L’héritage d’Aaron Swartz, l’activiste qui a renversé le code

 

A rebours de la mainmise d’Elon Musk sur Twitter ou de l’essor des technologies sécuritaires, le jeune militant, mort il y a tout juste dix ans, voulait construire un Internet libre. Des Creative Commons au logiciel de transmission de documents confidentiels SecureDrop, il continue d’inspirer les combats pour un numérique éthique.

 

par Amaelle Guiton

publié le 10 janvier 2023

 

 

 

 

 La fresque est apparue un jour de janvier 2013 sur un mur de Nassau Avenue, dans le quartier de Greenpoint, dans le nord de Brooklyn. Aujourd’hui encore, elle surplombe un deli dont l’enseigne affichait cette année-là une photo de hamburger, remplacée depuis par un logo vert et les mots «bar à jus» et «épicerie bio». C’est que Brooklyn a changé ; le monde autour aussi, beaucoup, et Internet tout autant. Le sourire timide d’Aaron Swartz, lui, est figé pour toujours, dans cette fresque que le street-artist BAMN a peinte sur un immeuble new-yorkais, comme dans les innombrables photos dont le Web regorge.

 

 Le nom de ce développeur prolifique, militant du libre accès à la connaissance et des biens communs numériques, évoque, entre autres, les licences Creative Commons, imaginées par le professeur de droit Lawrence Lessig pour encadrer le partage des œuvres, et qu’il a participé à mettre en place au début des années 2000 ; le site web Reddit, plus grand forum anglophone au monde, qu’il a codéveloppé en 2005 ; ou encore la mobilisation, en 2012, contre le projet de loi Sopa (Stop Online Piracy Act), accusé jusqu’à la Maison Blanche d’être une machine à censurer au nom du droit d’auteur, bataille dont il fut l’un des visages publics. Aaron Swartz s’est pendu le 11 janvier 2013, dans l’appartement qu’il partageait à Brooklyn avec sa compagne Taren Stinebrickner-Kauffman, fondatrice de l’ONG SumOfUs. Il avait 26 ans.

Codeur juvénile aux intuitions lumineuses

Il était, à l’époque, sous le coup de treize chefs d’inculpation – et d’une peine maximale encourue de cinquante ans – pour avoir, deux ans plus tôt, téléchargé plusieurs millions d’articles scientifiques sur la bibliothèque numérique JSTOR depuis le réseau du Massachusetts Institute of Technology de Boston. Son procès devait s’ouvrir en avril. Pour beaucoup, son histoire tragique est un cas d’école de la disproportion des poursuites menées au nom du copyright aux Etats-Unis, comme des dérives du plaider coupable : le bureau du procureur avait menacé Swartz de requérir sept ans de prison, contre six mois s’il reconnaissait toutes les charges – et acceptait une condamnation pour crime fédéral qu’il estimait inique, et qui lui aurait barré, au moins pour longtemps, toute possibilité de concourir à une élection ou de prétendre à un poste dans l’administration. Il y avait aussi, chez ce jeune homme sensible et tourmenté, des souffrances durables, des abîmes. «J’ai le sentiment que mon existence est une charge pour la planète», avait-il écrit sur son blog à l’âge de 20 ans.

Il était une figure du «hacktivisme», l’usage de la technologie à des fins politiques. Il est devenu une icône – «l’enfant d’Internet», comme le dit son ex-compagne, la journaliste Quinn Norton, dans un documentaire auquel la formule a donné son titre, The Internet’s Own Boy, réalisé par le documentariste Brian Knappenberger et sorti en 2014. Revoir le film aujourd’hui est une expérience troublante. L’enfant précoce et curieux, le codeur juvénile aux intuitions lumineuses – capable d’inventer, à 12 ans, un ancêtre de Wikipédia ! –, le start-uppeur vite déphasé, le militant haranguant la foule parlent depuis un monde pas encore envahi par les expressions «fake news», «fermes à trolls» ou «post-vérité». Non qu’il ait eu de la technologie une vision irénique, bien au contraire : «Swartz, c’était la révolte née de la confrontation de l’idéalisme des débuts d’Internet à la dystopie numérique qui prenait corps sous nos yeux», résume le sociologue Félix Tréguer, auteur de l’Utopie déchue (Fayard, 2019) et membre de l’association la Quadrature du Net. Le réseau, dit Aaron Swartz comme bien d’autres, produit le pire et le meilleur, la liberté et le contrôle. «Ce qui, au bout du compte, l’emportera dépend de nous», martèle-t-il dans une interview filmée en juillet 2012.

 

Trace toujours visible

Les ravages de la surveillance en ligne opérée par les régimes les plus autoritaires sont alors déjà connus. Côté occidental, si Edward Snowden n’a pas encore fait son apparition à la une du Guardian, la NSA est lourdement soupçonnée de chaluter le cyberespace. Google, Facebook et Twitter prospèrent. Eli Pariser, cofondateur de la plateforme Avaaz, a déjà publié son essai The Filter Bubble («la bulle de filtre»). Mais «on n’était pas à ce point-là de massification et d’uniformisation des grands médias sociaux, et il n’y avait pas non plus un tel état de fragmentation paradoxale», observe Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes et auteur du Monde selon Zuckerberg (C & F, 2020). En décembre 2016, presque quatre ans après la mort de Swartz, Lawrence Lessig, sonné par la victoire de Trump, disait à Libération : «Nous ne savons pas comment construire un espace dans lequel les gens pourraient discuter des mêmes questions politiques, à partir d’un cadre commun et d’une compréhension partagée des faits.» D’évidence, en janvier 2023, on ne sait toujours pas.

