Au «Figaro», l’anti-wokisme, super manne éditoriale

Depuis trois ans, le quotidien de droite fait vivre, notamment dans ses pages Opinions, un concept dénonçant le militantisme progressiste vu comme le dernier des périls.

Dans le journal du groupe Dassault, le concept semble surtout l’apanage du Figaro Vox, la cellule offensive de débats et d’opinions. (Miguel Medina/AFP)

par Adrien Franque 3 novembre 2023


«Aux Etats-Unis, le capitalisme sonnerait-il le glas du wokisme ?» interroge une tribune de la philosophe Julie Girard dans le Figaro le 26 octobre. «Comment Mai 68 a engendré le wokisme», promet de nous révéler de son côté Eugénie Bastié à travers les bonnes feuilles de Comprendre la révolution woke par Pierre Valentin, essayiste et auteur par ailleurs de deux notes sur le même thème pour la Fondapol, un think tank classé à droite. «Le wokisme, meilleur allié des dictatures», va même jusqu’à écrire, le 1er octobre, l’éditorialiste géopolitique Renaud Girard, qui voit «l’irruption du wokisme» en France dans le refus de Jacques Chirac de célébrer, en 2005, le bicentenaire de la victoire de Napoléon à Austerlitz.


Large espace médiatique

Hypermalléable, pour ne pas dire flottant, le concept de woke (qui signifie «éveillé») a connu, une fois utilisé péjorativement, une explosion médiatique vers 2020, avec la dénonciation de ce militantisme progressiste à l’ère numérique. La formation du mot «wokisme», une spécificité française, a achevé de le transformer en filon éditorial dans les médias allant de cette partie de la gauche qui se qualifie elle-même de «républicaine» à l’extrême droite identitaire. Dans ce large espace médiatique, le Figaro en est un de ses plus fervents animateurs. Dans un édito sur Europe 1 l’an passé, le directeur de la rédaction Alexis Brézet voyait même dans le chroniqueur québécois Mathieu Bock-Côté, encore à la une du Figaro Magazine le week-end prochain, l’un des premiers à avoir écrit sur ce «péril» dans les pages de son quotidien. Jusqu’à importer le concept depuis l’Amérique du Nord ? Pour le journal québécois le Devoir en juillet 2021, Bock-Côté avait «utilisé “woke” et “wokisme” dans une dizaine de textes du “Journal de Montréal” cette année et encore cinq fois dans sa chronique du “Figaro”».

Mais aujourd’hui, dans le journal du groupe Dassault, le concept semble surtout l’apanage du Figaro Vox, la cellule offensive de débats et d’opinions, et le Figaro Magazine, vieille maison historiquement formée à droite de la droite d’une rédaction traditionnelle. D’après un journaliste du Figaro, le concept est venu armer une génération de trentenaires (Eugénie Bastié, Alexandre Devecchio…) qui pense, depuis dix ans au Figaro Vox, le journalisme comme une «bataille culturelle» : «C’est quasi-obsessionnel chez eux. C’est drôle parce qu’ils dénoncent une attitude militante chez les wokistes, en adoptant eux-mêmes une attitude militante anti-wokiste. Et quand l’un sort un bouquin, ils s’interviewent entre eux.» Un autre tempère, estimant que le terme est utilisé par plusieurs services dans la rédaction, notamment dans les pages internationales pour raconter les dérives «wokistes» dans les universités américaines. «Au-delà de l’aspect idéologique, notre direction semble penser que le wokisme peut constituer un ressort d’audience et de fidélisation des lecteurs, analyse un bon connaisseur de la rédaction. Il suffit de regarder les commentaires sous les articles. Une partie du lectorat semble très sensible à ces thématiques.»


Innombrables essais

Mais sur le site du Figaro, à la page du mot-clé «wokisme», on ne trouve guère que des articles d’opinion et bien peu de faits d’actualité. Encore moins se déroulant sur le sol français. En cette rentrée, la couverture de ce prétendu péril omniprésent dans nos contrées passe surtout, en réalité, par les recensions des innombrables essais consacrés à la chose, par trois jeunes auteurs : le livre de Pierre Valentin donc – par ailleurs ancien stagiaire au Figaro Vox ; par l’enquête «infiltrée chez les wokes» de la journaliste Nora Bussigny ; ou par Woke Fiction, un essai sur le wokisme dans la culture signé Samuel Fitoussi. En même temps que la sortie du livre, ce dernier a été engagé comme chroniqueur au Figaro Vox. C’est ce qu’on appelle un bon filon.



 

Collé à partir de <https://www.liberation.fr/economie/medias/au-figaro-lanti-wokisme-super-manne-editoriale-20231103_EZROVWEHMVHDLERV4XXXFDD3XU/>