Le premier ministre est gay, mais pas trop

 

Le nouveau premier ministre est le plus jeune de la Cinquième République. Il est aussi ouvertement gay. Ce n’est pas anodin dans un pays où des élus ont longtemps caché leur homosexualité. Mais cette visibilité ne gomme pas le bilan d’un fidèle parmi les fidèles de Macron.

Mathieu Magnaudeix

10 janvier 2024

 

En propulsant Gabriel Attal à Matignon, Emmanuel Macron a au moins réussi à accrocher l’attention des médias, particulièrement la presse étrangère. Sa jeunesse (34 ans, plus jeune premier ministre de la Ve République) mais aussi son homosexualité ont été soulignées par de grands médias anglo-saxons.

« La France a son plus jeune premier ministre, et le premier ouvertement gay », titre le New York Times. Le fait qu’un locataire de Matignon soit gay et ne s’en cache pas est, entre autres, mentionné par CNN, Politico, les agences Associated Press et Reuters.

Le média LGBTQI+ états-unien The Advocate salue la nomination à la tête du gouvernement d’un « millenial gay ». Il propose même à ses lecteurs et lectrices dix-huit photos de Gabriel Attal qui leur donneront « envie d’apprendre le français ».

Avec cette nomination, « la France rejoint plusieurs autres pays européens dirigés ces dernières années par des personnalités LGBTQI+, à l’image d’Elio Di Rupo en Belgique, de Leo Varadkar en Irlande ou encore de Xavier Bettel au Luxembourg », rappelle l’AFP. On peut aussi citer l’Islande avec Jóhanna Sigurðardóttir, première ministre lesbienne en 2009, la Serbie avec Ana Brnabić, première ministre lesbienne depuis 2017, ou encore l’Estonie, qui l’été dernier a élu un président gay, Edgars Rinkēvičs.

« Pour Emmanuel Macron, cette nomination est un coup politique efficace, commente Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur de plusieurs ouvrages sur les politiques minoritaires dont Sphères d’injustice, récemment paru aux éditions La Découverte. Notamment parce qu’il renvoie la gauche à toutes ses insuffisances : quels discours minoritaires la gauche produit-elle, plutôt que de s’en excuser ? »

 

Gabriel Attal lors de la campagne pour les élections municipales à Paris en 2020. © Photo Edouard Richard / Hans Lucas via AFP

 

Dans un pays où les élu·es ont souvent caché leur homosexualité, et dix ans après le vote de la loi sur le mariage des couples de même sexe, qui a déclenché un déferlement homophobe jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale, cette nomination n’est pas anodine. Même si d’autres ministres d’Emmanuel Macron ont eux aussi fait leur coming out, comme Clément Beaune, Franck Riester, Sarah El Haïry ou Olivier Dussopt… en plein mouvement social contre la très impopulaire réforme des retraites qu’il défendait en temps que ministre du travail.

Pendant longtemps, dans un milieu politique viriliste où dire son homosexualité pouvait être considéré comme une faiblesse dont des adversaires politiques auraient pu profiter, les élus LGBTQI+ ont préféré se taire. Non sans bonnes raisons, comme le montre l’odieux chantage homophobe à la sextape monté contre Gilles Artigues, l’ancien adjoint au maire de Saint-Étienne, révélé par Mediapart. 

 

Symbole ou pansement ?

Pour la visibilité des personnes LGBTQI+, cette nomination a donc un sens. Au point de la célébrer ? L’essayiste Frédéric Martel, auteur de l’ouvrage Le Rose et le Noir. Les homosexuels en France depuis 1968 (Points Seuil, 2008), y a vu une « victoire symbolique pour la cause LGBT ». Libération décèle dans cette nomination « le signe d’une France qui progresse ».

« La visibilité est comme la fierté : performative, écrit le magazine communautaire Têtu. Quand une personnalité issue d’une minorité accède à une fonction sociale jusqu’ici inaccessible, c’est une bonne nouvelle en soi. »

Pour autant, rappelle Bruno Perreau, « être minoritaire du point de vue de la sexualité, ou sur d’autres aspects d’ailleurs, n’est pas en soi une vertu ». Et ces félicitations victorieuses sont contestées par de multiples voix LGBTQI+, qui rappellent surtout le bilan politique du macronisme, dont Gabriel Attal fut dès 2016 l’un des premiers compagnons de route, alors qu’il était encore jeune conseiller de la socialiste Marisol Touraine au ministère de la santé.

