni sur les inscriptions auprès du consulat de France. Mais le bouche-à-oreille dans la communauté queer se met en marche : il existe quelque part, de l’autre côté de l’Atlantique, un endroit où vivre l’apaisement.

« Les homosexuels, mais aussi les Français d’origine maghrébine, ou encore les femmes racontent tous le même vécu. Ils parlent du malaise français”, de leur sentiment d’être bloqués dans leur patrie d’origine. Le Canada leur offre la représentation d’un pays plus tolérant, où les enjeux identitaires sont moins rugueux que chez eux », explique Chedly Belkhodja, directeur du centre d’étude de la politique et de l’immigration à l’université Concordia à Montréal.

 

Une libération

Valère parle sous pseudonyme, sa famille à Grenoble ignore qu’il est « gai » comme on l’écrit ici (et non pas « gay »). Cet étudiant de 19 ans, rencontré sur le campus de l’université du Québec à Montréal, a fait sa première rentrée en « études internationales » en septembre. « Personne ici ne calcule qui je suis, ne cherche à savoir avec qui je couche ou ne couche pas, tout le monde s’en fout ! », raconte-t-il, ébahi par cette indifférence qui le soulage.

« L’une des premières choses que j’ai vues en débarquant à Montréal, se souvient Hugo Alvarez, originaire de l’île française de Saint-Martin dans les Caraïbes, c’est le drapeau arc-en-ciel dessiné sur un mur. J’ai eu un instant de panique à me dire : si je reste à le regarder, on va savoir qui je suis. J’ai mis quelques jours à comprendre que j’étais “safe” ici, ça a été un gros choc culturel », poursuit en riant le jeune homme aux longues boucles brunes.

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Lorsqu’il était adolescent, sortir dans les rues de Saint-Martin, cheveux relâchés et jean skinny, lui valait d’être systématiquement harcelé, parfois agressé ; il vit son arrivée à Montréal en 2015, pour entamer des études en sciences politiques, comme une libération. Ecumant les soirées underground de la ville en compagnie de trans, de queers ou de goths (gothiques), maquillé et vêtu de « tenues de fou », il s’épanouit enfin dans ses identités multiples. « Ici on ne te juge pas, on te célèbre, Montréal m’a accueilli les bras ouverts », explique-t-il. Youtubeur à succès sous le nom d’artiste d’Hugo Lacchia, il se fond très vite dans le monde de ses idoles québécoises qu’il voit invitées dans les médias mainstream, sans jamais être caricaturées. Investi en politique, il connaît une ascension rapide. Aujourd’hui, le volubile jeune homme de 25 ans travaille au cabinet d’une ministre canadienne. « L’important ici est l’envie et la qualité de ton boulot, tout le monde se fiche de ton orientation sexuelle. Montréal est devenu ma deuxième maison. »

 

Monde queer et soirées drag-queen

Certains ont mis du temps à mettre des mots sur cette sensation de « havre de paix » produite par la ville. Julien Valat a 25 ans lorsqu’il choisit, après deux années à l’université McGill et un bref retour en France, de revenir s’installer à Montréal en 2010. « Ma première impression était que, ici, tu peux être habillé en rouge ou vert, avec des cheveux de la même couleur, être couvert de tatouages ou truffé de piercings, les gens ne te regardent pas. Je ne comprenais pas pourquoi cela me mettait tellement à l’aise. » A l’époque, le jeune homme n’est pas « out » et traîne un mal-être qu’il ne s’explique pas. A peine arrivé chez Starbucks, il est affecté dans un bar du Village – le quartier gay de Montréal, l’un des plus importants d’Amérique du Nord après celui de San Francisco. C’est ce quartier historique, connu pour sa canopée de boules multicolores qui l’ont longtemps orné, que le gouvernement du Québec a officiellement consacré « lieu de refuge et d’émancipation » en 2019.