Dans ce monde-là, dans cet Internet-là, la trace d’Aaron Swartz est pourtant toujours visible dans les outils, les projets qu’il a initiés ou auxquels il a participé. En 2011, Swartz avait ainsi commencé à travailler avec Kevin Poulsen, ex-pirate informatique reconverti dans le journalisme, à un système de transmission de documents confidentiels. Après sa mort, le développement du logiciel a été pris en charge par une ONG, la Freedom of the Press Foundation, qui compte dans son conseil d’administration Edward Snowden et Daniel Ellsberg, la source des «Pentagon Papers» sur la guerre du Vietnam. Le logiciel SecureDrop équipe aujourd’hui le New York Times, le Guardian ou le consortium Forbidden Stories, à l’origine des révélations de l’été 2021 sur le logiciel espion Pegasus.

Il y a maintenant près de seize ans, le développeur avait aussi travaillé avec Brewster Kahle, fondateur de cette titanesque entreprise non marchande d’archivage du Web mais aussi de livres, films, morceaux de musique ou logiciels, basée à San Francisco, qu’est l’Internet Archive : ce fut l’Open Library, à la fois catalogue destiné à recenser tous les livres publiés et bibliothèque de prêt en ligne. En plus d’une équipe salariée, «des centaines de bénévoles» participent toujours au projet, nous écrit Kahle. Reste à savoir jusqu’à quand ‒ l’Open Library fait justement l’objet, depuis deux ans et demi, de poursuites judiciaires de la part de quatre grandes maisons d’édition, procédure qui pourrait remettre en cause son système de «prêt numérique contrôlé». La question de la propriété intellectuelle n’a jamais cessé d’être un champ de bataille… Mais l’accès aux travaux scientifiques, fait valoir Brewster Kahle, a clairement progressé, avec l’appui des pouvoirs publics : «Les gouvernements, à commencer par ceux d’Europe et des Etats-Unis, déclarent que la recherche publique doit être en accès ouvert.»

 

Reflet inversé des tycoons californiens

«Beaucoup de thèmes que Swartz a posés étaient pionniers pour l’époque et pour son âge, et apparaissent dans l’Internet de 2023 comme des thématiques à remobiliser», souligne Olivier Ertzscheid, qui le décrit comme une figure d’«ingénieur politique» du Net sans véritable équivalent aujourd’hui. Le legs d’Aaron Swartz, estime-t-il, est aussi dans son insistance à articuler le code et l’éthique, les outils et les objectifs. «Son propre militantisme était soumis à l’examen et au changement», loue Gabriella Coleman, anthropologue spécialiste des communautés hackers et «hacktivistes» : au-delà des enjeux liés au numérique, Swartz, rappelle-t-elle, avait cofondé une association, Demand Progress, qui s’attelle aussi à la transparence des pouvoirs économiques et de l’action gouvernementale et parlementaire.

C’est un paradoxe de l’époque que l’imaginaire d’émancipation individuelle et collective et de réinvention sociale en réseau qui a nourri Aaron Swartz, et avec lui quelques générations d’activistes du Net, semble à la fois se fracasser sans cesse contre les cauchemars numériques du moment et être sans cesse réactivé pour offrir des lignes de fuite, des chemins de traverse. Quand Elon Musk soumet Twitter à son hubris qu’on dirait tout droit sortie d’un roman d’Ayn Rand, c’est un réseau social décentralisé, Mastodon, qui voit affluer deux millions d’utilisateurs nouveaux, fussent-ils pour partie éphémères. Les idéaux bougent encore : «La lutte pour l’ouverture continue, écrit Brewster Kahle. Comme l’a fait Aaron, des centaines de personnes et d’organisations luttent contre la désinformation, l’accaparement et la centralisation.» Si Swartz reste à ce point iconique, c’est aussi qu’il incarne, au-delà de son propre parcours, un reflet inversé des tycoons californiens, et la persistance d’utopies mobilisatrices. Résumé par Gabriella Coleman : «Internet peut sembler être un rêve volé, entaché de toutes sortes de maux, mais n’oublions pas l’Internet d’intérêt public, fondé sur des connaissances libres et accessibles, qu’il a aidé à construire et qui est toujours là, au moins pour le moment.»

Les lignes de front, pourtant, se sont à bien des égards déplacées. Swartz et bien d’autres avaient anticipé tant l’hypertrophie des géants de la Silicon Valley que l’essor continu des technologies sécuritaires ; mais aujourd’hui, c’est aussi le coût écologique du numérique et l’informatisation massive qui sont de plus en plus remis en cause, y compris parmi ceux qui avaient porté haut les idéaux des pionniers du réseau. Ainsi, pour Félix Tréguer, il s’agit désormais «de savoir si on accélère la “transformation numérique” ou si on décide d’amorcer une désescalade». Les rêves des origines sont-ils solubles dans le moment technocritique qui vient ? «Sans abandonner les combats pour la culture libre et l’Internet décentralisé, il faut parvenir à les repolitiser en les arrimant à d’autres luttes, poursuit Tréguer, et en assumant l’horizon d’une rupture avec le système politique et économique dans lequel nous vivons.» On ne saura jamais quels chemins Aaron Swartz aurait empruntés, mais l’élargissement de ses interventions dans les dernières années de sa vie résonne, là encore, avec les mues et les décantations du militantisme numérique.

 

Collé à partir de <https://www.liberation.fr/idees-et-debats/lheritage-daaron-swartz-lactiviste-qui-a-renverse-le-code-20230110_MZWK7ITVOFAP3HIPTN5QIYQVWM/>