« La nomination d’Attal est un pansement gay (et sans paillettes) sur un autoritarisme béant, écrivent Léane Alestra et Apolline Bazin dans Manifesto XXI. Nombre de communautés LGBTQIA refusent de servir de caution morale ; de pilule rose pour faire avaler une ligne politique raciste, liberticide et antidémocratique. »

« De la même façon qu’Élisabeth Borne fut un exemple parfait de falaise de verre – utiliser une femme en premier plan pour gérer une crise, puis la virer –, l’usage des minorités en politique n’est bienvenu que lorsqu’il sert les intérêts majoritaires », ajoutent-elles.

 

Cet homme gay, c’est donc le modèle du gay que l’hétérosexualité veut bien accepter.

Trung Nguyên Quang, doctorant en sociologie

 

« Nous n’attendons rien de ce gouvernement », écrit aussi le collectif queer et anticapitaliste Inverti·e·s. « Nous connaissons son mini bilan à l’Éducation nationale : il a été l’architecte de la panique islamophobe de septembre, contrôlant la longueur des robes des élèves. Contre le harcèlement, il a fait arrêter un élève par des flics dans une classe pour les caméras, mais “en même temps” il abandonnait l’enquête administrative lancée après le suicide de Lucas, 13 ans, victime de harcèlement homophobe. »

Sur le réseau social X, Trung Nguyên Quang, doctorant en sociologie, va plus loin. « Se réjouir de la nomination de Gabriel Attal car il est gay, c’est se rendre complice de toutes les horreurs racistes, classistes, cishétérosexistes que son homosexualité rendra possibles », dénonce-t-il. « Cet homme gay, c’est un homme cis, de classe supérieure, blanc, dont les derniers faits d’armes sont : voter le projet de loi immigration, une loi des plus racistes de la Ve République ; criminaliser l’habillement des élèves musulmanes à l’école ; négliger le suicide d’un jeune homo de 13 ans. Cet homme gay, c’est donc le modèle du gay que l’hétérosexualité veut bien accepter : le gay qui lui ressemble le plus, et qui se comporte dans l’intérêt de l’hétérosexualité blanche de classe supérieure, en votant des lois qui lui sont favorables. »

 

Ligne de crête

Selon le sociologue Hugo Bouvard, auteur d’une thèse, bientôt publiée, sur les « gays et lesbiennes en politique » en France et aux États-Unis, la diversité de ces réactions n’est pas une surprise. « La visibilité des LGBT est une cause qui a une histoire, construite par des journalistes, des militants, le champ politique. Mais d’autres parties du mouvement LGBTQI+, radicales et queers, critiquent cette politique de la représentation. »

Coauteur d’un livre sur les luttes homosexuelles récemment paru (Lesbiennes, pédés, arrêtons de raser les murs. Luttes et débats des mouvements lesbiens et homosexuels, éd. La Dispute), Bouvard est davantage frappé par la façon dont Gabriel Attal a « publicisé » son homosexualité.

Selon le chercheur, le nouveau premier ministre s’inscrit en effet dans un « schéma assez classique dans l’espace public français, d’ailleurs forgé au sein du Parti socialiste dont Gabriel Attal a été un militant », et ce depuis le coming out télévisé, en 1998, de l’ancien maire socialiste de Paris Bertrand Delanoë.

Une « ligne de crête » étroite, qu’il faut parcourir dans le contexte de l’universalisme proclamé des institutions françaises, où il s’agit de ne surtout pas donner le sentiment de réclamer des droits pour son propre groupe minoritaire.

« Une double contrainte pèse sur les politiques gays en France, explique Hugo Bouvard à Mediapart. Ne pas le cacher, car la dissimulation serait perçue comme un manque de transparence, et exposerait à des menaces d’outing, ce qui est d’ailleurs arrivé à Gabriel Attal. Mais ne pas non plus “le revendiquer” ni être dans “l’ostentation”, ce qui est aussi stigmatisé. »

 

Je ne veux pas être dans la revendication, ou donner le sentiment que je deviens député pour défendre la cause gay.