 

Plongé au cœur du monde queer, aux soirées drag-queen réputées, Julien Valat se voit demander sans détour par les clients s’il est « gay ou bi ». Des discussions « qui n’avaient rien de naturel en France en 2010, quand ici, on parlait déjà mariage et GPA [gestation pour autrui] entre la poire et le fromage », se souvient-il. « Le sentiment de sécurité que j’éprouvais était lié à cela, Montréal me permettait d’être moi-même, sans avoir jamais besoin de me justifier. » Julien s’est marié à Montréal – le mariage pour tous a été légalisé au Québec en 2004, près d’une décennie avant la France – a divorcé, puis rencontré un nouveau conjoint et travaille aujourd’hui, à 37 ans, dans un cabinet de conseil financier où il s’affiche ouvertement comme « fier membre actif de la communauté LGBT ». Sa mère, qui vit à Montpellier, se dit « rassurée » de le savoir à Montréal. A chacune de ses visites en France, elle ne peut s’empêcher de lui glisser : « Fais attention à toi. »

La comparaison avec la France fait dire à Daisy Le Corre, 35 ans, qu’elle vit « dans le plus bel endroit au monde ». Elle a le « M » de Montréal tatoué sur la main gauche, en gage de reconnaissance pour cette ville qui l’a « sauvée ». Le visage lumineux de cette trentenaire aux traits fins se crispe imperceptiblement à l’évocation de sa vie d’avant. Etudiante puis jeune journaliste à Paris dans les années 2010, elle voyage dans le métro « emmurée » sous sa capuche, le regard lointain pour échapper aux insultes homophobes qu’elle essuie régulièrement. Dissimulée au travail, furtive dans les rues de certains quartiers parisiens, rageuse quand une partie de la France se met à défiler pour conspuer ce qu’elle est.

 

Une « bulle » au Québec

Après quelques reportages au Québec, elle décide en 2014 que son aller sera sans retour. « J’ai vécu à Montréal un incroyable sentiment de lâcher-prise : on me fout la paix ! », s’extasie-t-elle encore. Son « radar à malveillance » se met en veilleuse, « car si tout le monde n’est pas à l’aise avec ce que nous sommes, les Montréalais ont la décence de ne jamais le montrer, ils affichent une indifférence bienveillante ». Dans les premières semaines de leur relation, son amoureuse anglo-canadienne, devenue sa femme, ne comprend rien aux réflexes de sa petite amie française. Daisy refuse de lui prendre la main ou de l’embrasser en public : « J’avais intériorisé des mécanismes d’autodéfense pour passer inaperçue. » Désormais maman d’une petite fille de 4 ans, en attente de jumelles à naître au printemps, la jeune femme résiste au « rêve français » de sa compagne. « Dès que je retourne à Paris, je suis de nouveau sur mes gardes, la moindre insulte me met hors de moi. » Depuis son installation à Montréal, son frère la trouve physiquement transformée. « Tu es redevenue celle que tu étais enfant », lui a-t-il confié. Sur son sweat-shirt, elle affiche, en toute quiétude, un mot qui n’a nul besoin d’être un slogan ici : « normal ».

 « A la différence de la société française, la société québécoise est construite sur un agencement de communautés, explique Colin Giraud, sociologue à l’université Paris-Nanterre, auteur d’un ouvrage comparant le quartier gay du Marais à Paris au Village de Montréal (Quartiers gays, PUF, 2014). C’est un modèle qui supporte mieux les appartenances minoritaires, et paradoxalement, cette reconnaissance des particularités produit cette indifférence qui surprend agréablement les Français qui la découvrent. »

 

Tous savent que Montréal est sans doute une « bulle » au Québec. Une cité cosmopolite, ouverte aux étudiants du monde entier, quand ailleurs dans la province certains préjugés ont encore la vie dure. « La question du genre ou de l’orientation sexuelle n’est plus interrogée ici, nous sommes un non-sujet, les Montréalais ont clairement dix à quinze ans d’avance sur nous », constatent Marie Canolle et Céline Holzmann, un couple de trentenaires fraîchement débarquées de Lyon en août 2021. « Les tenues extravagantes, les homos, le voile, rien ne fait polémique ici », racontent-elles, encore fascinées de pouvoir tout naturellement dire à leurs employeurs respectifs qu’elles sont arrivées ici « avec femme et enfants ».

 

C’est parfois à travers le récit de minuscules moments de vie que sourd le soulagement. Arnaud Broucke, 21 ans, une bouille à la Tintin avec sa houppette de cheveux blonds, entame une maîtrise en communication à l’université de Montréal. « C’est peut-être parce que Montréal est une ville nord-américaine très individualiste, mais ici, je peux mettre du vernis à ongles et me promener dans la ville sans crainte », raconte le timide jeune homme. Victime enfant de harcèlements qui l’ont plongé dans la dépression, Arnaud respire enfin. Inscrit à des cours en « études de genre » très pointues, impliqué dans l’association LGBTQ+ de son université, il s’apprête à aller témoigner de son expérience auprès de jeunes écoliers : « Montréal l’émancipatrice me permet de me réinventer. »

Hélène Jouan Montréal, correspondante