Robert Guinan, peintre de la banalité américaine

« Au Bohemian Club Bar » (1977), de Robert Guinan. MARTIAL COUDERETTE/SUCCESSION ROBERT GUINAN/LYON MBA






A partir des années 1970 et jusqu’à ce qu’il ferme sa galerie, Albert Loeb montrait, une fois tous les trois

ou quatre ans, les œuvres d’un peintre qui n’était guère exposé que chez lui, à Paris, l’étant fort peu

dans son pays natal, les Etats-Unis. Ce peintre était Robert Guinan (1934-2016), auquel le Musée des

beaux-arts de Lyon consacre une rétrospective aussi inattendue que l’étaient autrefois ses expositions chez Loeb.

Guinan est, en effet, une exception : un artiste constamment à rebours, jamais en phase avec les tendances

artistiques de ses contemporains, ni par ses sujets ni par son style.

Né en 1934 à Watertown (New York), ville proche de la frontière canadienne, dans une famille mi-canadienne, mi-

écossaise, il manifeste dès sa jeunesse un don pour le dessin et commence à travailler d’après modèle au début

des années 1950, alors qu’est en train de s’imposer l’expressionnisme abstrait. En 1953, pour ne pas être mobilisé

dans l’infanterie en Corée, il s’engage dans l’US Air Force, d’abord basé près de La Nouvelle-Orléans, puis en Libye

et en Turquie. Là, il photographie, dessine et peint ce qu’il voit, dont des scènes de bordel à Ankara. Démobilisé

en 1957, il paie avec la bourse offerte par l’armée son inscription à The Art Institute of Chicago, en 1959.

Une luminosité particulière

Ce qui peut être raconté d’une tout autre manière. Un artiste de 25 ans, à l’inverse de la majorité de ses

contemporains, s’établit à Chicago (Illinois), au lieu d’aller à New York. Or, il est d’ores et déjà établi à cette date

que les artistes new-yorkais sont les seuls modernes et tiennent donc leurs collègues de l’Illinois pour des

provinciaux qui ont raté les avant-gardes. La preuve, ils font encore de la peinture figurative comme jadis. Or

Guinan a constamment persévéré en ce sens, n’a plus quitté Chicago jusqu’à sa mort et y a trouvé ses sujets.

Lesquels sont principalement des portraits de femmes et d’hommes dans leurs intérieurs et des scènes dans des

bars et des clubs de jazz. Les paysages, tous urbains, sont plus rares. Guinan travaille à l’huile ou à l’acrylique, sur

toile ou sur isorel, de format moyen. Les compositions sont sans artifices : des figures au premier plan, dans des

espaces définis par des meubles, des rangées de bouteilles, des comptoirs, des miroirs ou les alignements de

sièges d’un bus ou d’un métro. Elles sont plutôt statiques et, le plus souvent, regardent dans la direction du

peintre.


Guinan ne cherche pas à suggérer qu’il surprendrait des instants ou des expressions remarquables, pas plus qu’il

n’entreprend de raconter des histoires tragiques ou pittoresques. Les buveurs du Bohemian Club Bar et du Sam’s

Bar sont assis sur leur tabouret devant leur bière et Geraldine se fait belle pour son « good friend ». Guinan peint

la banalité. Pas plus qu’il ne se donne des motifs spectaculaires, il ne cherche à surprendre par son style, qui

évolue à peine au fil du temps : un réalisme attentif aux détails des physionomies, des vêtements, des objets, des

immeubles.

Il n’est pas très loin de Bonnard, de Degas, et fait parfois penser, pour les sujets, au réalisme nord-américain, de

Bellows à Hopper. Mais il s’en distingue par une luminosité particulière, voilée, un peu grise, légèrement nacrée.

De temps en temps, il la relève de quelques couleurs plus accentuées, mais, à l’inverse de Hopper, il n’est pas un

peintre du grand jour, si peu même que la plupart de ses vues de rues et de façades sont prises au crépuscule ou

de nuit, avec quelques lampadaires ou signaux routiers pour éclairer la scène.

La peinture neutre d’un quotidien morne exécutée dans un style inactuel, donc. Pourquoi la regarder, alors ?

Parce qu’elle n’est ni si banale ni si neutre. Elle donne à voir une société américaine qui n’est pas celle, propre et

confortable, que célèbre au même moment le pop art. Les modèles de Guinan vivent dans des intérieurs

modestes, souvent vieillots, et sont, majoritairement, afro-américains. Ce sont ses voisines et voisins, ses amies et

amis rencontrés dans les bars qu’il fréquente avec une assiduité exemplaire et dans les clubs de jazz – car Chicago

est alors l’autre capitale du jazz. La flûtiste, poétesse et enseignante Nikki Mitchell jouant au Hot House et la

chanteuse de blues Melvina Allen dans un bar de la 43e Rue avec ses musiciens sont parmi ses modèles.

Il les regarde sur scène comme il regarde son amie graphiste Loretta Oglesby trompant son ennui au Cut Rite Bar,

Anita la prostituée si lasse sur son lit ou Maida la barmaid aux bras d’athlète debout derrière son comptoir. Elles

sont proches, attentives, curieuses, un peu narquoises parfois, vivantes. Guinan est ainsi le peintre qui a consacré

la plus grande partie de son œuvre à tenir la chronique de la partie de la population nord-américaine qui est alors

absente de la peinture aux Etats-Unis, à l’exception de celle des artistes eux-mêmes afro-américains, Faith

Ringgold, Barkley Hendricks ou Kerry James Marshall.

Un surcroît de réalité

Cette singularité, qui ne lui a valu de son vivant aucune attention particulière des musées, n’est pas la seule qui le

définisse. Une autre, plus technique, est qu’il cherche à donner un surcroît de réalité à ses tableaux grâce à leurs

cadres. En 1972, il insère le portrait de la chanteuse de gospel « Sister » Carrie Robbins, assise dans une trop grande

chambre, son sac à main sur les genoux, dans les montants d’une fenêtre, ce qui accentue l’impression de

regarder de l’extérieur vers l’intérieur, indiscrètement. En 1976, une vieille femme qui épluche des épis de maïs à

cuire dans l’arrière-salle d’une teinturerie est encadrée de fausses briques, là encore pour augmenter l’effet de

réel.

D’autres fausses briques, marquées de graffitis, entourent une œuvre plus étrange encore, The Great Fallen One

(« le grand déchu »), trois spectres dansant. Le sujet ne lui vient pas des clubs de Chicago mais de Notre-Dame-des-

Fleurs, premier roman de Jean Genet. L’œuvre est de 1966, trois ans après que Guinan a découvert Genet et un an

après qu’il lui a dédié un hommage sous forme d’un assemblage monumental qui associe peintures, la photo de

Genet en 1942 quand il est en prison à Fresnes (Val-de-Marne), d’autres photos de figures masculines choisies

pour leur côté stéréotypé – le gangster, le beau gosse –, deux angelots en bronze doré, des panneaux de faux bois

et, au centre, une sorte de squelette en bas-relief qui lève les jambes. Ce retable à saint Genet est une autre des

révélations de l’exposition.

Robert Guinan, en marge du rêve américain, Musée des beaux-arts, à Lyon. Jusqu’au 27 août, du mardi au dimanche de 10 heures à

18 heures. Entrée de 4 à 8 €.