lundi 19 juin 2023

 

Rétablir la chronologie à l’école ? Ce qui se cache dans le choix des dates

 « Il faut rétablir la chronologie  »  : au refrain obligé qui accompagne immanquablement la préparation des nouveaux programmes d’histoire, la ministre de l’Education nationale se croit à son tour dans l’obligation de répondre  : «  Nous avons rétabli la chronologie. » Derrière ces deux affirmations, beaucoup de non-dits, d’arrière-pensées et surtout une imprécision langagière qui biaise le débat  : mais de quelle chronologie parle-t-on au juste  ?

 

Une chronologie toujours bien présente

Car aussi loin qu’on regarde en arrière, au collège comme en primaire, l’enseignement de l’histoire en France s’est toujours fait dans l’ordre chronologique, du plus ancien au plus récent. Ainsi aujourd’hui, les programmes de collège (2008) font se succéder suivant les niveaux  : l’Antiquité (en classe de 6e), une période allant du VIIe au XVIIe siècles (en 5e), les XVIIIe et XIXe siècles (en 4e), avant de terminer par le XXe siècle en 3e. Le projet de programme prévu pour 2016 ne change pratiquement rien à ce découpage, sinon sur des détails. Chronologie, donc, sur toute la ligne, à l’exception d’une peu durable tentative, à la fin des années 70 (sous l’influence de René Haby, ministre de l’Education nationale) pour orienter timidement l’enseignement vers une approche thématique (par exemple, les transports ou encore l’agriculture à travers les âges). Une expérimentation abattue en plein vol, avant même qu’elle ait pu être évaluée – suite à une campagne médiatique initiée par quelques (pseudo) intellectuels et politiciens bien en vue (A. Decaux, J.-P. Chevènement) et mise en scène par Le Figaro. Bref, à plus de 30 ans de distance, les mêmes ingrédients qu’aujourd’hui.

 

 

Mais de quelle chronologie parle-t-on ?

En réalité, si les références angoissées à la chronologie sont aussi récurrentes, c’est qu’elles visent bien autre chose qu’une simple discipline scolaire. Dès lors que l’histoire s’écrit à partir de faits datés, repérables dans le temps, la question n’est pas de savoir si son enseignement doit se faire dans un ordre chronologique ou non mais de dire quels faits, précisément, doivent être privilégiés et au détriment de quels autres.

Pour reprendre le cas de l’histoire de l’agriculture, au programme du collège pendant quelques années, elle faisait l’objet d’une étude chronologique, du néolithique jusqu’à nos jours, comme c’est le cas pour les autres champs de l’histoire qui, chacun à leur manière, s’appuient sur leur propre chronologie. A titre d’illustration, on peut s’arrêter sur la très stimulante frise chronologique conçue par la Cité de l’économie et de la monnaie, en partenariat avec l’INA  : « 10 000 ans d’économie, 200 dates qui ont marqué l’histoire de l’économie ».

Histoire des hommes, également, pourrait-on préciser, au regard de l’importance, dans l’évolution de l’humanité, de faits comme l’apparition de l’agriculture, l’invention de la roue, les premières traversées océaniques ou l’invention de la machine à vapeur – pour ne citer que quelques exemples. Le découpage périodique adopté pour la circonstance bouleverse le cadre traditionnel (Antiquité, Moyen Age, époque moderne, époque contemporaine), en bonne partie obsolète, européocentré, au profit d’une chronologie – car c’en est une – renouvelée et mondialisée (aux origines, 8500 à 560 avant J.-C.  ; Antiquité et Moyen Age, 520 avant J.-C. à 1474  ; grandes découvertes, 1474 – 1740  ; révolution industrielle  : 1740 – 1945  ; monde contemporain, depuis 1945).

 

D’autres repères chronologiques

Dans une même optique, mais pour un seul pays, « Les grandes dates de l’histoire économique et sociale de la France », publié par la revue Alternatives économiques, s’articule sur les mutations profondes de la société française au cours des mille dernières années.

