La biologie médicale, des laboratoires de quartier aux multinationales
Les phages, un traitement phagocyté par le marché
par Charlotte Brives
Félix d’Hérelle publie, en 1917, dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences une courte note intitulée « Sur un microbe invisible antagoniste des bacilles dysentériques ». Le terme « bactériophage » — des virus n’infectant que des bactéries — apparaît pour la première fois. D’Hérelle n’a aucun moyen d’observer ces entités (il faudra attendre 1941 pour avoir la confirmation, par microscopie électronique, du statut viral des bactériophages, ou phages). Mais il déduit de différentes expériences que ce « germe vivant » détruit les cellules bactériennes.
Dès les années 1920, des essais cliniques débutent dans plusieurs pays : au Brésil contre la dysenterie, en Égypte contre la peste, en Inde contre le choléra. À partir des années 1930, des produits à base de phages sont commercialisés en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et aux États-Unis. Pourtant, les années 1940 signent le déclin généralisé de la thérapie : les diverses controverses autour du mode d’existence des phages (enzymes ou germes) ou de leur mode d’action n’ont pas permis la standardisation des pratiques thérapeutiques. Et, surtout, une nouvelle classe de médicaments émerge : les antibiotiques, qui relèguent à l’arrière-plan les préparations à base de phages, alors difficiles à produire.
Les antibiotiques s’imposent dans la pharmacopée à une vitesse fulgurante : Alexander Fleming découvre, en 1928, la sécrétion par le champignon Penicillium notatum d’une substance aux propriétés antibactériennes ; en 1944, la production de pénicilline suffit à traiter les forces armées américaines ; l’année suivante, elle devient accessible à la population. Réduction drastique de la mortalité (par septicémie, pneumonie, etc.), amélioration sensible des conditions de reproduction (grâce, entre autres, au soin de la syphilis congénitale) : la pénicilline inaugure l’ère des médicaments miracles. Mais aussi du médicament marchandise. La société pharmaceutique américaine Pfizer recourt à des représentants et à la publicité dans des revues médicales lors de la mise sur le marché de l’antibiotique terramycine. Entre 1950 et 1956, la consommation américaine d’antibiotiques passe de 139,8 à 645,2 tonnes, et ceux-ci deviennent la classe de médicaments la plus prescrite. En 1962, la Food and Drug Administration (FDA) rend obligatoire la preuve de l’efficacité avant l’approbation d’un nouveau médicament, mais cette contrainte n’a aucun impact sur le nombre de prescriptions. Aux États-Unis et ailleurs, il continue d’augmenter, tant en santé humaine que dans le secteur de l’agro-industrie, où ces molécules chimiques, en plus d’être utilisées pour prévenir ou traiter des épidémies dans les élevages ou les cultures, sont employées depuis le milieu des années 1950 comme promoteurs de croissance. Ces usages contribuent de façon significative, dans la seconde moitié du XXe siècle, à l’intensification massive de formes d’exploitation capitalistes des êtres vivants.
À partir de la fin des années 1960, le Royaume-Uni interdit cette utilisation des antibiotiques à visée thérapeutique comme promoteurs de croissance dans les élevages. Plusieurs études établissent alors que la résistance aux antibiotiques ne tient pas qu’à des mutations et à des adaptations ponctuelles des bactéries, qui se transmettraient de génération en génération, mais aussi à des échanges importants d’ADN entre bactéries selon des phénomènes dits de transduction ou de conjugaison, que l’on appelle « transferts horizontaux de gènes ». Des travaux mettent notamment en évidence le transfert de multiples résistances entre espèces bactériennes mais aussi entre leurs hôtes. Dans les fermes, les bactéries résistantes passent du bétail aux fermiers, aux vétérinaires et à leurs familles.
Une ère post-antibiotique ?
Les États-Unis ne restreignent cependant l’usage des antibiotiques dans l’agriculture qu’en décembre 2013, après la publication, la même année, d’un rapport de la docteure Sally Davies qui évoque « une bombe à retardement (1) ». L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’inquiète à son tour, en 2014, de la survenance d’« une ère post-antibiotique (2) » : des opérations chirurgicales de routine, des transplantations, des chimiothérapies seront désormais plus risquées dès lors que les traitements des infections opportunistes — fréquentes dans ce genre d’intervention — deviennent inefficaces. On estime que le nombre de décès imputables chaque année à une infection bactérienne que les antibiotiques n’ont pas permis de traiter s’élève déjà à 12 500 en France et à un million dans le monde (3).
