Knokke-le-Zoute, l'art à la plage

Le charme ambigu de la Deauville du Nord, avec ses villas cossues, son casino 1930, ses galeries, attire promeneurs et collectionneurs.


04 mai 2005

Les Belges ne pourraient pas vivre dans un pays privé d'un accès à la mer. Cela les contraindrait, comme l'écrit le poète Carl Norac, à renoncer à "la possibilité de fuir" , "au sentiment même de la fugue" .

Tous les week-ends, été comme hiver, lorsque le ciel décline les nuances du gris ou ­ plus souvent qu'on ne le pense ­ lorsqu'il illumine les grandes plages de sable de la mer du Nord, ils se rendent donc en masse "au littoral" , comme ils disent.

D'ailleurs, "c'est là qu'on devient belge" , estime l'écrivaine Liliane Wouters. Dans un ouvrage collectif explicitement intitulé Belgique, toujours grande et belle, publié en 1998 aux Editions Complexe, cette Bruxelloise répondait à Jules Destrée, un homme politique socialiste wallon qui, en 1912, écrivit au roi pour lui dire : "Sire, il n'y a pas de Belges." "Belges, nous sommes dans notre âme, toute bercée au vent du Nord (...), le corps fouetté par la pluie inlassable ; Belges depuis le premier sable de la première plage, du Zoute à La Panne" , écrivait Liliane Wouters.

Pour se rendre au Zoute, précisément, la station la plus huppée du littoral, on passe par d'innombrables carrefours dont les poteaux de signalisation ont été repeints en noir et jaune, couleurs de la Flandre. On croise des panneaux qui célèbrent la "Vlaamse Kust" , la côte flamande, et non la "Belgische Kust" , cette côte belge que préfèrent évoquer les francophones.

Ce sont des signes et la confirmation que la classe politique de Flandre, toute à son projet autonomiste, poursuit son lent travail d'éloignement. Mais qu'importe, ici on veut croire que la raison triomphera et que les cris de la querelle linguistique ne couvriront jamais le bruit des vagues.

Adossé à la frontière néerlandaise, le Zoute, immortalisé par Brel qui, en 1967, chantait son Knokke-le-Zoute tango tandis que Ferré évoquait Ostende la rivale, est resté un lieu où, même si le flamand gagne indéniablement du terrain, de nombreux francophones se sentent chez eux.

C'est, à leurs yeux, un refuge, une survivance de la "belgitude" , cette notion floue inventée par le sociologue Claude Javeau et qui, peut-être, n'est rien d'autre que "la non-définition d'un no man's land" ... Un sentiment qui mêle la dérision, un patriotisme paisible, un imaginaire débridé et une indolence souriante.

Le Zoute, qui fait partie de la ville de Knokke, est une cité riche où l'on ne paie pas d'impôts locaux, où 1 700 boutiques, 250 restaurants, mais aussi 60 galeries d'art, drainent des milliers de visiteurs. "J'ai visité la côte, depuis Biarritz jusqu'en Suède, cet endroit est incomparable, unique" , affirme, en refusant d'être modeste, le comte Léopold Lippens, maire des lieux depuis trois décennies. "En venant ici, les gens veulent trouver le charme d'un endroit préservé, la paix, une ville sans inconvénients."

Avec ses villas cossues, ses rues sinueuses, ses golfs, ses kilomètres de pistes cyclables et sa réserve naturelle, le Zwin ­ une vaste zone de prés salés où nichent les cigognes et où les zwinneblomme, ou statices des limons, des fleurs rares, couvrent le sol d'un tapis violet en été ­, Knokke-le-Zoute donne la possibilité de plonger dans un monde révolu.

Et s'il faut choisir de fréquenter la station avant l'été, c'est pour goûter à ce charme ; pour éviter tout à la fois les foules trop denses et un snobisme qui, même s'il est parfois amusant, n'en est pas moins très vite lassant.

