Philippe Tesson : « Le journalisme transforme une journée en une vie »

Par Jérôme Badie

20 juin 2016

 

A 88 ans, Philippe Tesson ne se départit pas de son énergie légendaire pour mener de front ses différentes vies : homme d’affaires, de théâtre et surtout journaliste. Il monte sur la scène de son théâtre, le Poche Montparnasse, entouré de chanteurs et musiciens, pour évoquer Cocteau, Milhaud, Poulenc et les autres, et faire revivre les soirées du Bœuf sur le toit. Entre rires et vérités, il confie sa vision du temps à travers le récit d’une vie toujours en mouvement.

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Philippe Tesson dans son bureau parisien. MOLAND FENGOV / HAYTHAM REA POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

 

Avez-vous pris le temps de vivre, Philippe Tesson ?

Ah oui ! J’ai pris le temps de vivre. J’ai aimé vivre. Je n’ai pas vraiment eu de problèmes métaphysiques. J’ai tout fait pour être libre et je le suis profondément.

 

Qu’est-ce qui a animé cela ?

La nature qui anime tout, l’éducation et la réflexion ensuite.

 

On vit libre par réflexion ?

On vit libre par discipline. La discipline que je me suis efforcé de forger est l’atteinte principale à ma liberté. Le contexte historique aussi. Je dis souvent cette chose idiote : « Je suis né dix ans après l’armistice de 1918 et dix ans avant la catastrophe de la seconde guerre mondiale ». Cette guerre a beaucoup contribué à ma constitution intellectuelle. J’ai vécu mon adolescence dans une tragédie. Encore qu’elle ne m’ait pas atteint personnellement, elle m’a amené à réfléchir plus qu’un adolescent ne devrait le faire et notamment sur le problème de la liberté et sur les questions essentielles de la vie !

 

Je vous repose la question : avez-vous pris le temps de vivre ?

Ma nature m’a amené à la gourmandise de la vie qui libère de toute pesanteur ou hypothèque ontologique. J’ai décidé d’assumer la vie dans sa diversité, son intégralité, son mouvement. Ce tropisme personnel m’a permis de me libérer des contraintes qui auraient contrarié ce désir profond !

 

Et ça continue !

Absolument. Cette gourmandise induit un rapport profondément actif avec la vie. L’action sans limite. En ressort l’éclectisme, le sacrifice de la profondeur, avec les risques que cela comprend. Sans complexe ! Je suis conforme à mon personnage !

 

En parcourant votre bio, on se dit que les choses se sont enchaînées de façon incroyable. Avez-vous vraiment choisi cette carrière ?

Je ne suis pas totalement débile (rires), mais il est vrai que je me suis adapté aux circonstances, au hasard, au destin. Je crois être opportuniste – je me livre là, c’est terrible – mais ça s’appelle un destin et ça vous échappe. Ou alors on s’emprisonne dans un rapport extrêmement suicidaire à la liberté. J’ai donc été disponible aux hasards. Je suis sérieux. J’avais pensé à une trajectoire que les circonstances ont souvent fait dériver.

 

Quelle était cette trajectoire ?

Je voulais vivre dans un rapport étroit avec la création. Création conforme avec mes dispositions particulières car j’aime tout ce qui relève de la création et de l’art. C’est en moi ! J’aurais aimé être un grand musicien, un grand peintre mais je n’en avais pas les qualités nécessaires ni la volonté suffisante. En revanche, j’avais des dispositions naturelles et un tropisme très particulier pour l’écriture. Cela n’intéresse personne mais mon rêve d’adolescent était « le grand écrivain » ! Je faisais partie de cette génération-là. Aujourd’hui ce rêve n’existe plus.

 

Qui était votre modèle ? Qui était le grand écrivain auquel vous auriez aimé ressembler ?

 

(Il réfléchit) Je n’avais pas le culte des idoles… Très jeune, j’ai aimé Stendhal… J’ai été très séduit par Malraux – nous étions contemporains –, par son ouverture extraordinaire au monde, ce destin multiple, l’action, l’aventure. Il était le seul à s’intéresser à la condition humaine à l’époque. Pour l’écriture et l’esthétique, j’aimais beaucoup Gide. Et Jean Cocteau, que je joue actuellement, m’a fasciné. Davantage sa personnalité que son écriture d’ailleurs. Sa tolérance, sa liberté, son ouverture, l’antichambre de l’interdit aussi !