Les appels à un investissement massif dans la recherche de nouveaux antibiotiques se multiplient mais ne suffiront pas si leurs modes de production et leurs usages restent inchangés. Les politiques dites « de gestion raisonnée » visent le changement des comportements individuels (« Les antibiotiques, c’est pas automatique ! » en version française), pas ceux des « Big Pharma ». La nécessité du recours à d’autres thérapies s’impose de plus en plus comme une évidence, mais là encore il s’agira de sortir des ornières du capitalisme pharmaceutique.
Cette reconnaissance de l’antibiorésistance comme problème majeur de santé publique explique ainsi l’intérêt renouvelé en France, mais aussi en Belgique ou en Suisse, pour la thérapie phagique (ou phagothérapie). Elle consiste donc à sélectionner un ou plusieurs virus bactériophages, littéralement des « mangeurs de bactéries », et à les administrer au plus près des micro-organismes responsables de l’infection pour qu’ils les tuent. Un principe élégant et simple : les phages ont pour hôtes des bactéries ; partout où il y a des bactéries, il y a des bactériophages, en grande quantité — jusqu’à cinquante millions de phages dans un millilitre d’eau de mer (une simple goutte), plusieurs millions dans un gramme de selles. Le regain de curiosité pour ce traitement depuis une quinzaine d’années tient également à l’approche ciblée qu’il permet : les phages sélectionnés ne détruisent que la bactérie responsable de l’infection de la personne malade, en épargnant les autres bactéries qui jouent de multiples rôles dans la santé humaine, mais aussi les bactéries des écosystèmes plus larges, ainsi qu’en minorant les risques d’apparition de résistance.
Si la phagothérapie avait presque disparu en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, elle a persisté sous des formes propres en Géorgie, en Russie et en Pologne. Cette divergence n’a pas tenu qu’à l’isolement des scientifiques durant la guerre froide. En Union soviétique, la progression des savoirs et des techniques a été forte durant la seconde guerre mondiale, où les préparations à base de phages ont été mobilisées contre la dysenterie et la gangrène. Et la recherche sur les bactériophages s’inscrivait dans une conception écologique des infections bactériennes, très prégnante dans la microbiologie soviétique de l’entre-deux-guerres, mais aussi dans l’économie même des instituts de recherche soviétiques, qui combinaient recherche, essais cliniques et production de thérapies.
Brevetage ardu
Un centre d’étude des bactériophages à Tbilissi a ouvert ses portes en 1935. Il fonctionne toujours selon ce modèle et accueille chaque année des personnes venant d’Europe de l’Ouest. En raison d’une certaine méfiance à l’égard de pratiques sur lesquelles les médecins français disposent de peu d’informations, des associations se sont constituées pour accompagner au mieux les personnes souffrant d’infection qui souhaitent s’y rendre, en les orientant vers les structures les plus adaptées, en leur conseillant des interprètes pour traduire du français au géorgien, mais aussi pour informer sur les derniers développements en attendant que ces traitements soient disponibles en France.
Officiellement disparus de l’arsenal thérapeutique depuis la fin des années 1970, les virus bactériophages ne sont réapparus dans les dispositions juridiques relatives aux produits de santé européenne et américaine qu’en 2011 : les phages seront dorénavant des médicaments et devront donc répondre aux normes et standards en vigueur. Mais de nombreux spécialistes réclament plutôt la création d’un cadre normatif spécifique. À leur sens, le « consensus » imposé par l’Agence européenne du médicament (AEM) ou par la FDA empêcherait les chercheurs et les infectiologues de prendre en compte les capacités évolutives des phages et des bactéries, donc d’adapter régulièrement les traitements pour y répondre. La réglementation privilégierait une utilisation des phages proche, dans sa conception, de celle des antibiotiques, c’est-à-dire la mise au point de cocktails qui pourraient reproduire l’effet « large spectre » de ces molécules chimiques (au détriment de l’approche ciblée que permettent les phages). Surtout, estiment-ils, les entreprises pharmaceutiques finiront par avoir entièrement la main sur les produits relevant de la catégorie juridique des médicaments. Les normes sur lesquelles il s’agit de s’aligner visent toutes l’obtention du précieux sésame que constitue l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Et les bonnes pratiques de fabrication (BPF) nécessitent des usines spécifiques, ainsi qu’un statut d’établissement pharmaceutique.