Gabriel Attal, en 2017

 

À ce titre, « Gabriel Attal assume sans revendiquer, poursuit Bouvard. Il ne cache pas, mais reste discret. Même s’il n’a pas esquivé toute prise de position sur les sujets LGBT, comme lorsqu’il s’est dit personnellement favorable à une “GPA éthique” ». Selon lui, d’autres élu·es, comme la sénatrice écologiste Mélanie Vogel, ou les parlementaires macronistes Raphaël Gérard ou Laurence Vanceunebrock, ont fait des choix plus radicaux, en défendant des droits pour les personnes LGBT en tant que gays ou lesbiennes.

En 2017, Mediapart avait demandé à Gabriel Attal, alors tout juste élu député des Hauts-de-Seine, s’il accepterait de faire son coming out dans un article. À l’époque, il ne cachait pas son homosexualité à ses interlocuteurs, ni même sa relation avec Stéphane Séjourné, ancien conseiller d’Emmanuel Macron qui fut l’un des premiers à le rejoindre dans sa candidature présidentielle, aujourd’hui président du groupe Renew au Parlement européen, et secrétaire général du parti présidentiel.

« Je ne veux pas cacher que je suis gay, avait répondu par SMS l’actuel premier ministre. En revanche, je ne veux pas être dans la revendication, ou donner le sentiment que je deviens député pour défendre la cause gay. » Il affirmait alors que « d’autres choses [lui] [tenaient] à cœur » et avançait le risque d’« être enfermé là-dedans médiatiquement ». « Je ne suis pas très chaud à l’idée de faire une interview sur le sujet, surtout en début de mandat », expliquait-il pour rejeter la proposition.

Un an plus tard, il fut « outé » dans un livre par son ancien camarade de classe, l’avocat Juan Branco.

Tant que l’homosexualité n’est pas « militante », elle est acceptable.

Gabriel Attal finit alors par évoquer son homosexualité dans un portrait de Libération. En novembre 2023, après sa nomination au ministère de l’éducation, il a aussi témoigné dans l’émission « Sept à huit » du harcèlement homophobe qu’il a subi.

Mardi 9 janvier, quelques heures après sa nomination à Matignon, le sujet de l’homosexualité du ministre a été évoqué sur BFMTV. La plupart des invité·es et éditorialistes ont salué la façon dont le premier ministre parle de son homosexualité. « Il ne cache rien sans être ostentatoire », a avancé Christophe Barbier.

« On a plutôt commenté son âge, [son homosexualité] ce n’est pas vraiment la question majeure », a évacué Bruno Jeudy. « Ce n’est pas du tout un militant et je pense que [...] la manière dont il en parle régulièrement assez ouvertement fait qu’il est assez droit dans ses bottes par rapport à ça, il le vit bien, il l’assume, a résumé la communicante Patricia Chapelotte, directrice générale de Hopscotch, présentée comme une « amie » de Gabriel Attal. Le sujet est réglé avec la majorité des Français [...] Ce que n’aiment pas les Français c’est qu’on leur cache des choses. »

Conclusion : tant que l’homosexualité n’est pas « militante », elle est acceptable.

Les faits montrent qu’un premier ministre gay, c’est désormais possible en France. À condition toutefois qu’il ne revendique pas grand-chose sur les sujets LGBTQI+. Et qu’on n’en sache pas trop non plus sur sa vie privée. « Sa sexualité est présente sans être omniprésente, analyse Bruno Perreau. On reproche souvent aux minorités que ce qui les caractérise soit trop dominant, et que cela les submerge ou les rende déloyales envers l’État. »

Gabriel Attal, l’homme qui a interdit l’abaya à l’école, désormais chargé du « réarmement civique » de la nation par le président de la République, ne saurait être suspect de menacer l’autorité de l’État avec des revendications minoritaires. C’est à ces conditions que lui sont ouvertes, en grand, les portes du pouvoir.

Mathieu Magnaudeix

 

Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/journal/politique/100124/le-premier-ministre-est-gay-mais-pas-trop>