 

Alors pourquoi journaliste et pas écrivain ?

Par le fait de hasards extraordinaires. Je n’étais pas très intéressé par le journalisme lorsque j’avais 30 ans. Je préférais infiniment la littérature ! Un jour, on me propose de devenir rédacteur en chef de Combat. C’était inespéré et en même temps, c’est que je devais être légitime…

 

Et le théâtre ?

Cette passion date de l’enfance. S’il n’y avait pas eu la guerre et les conditions bourgeoises d’éducation, sans doute serais-je venu très vite au théâtre. Pas seulement comme acteur d’ailleurs. Ce qui m’intéresse est ce qui relève du dédoublement, l’altérité, la parole en action… Tout ce qui en fait une psychanalyse extraordinaire.

« Dans la vie comme au théâtre, je n’aime pas les répétitions. »

Mais Combat est arrivé et j’ai accepté. Pour voir. Comme au poker. J’y ai trouvé tellement de plaisir et de conformité avec ma nature que je m’y enferme. Je crée des journaux car j’aime entreprendre. Vers 50 ou 60 ans, je décide de continuer le journalisme et je le regrette. C’était une charnière, une fin de chapitre. On en connaît deux ou trois dans sa vie. J’aurais pu faire du théâtre, ou de la politique mais je décide de continuer.

 

Certaines polémiques que vous avez provoquées parfois pourraient laisser penser que vous êtes tourné vers le passé. Or votre personnalité autant que votre carrière semblent s’inscrire dans une passion du présent. N’est-ce pas votre caractéristique principale ?

Le journalisme transforme une journée en une vie. C’est donc juste mais sans se détacher de l’amont et de l’aval. J’ai un formidable rapport avec le passé et le futur ! Mais il est vrai que j’aime être dans l’instant. Je me trouve très à l’aise dans l’éphémère et le journalisme quotidien. J’adore réagir.

 

Passion de l’instant, que vous retrouvez dans le théâtre.

Il n’y a rien de plus instantané que le théâtre. D’ailleurs, dans la vie comme au théâtre, je n’aime pas les répétitions ! J’aime l’improvisation.

 

Pourquoi n’avez-vous jamais écrit vos mémoires ?

On me l’a beaucoup demandé mais j’ai préféré vivre ma vie plutôt que d’en faire le récit. Je ne suis pas au niveau d’un message. Si j’avais été mêlé à des événements considérables, peut-être les aurais-je racontés. Mais le journalisme n’est qu’une observation. C’est sans doute sa faiblesse. De même que le critique de théâtre que je suis, depuis cinquante ans, chaque semaine, a une frustration de n’avoir été que dans la salle. J’aurais voulu incarner mes profonds tropismes. Je le fais un peu maintenant !

 

Comment voyez-vous le futur et comment l’avez-vous appréhendé tout au long de votre vie ?

Il y a trois ans, je n’ai pas hésité à reprendre le Théâtre de Poche. Si cette opportunité se présentait aujourd’hui, je ne me lancerais pas. J’ai 88 ans et je n’entreprendrai plus rien. Je suis sur un terrain vague. Mon énergie est intacte mais je suis trop âgé maintenant.

 

Et la mort ?

J’ai un rapport plutôt facile à la mort. Mon seul regret, dans cette perspective, est de ne pas savoir ce qui va se passer après moi. Par exemple, et bien que je n’aie pas un cerveau scientifique, je m’intéresse à des choses comme l’intelligence artificielle.

 

C’est le journaliste qui parle encore.

Oui. C’est la gourmandise de ce qu’il va se passer. Nous sommes à l’aube d’un monde nouveau, extravagant, ça me fascine. Mais c’est sans doute une confidence d’enfant.

 

Etes-vous obsédé par la transmission ?

J’ai des enfants auxquels je me suis énormément intéressé. J’ai été intensément père de famille. Aujourd’hui, je pense beaucoup à ma succession comme j’ai pensé toute ma vie à la transmission et pas seulement avec mes enfants. Le journaliste est un médiateur, un pédagogue, et j’ai été un journaliste très paternaliste, au sens fort du mot. Très père.

 

« Le bœuf sur le toit, les années Cocteau », cabaret littéraire et musical conçu et animé par Philippe Tesson. Au Théâtre de Poche Montparnasse, jusqu’au 9 juillet. www.theatredepoche-montparnasse.com Réservations : 01-45-44-50-21.