Alors que des laboratoires et des hôpitaux publics tentent d’ores et déjà avec succès de faire exister la phagothérapie, accorder le statut de médicament aux phages revient à réserver leur plein développement à l’industrie pharmaceutique. Or il est difficile à ce stade d’obtenir un quelconque retour sur investissement du fait d’essais cliniques longs et coûteux et, surtout, d’un brevetage ardu. Un virus bactériophage a été isolé à partir de l’eau d’un lieu précis, la bactérie a été prélevée sur une personne malade dans tel hôpital ou laboratoire par une technicienne qui a fait varier de nombreuses conditions expérimentales… Mais cette absence d’implication des entreprises pharmaceutiques, du moins pour le moment, constitue une occasion : celle de faire valoir des propositions qui s’inscrivent dans une logique opposée à celle des « Big Pharma ».
Le foisonnement du droit des médicaments a ainsi permis à l’équipe de l’hôpital militaire Reine-Astrid (HMRA) de Bruxelles d’effectuer un pas de côté en proposant que ces virus soient utilisés comme des ingrédients dans des préparations magistrales. La réglementation européenne définit la préparation magistrale comme « tout médicament préparé dans une pharmacie conformément à une prescription médicale pour un patient individuel » (selon la directive 2001/83 du 6 novembre 2001). Elle est réalisée à partir de deux types de produits : les ingrédients autorisés, inscrits dans la pharmacopée nationale ou européenne, et les ingrédients « non autorisés », c’est-à-dire non inscrits dans la pharmacopée mais pouvant être employés si leur production répond à une monographie précise et si leur qualité biologique est certifiée par un laboratoire indépendant, public ou privé. Afin de tenir compte de la très grande diversité des phages, le gouvernement belge a décidé de classer ces virus comme « ingrédients non autorisés » et s’est engagé à prendre en charge le remboursement de ces traitements.
Prééminence du privé
En France, la thérapie phagique prend un nouvel essor au sein des hospices civils de Lyon. En mai 2022, trente-huit personnes avaient déjà été traitées, principalement pour des infections ostéo-articulaires mais également pour des endocardites et des pneumonies, en utilisant des phages produits par l’équipe belge ou par une start-up française. Le nombre de demandes et de personnes éligibles ne fait qu’augmenter. Forte de son expérience, l’équipe lyonnaise travaille désormais à développer la thérapie depuis l’isolement de phages à partir d’eaux usées jusqu’à leur administration aux personnes malades, dans une approche au cas par cas tenant compte des spécificités de chaque infection. Demeure toutefois le problème de la prééminence du privé dans le développement des médicaments. Tant qu’il n’existe pas de préparations commerciales, les personnels soignants peuvent avoir recours aux collections publiques en cours de constitution, utilisées dans le cadre de préparations magistrales. Cependant, les pharmacies d’hôpital n’ayant pas le statut d’établissement pharmaceutique, ces collections ne peuvent recevoir le sésame « bonnes pratiques de fabrication ». La responsabilité de la prise en charge de la personne malade reposera sur le médecin prescripteur et le pharmacien administrateur, à moins que la France n’adopte le cadre réglementaire belge.
Mais même dans ce dernier cas, lorsque des préparations commerciales existeront, les personnels soignants auront l’obligation d’y recourir. Le code de la santé publique dispose en effet que la qualification de « préparation hospitalière » ne vaut que tant qu’il n’existe pas de spécialité pharmaceutique disponible. Or il y a fort à parier que, avec le temps et la montée en puissance des phénomènes d’antibiorésistance, des start-up ou des laboratoires pharmaceutiques finiront par développer et commercialiser des cocktails « prêt-à-porter », qui pourraient à leur tour être produits (en masse) et consommés (en masse), sans que l’on puisse prévoir les effets de leur utilisation dans les environnements, et sans maîtrise de la fixation des prix de vente. Dans cette histoire, la recherche publique risque alors de jouer une fois de plus le rôle qui lui incombe depuis des décennies : endosser les coûts de recherche et réaliser la plus grande partie du travail avant que les résultats ne soient, au mieux, partagés au sein de partenariats public-privé ou, au pire, purement et simplement confisqués par les industriels.
Charlotte Brives
Anthropologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteure de Face à l’antibiorésistance. Une écologie politique des microbes, éd. Amsterdam, Paris, 2022, dont ce texte est adapté.
(1) Sally Davies, « Annual report of the chief medical officer
» (PDF), ministère de la santé, vol. 2, Londres, 2013.
Collé à partir de <https://www.monde-diplomatique.fr/2023/01/BRIVES/65443>