Irène Théry, sociologue : « Robert Badinter a permis de mettre fin à plus de vingt siècles de définition du couple comme formé nécessairement d’un homme et d’une femme »
La sociologue du droit Irène Théry rappelle le rôle méconnu de Robert Badinter lors du vote du pacs.
10 février 2024
On a bien oublié aujourd’hui qu’en pleine épidémie à VIH, alors que le sida était une maladie mortelle qu’on ne savait pas juguler, la Cour de cassation refusa par deux arrêts successifs (1989, 1997) de considérer deux homosexuels vivant ensemble comme des « concubins » au motif que la catégorie viserait la « vie maritale » et que seuls pourraient prétendre à une telle vie les couples… qui pourraient se marier.
Cette interprétation très idéologique, liant le fait social du concubinage à la possibilité statutaire du mariage, n’a jamais existé dans les pays de common law, plus pragmatiques. Elle explique pourquoi il y a eu, au moment du vote du pacte civil de solidarité (pacs), « deux enjeux institutionnels mêlés » : garantir des droits sociaux et fiscaux pour les couples homosexuels, qui en avaient un besoin urgent, mais aussi changer la définition pluriséculaire du couple en droit civil, ce qui supposait de faire entrer l’homosexualité dans le domaine de la parenté.
Je voudrais rappeler ici le rôle majeur, trop méconnu aujourd’hui, qui fut celui de Robert Badinter lors de ces débats.
Quatre positions qui s’affrontent
En effet, comment répondre à la jurisprudence de la Cour de cassation ? En assumant d’opérer une redéfinition du couple en droit ? En la contournant ? En la refusant ? On ne sait pas assez que sur ce sujet se sont affrontés non pas seulement deux camps, les « propacs » et les « antipacs », mais bien quatre positions.
1 – Une position de dénonciation du lien : aucun droit ne doit être accordé. Elle procède d’une hostilité ouverte à l’homosexualité. C’est la solution de tous ceux qui souhaitent maintenir l’homosexualité comme une anomalie, un péché, une pathologie qu’il faudrait soigner et à laquelle on devrait tout au plus compassion. La députée Christine Boutin et le représentant de l’Eglise de France pour le pacs, Tony Anatrella, prêtre et psychanalyste, sont les deux figures qui ont incarné cette position dans sa version offensive. Elle rassemble une grande partie de la droite qui s’est mobilisée contre le pacs.
2 – Une position d’effacement symbolique du lien : des droits sociaux réels, mais pas de relation reconnue. Elle peut être interprétée comme une position pragmatique d’évitement des conflits, mais aussi comme le refus de toute publicisation de l’homosexualité : c’est la solution du pacte d’intérêt commun (PIC), élaboré par le juriste Jean Hauser, dans l’idée revendiquée de dire non à toute reconnaissance symbolique du couple de même sexe. Cette voie confirme indirectement la jurisprudence de la Cour de cassation définissant le couple comme nécessairement de sexe différent. C’est la position d’une partie de la droite, la plus libérale, qui s’est mobilisée contre le pacs.
3 – Une position d’institution d’un lien désymbolisé : des droits nouveaux pour les couples non mariés, appréhendés non pas comme des couples mais dans le cadre plus général de « paires » solidaires (couples, amis, frères et sœurs, etc.). C’est la solution d’un ensemble de propositions de contrat d’union civile, initiées par Jan-Paul Pouliquen et Gérard Bach-Ignasse, suivis par une partie du mouvement LGBT +. Cette option cherche à « contourner » l’enjeu du couple. Elle est motivée par l’urgence d’obtenir des droits, par la crainte de constituer des fichiers homosexuels qui pourraient être utilisés en cas de basculement vers un pouvoir autoritaire et homophobe, mais aussi par l’idée que les distinctions symboliques signifiantes au sein des liens humains (par exemple entre les relations qui impliquent la dimension sexuelle, comme le couple, et celles qui l’excluent, comme la fratrie) n’ont pas d’importance. C’est la position d’une partie de la gauche socialiste et communiste propacs. Mais on sait peu qu’en son sein se trouvent deux composantes en réalité opposées. Une partie militante LGBT +, très motivée par les droits des personnes homosexuelles, mais qui ne perçoit pas, du moins au début, que cette solution implique le maintien de la jurisprudence de la Cour de cassation sur le couple. Une autre partie, sociale-démocrate, qui pour sa part est surtout très inquiète d’ouvrir à l’homosexualité « la porte de la famille », et choisit cette solution tout à fait sciemment car elle perçoit que le seul couple en droit restera le couple de sexe différent.
4 – Une position d’institution du couple de même sexe, supposant de remettre en cause la définition pluriséculaire du couple en droit, portée, elle aussi, par une partie du mouvement LGBT et alliés. C’est la position défendue d’abord par Aides, puis Act Up, et par le Collectif pour l’union libre. Elle caractérise la proposition de contrat d’union sociale présentée à l’Assemblée nationale en 1997 par Laurent Fabius. C’est la position d’une partie de la gauche socialiste et communiste qui va se mobiliser pour que le législateur prenne ses responsabilités et abolisse la jurisprudence de la Cour de cassation.
Le véritable enjeu à l’échelle de l’Histoire
L’immense majorité des gens, à l’époque, ne démêlaient pas du tout ces enjeux juridiques, et encore moins leur portée symbolique et institutionnelle. On opposait des « pour » et des « contre » le pacs, sans voir que le projet de loi finalement débattu a l’Assemblée nationale, ouvert aux fratries et aux amis, laissait dans l’ombre le véritable enjeu à l’échelle de l’histoire.
Robert Badinter, grand et fin juriste, était très conscient du problème. Il est alors sénateur et écrit un article important dans Le Nouvel Observateur, en 1998, pour soutenir la redéfinition juridique du couple, « Les silences du pacs ». Avec le sens de la formule qui le caractérise, il énonce l’enjeu fondamental : « Les homosexuels doivent entrer dans le droit par la grande porte du code civil. » C’est pourquoi il soumet au Sénat un amendement sur le concubinage, dont l’objet principal est bien entendu de redéfinir le couple en droit, en explicitant qu’il peut être « de sexe différent ou de même sexe ». Les députés Jean-Pierre Michel et Patrick Bloche, rédacteurs du projet de pacs et rapporteurs de la proposition de loi, prennent au fil du débat parlementaire toute la mesure de l’enjeu d’une redéfinition juridique du couple et soutiennent vigoureusement, à l’Assemblée, l’initiative de Badinter au Sénat.
Tout le monde – y compris parmi les défenseurs des droits des homosexuels les plus engagés – ne comprend pas la portée juridique et symbolique majeure de cet amendement, qui met fin à plus de vingt siècles de définition du couple comme formé nécessairement d’un homme et d’une femme. Mais elle n’échappe nullement aux adversaires les plus déterminés de l’homosexualité. Dans une tribune particulièrement violente intitulée « A propos d’une folie », Tony Anatrella montre qu’il a parfaitement compris qu’avec la redéfinition du couple par l’amendement sur le concubinage, on bascule dans une autre ère : « Cette solution est pire que le pacs, car elle oblige à penser que la réalité du couple, composé de deux personnes de genre différent, un homme et une femme, est semblable à une relation homosexuelle. La négation de l’altérité, c’est-à-dire du masculin et du féminin, au fondement du couple, de la réalité matrimoniale et de la parenté, serait créée dans le code civil. »
On ne pouvait pas rêver plus clair hommage à l’importance de l’« amendement Badinter ».
Irène Théry est sociologue du droit, directrice d’études à Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).