Dès les premiers beaux jours, l'odeur des havanes alourdit l'air iodé, les rutilants 4 × 4 tournent autour de la place Albert, ironiquement rebaptisée "Place m'as-tu vu" , quelques yachts jettent l'ancre au large de la plage et, dans des clubs façon Saint-Tropez, les fashion victims côtoient les privilégiés venus se refaire une santé.

Hors saison, rythmées par les promenades sur la digue (le front de mer) où, malheureusement, les villas Belle Epoque se font rares, par la dégustation des Pimm's cocktails aux tables des terrasses chauffées et, en fin d'après-midi, par un détour chez Siska, une véritable institution locale, temple des crêpes et des gaufres, les journées baignent dans la quiétude et une nostalgie inséparables de ces lieux. Il faut seulement espérer que le règne de l'argent ­ ici le mètre carré habitable vaut jusqu'à 12 400 euros ­ ne les minera pas davantage. On veut donc encore croire au credo du comte Lippens, qui dit s'opposer à "un monde sans esthétique" .

C'est peut-être pour tenter, in extremis, de renouer avec le glorieux passé culturel de sa ville que le maire a lancé de vastes projets. Knokke a été le lieu de grandes expositions au casino, promues par l'esthète et collectionneur Roger Nellens. Man Ray, Picasso, Dali, Chagall, Ernst, César et beaucoup d'autres ont fréquenté les lieux, laissant d'ailleurs de nombreuses traces sur lesquelles M. Nellens veille scrupuleusement. Si l'on a le bonheur de le rencontrer chez lui, il ouvre parfois à ses hôtes la porte de son merveilleux jardin, où trône le Dragon de Niki de Saint Phalle, une véritable maison pour enfants dans laquelle vécut l'artiste américain Keith Haring.

Keith Haring, comme bien avant lui René Magritte et Paul Delvaux, a décoré les salles du casino, vaste paquebot construit par l'architecte René Stynen en 1930. Aujourd'hui le lieu périclite, et la municipalité a retenu cinq architectes internationaux, dont le bureau parisien Jacob et MacFarlane, pour élaborer un nouveau projet, moderniste et audacieux, susceptible de drainer un tourisme culturel en plein développement.

Au fil des années, la ville a également acquis des oeuvres ­ sculptures et installations d'un intérêt inégal, mais d'une originalité certaine ­ que l'on peut découvrir en se promenant une carte "Route des arts" à la main. Le Poète d'Ossip Zadkine, La Rose des vents de Wil Delvoye, Hospitality de Barry Flanagan et L'Ode à la femme de Jef Claerhout méritent un regard attentif.

Une visite "Architecture au Zoute" , avec un guide expérimenté, permet de découvrir les différents styles architecturaux du début du xxe siècle. La Fondation Luc Peire, un adepte de l'expressionnisme devenu un maître du verticalisme abstrait, montre à la fois l'oeuvre et l'atelier de cet artiste brugeois, mort à Paris en 1994, dans un bâtiment dont les concepteurs ont été récompensés par un prix d'architecture.

C'est cependant une flânerie dans les galeries concentrées dans les artères commerçantes (Kustlaan et Zeedijk Zoute) qui réserve les meilleures surprises. Antiquités, avant-garde, art ethnique et écoles belges sont présents et ­ parfois ­ encore accessibles. On trouve des toiles de petits maîtres des écoles françaises et belges (Paul Leduc, Nestor Cambier) chez Berko, des Keith Haring chez Luc Van Middelem, de merveilleux Spilliaert, des Khnopff et des Ensor chez Offa, qui présente aussi du mobilier Art Déco.

La Galerie Cafmeyer vend en ce moment les belles sculptures de la Française Isabelle Blanchard. Résolument contemporain, André Simoens montre des oeuvres de Nan Goldin, Richard Serra ou Gilbert et George. Les investisseurs et amateurs allemands, luxembourgeois, néerlandais et belges, qui viennent régulièrement se détendre au Zoute, achètent beaucoup et très cher. A force de patience et de volonté, on réussit parfois à acquérir le bel objet qui, pour certains, marque une vie.