Là encore, il s’agit d’une véritable chronologie, avec ses crises (la Grande Peste, 1347 -1352), ses temps longs (le temps du mercantilisme, 1500 – 1789), ses personnages emblématiques (Jacques Cœur, 1395 -1456), ses grandes avancées sociales (interdiction du travail des enfants, sécurité sociale) etc. Chaque domaine de l’histoire déroule ainsi, avec son objet d’études, ses propres échelles de temps et d’espace : histoire des religions, histoire de la peinture, de la musique, de l’éducation, de la médecine, etc. Quand Robert Delort s’intéresse à l’histoire des animaux («  Les animaux ont une histoire  », 1984, Le Seuil), c’est bien sûr pour mettre en évidence sa relation, son imbrication avec l’histoire des hommes dans un cadre chronologique donné. Il explique  :

«  Quelle que soit l’importance de l’homme dans cet ouvrage écrit par un homme pour d’autres hommes, à partir de témoignages souvent humains ou étudiés suivant des techniques élaborées par l’homme, puisse-t-il rappeler ou montrer que l’histoire, science de l’espace dans le temps, ne concerne pas les seuls hommes mais aussi tous les autres phénomènes évolutifs de la nature et de la vie, et en particulier nos pères, nos frères, nos enfants, nos dieux, nos maîtres, nos esclaves  : les animaux.  »

Pas les seuls hommes  ? A plus forte raison pas les seuls princes ni les seuls chefs militaires.

Bref, si toute histoire s’insère dans une suite bien définie d’événements, que peut alors signifier cette polémique, bruyante et répétitive, sur la nécessité d’enseigner l’histoire «  dans l’ordre chronologique  », comme s’il s’agissait d’une tradition perdue  ?

 

Les enjeux de la chronologie

En fait, ce qui est en jeu derrière cette revendication, c’est la place plus ou moins importante consacrée à l’histoire nationale – et plus précisément politique – seule considérée comme digne de chronologie, une histoire balisée par des dates, des personnages, censés par eux seuls donner un sens à l’histoire. En réalité, une histoire singulièrement limitée dans le temps et dans l’espace mais qui n’a jamais disparu des prescriptions scolaires.

Monuments funéraires à la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, basilique Saint-Denis. - Eric Pouhier/Wikimedia Commons/CC

 

Les programmes de l’école élémentaire (2008) sont toujours organisés autour d’une galerie de portraits largement dominée par les figures plus ou moins légendaires (Vercingétorix, Clovis, Jeanne d’Arc etc.) de princes, de rois, de chefs de guerre, de dirigeants, dont la succession suffit à elle seule à bâtir «  la  » chronologie, en fait «  une  » chronologie, celle des régimes politiques d’un pays à un moment choisi. Ce choix singulièrement réducteur se retrouve peut-être même aggravé par le nouveau projet de programme du cycle 3, structuré autour du «  temps des rois  », du «  temps de la république  », un peu comme si toute l’activité humaine, jusqu’au XIXe siècle, n’avait trouvé à s’exprimer qu’à travers la construction des institutions politiques.

Et si, en collège, l’enseignement de l’histoire a pu, au fil des décennies, s’ouvrir davantage au monde et à des problématiques historiques plus larges, il n’en demeure pas moins que les approches purement politiques et même étroitement institutionnelles dominent toujours largement les programmes, au détriment, entre autres, de l’histoire sociale, notoirement négligée, ce que confirme la liste des «  repères historiques  » dont la connaissance est exigée en fin de collège  : sur 43 dates, 35 relèvent de l’histoire politique, très majoritairement nationale.

Il faudrait donc «  rétablir la chronologie  », alors que celle-ci n’a jamais cessé de constituer la trame des programmes scolaires  ? Le matraquage de la formule dans le débat public cache mal son ambigüité. Si l’on veut bien convenir que le choix des dates et des faits retenus dans les programmes n’est pas neutre, il est alors tout à fait légitime de se demander à quelles préoccupations il obéit. Les thuriféraires de la chronologie perdue – ils n’en font pas mystère – font de l’histoire enseignée, celle du « roman national », le support privilégié d’une morale patriotique, d’une identité collective très artificielle et jamais définie, fondée sur la sujétion des individus à un régime politique paré de toutes les vertus malgré ses tares évidentes. Ici, une chronologie étroitement sélective, loin de la rigueur scientifique qu’elle affiche, fait plutôt obstacle à la connaissance historique, à la compréhension du passé par les élèves.

 

Bernard Girard

Collé à partir de <https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-journal-dun-prof-dhistoire/20150531.RUE1738/retablir-la-chronologie-a-l-ecole-ce-qui-se-cache-dans-le-choix-des-dates.html>