L’art protéiforme de Gerhard Richter essaime en Suisse
La galerie Hauser & Wirth expose le célèbre peintre, dans trois lieux différents à Saint-Moritz et à Sils-Maria.
Par Harry Bellet
« Silsersee, Maloja (Lake Sils, Maloja) » (1992), de Gerhard Richter. GERHARD RICHTER 2023 / PRIVATE COLLECTION / JON ETTER
Il est parfois bien distrayant de contempler la concurrence farouche à laquelle se livrent les très grands marchands d’art internationaux. C’est encore plus réjouissant lorsque cela concerne l’artiste Gerhard Richter, célébrissime et d’autant plus hors de prix qu’à 91 ans il ne peint plus guère. Deux poids lourds de la profession, anticipant une rétrospective annoncée à la Fondation Louis Vuitton en 2025, lui offrent leurs murs : David Zwirner, qui l’a chipé en 2022 à Marian Goodman, laquelle le représentait depuis trente-sept ans, le montre dans sa galerie londonienne, et Hauser & Wirth dans ses locaux de Saint-Moritz (Suisse) pour une exposition où rien n’est officiellement à vendre.
Elle essaime au Musée Segantini, également installé dans la très huppée station de sports d’hiver du canton des Grisons, mais aussi au village proche de Sils-Maria, dans la maison où Nietzsche passa quelques-uns de ses étés. Une sculpture, une boule d’acier inoxydable tirée à trois exemplaires, chacun gravé du nom d’un pic proche, sert de fil rouge entre chaque lieu.
L’art de Gerhard Richter est protéiforme, tour à tour abstrait (indifféremment géométrique ou lyrique) et figuratif (il peut toutefois commencer une toile dans la seconde manière pour, ensuite, la tirer vers la première), portraitiste ou paysagiste (là aussi sans exclusive, des marines aux montagnes), artiste engagé (on pense à sa série sur la mort des terroristes du groupe Baader-Meinhof ou à celle consacrée au camp d’Auschwitz-Birkenau) ou pas, photographe mais aussi auteur d’un vitrail pour la cathédrale de Cologne. Il y a toutefois dans son œuvre quelques constantes, et la vallée de l’Engadine, où est situé Saint-Moritz, en fait partie.
Il s’y est rendu régulièrement à partir de 1989. Il l’a photographiée, souvent mais pas toujours enneigée, sous tous les angles, avec une prédilection pour ses maisons cossues, mais discrètes, ses arbres aux branches chargées et ses chemins creux. Il faut dire que le site, une des vallées habitées les plus hautes d’Europe, a quelque chose de magique, de beau et de paisible à la fois, avec une lumière incroyable éclairant une enfilade de lacs, gelés en cette saison, où patinent les vacanciers, mais sur la glace desquels il arrive aussi qu’on organise des matchs de polo avant de se retirer dans un de ses hôtels au luxe d’un autre temps. Un monde à part…
Manière réaliste et floue
C’est là que Dieter Schwarz, ancien directeur du Musée de Winterthur (Suisse) et l’un des meilleurs spécialistes de Richter – il sera cocommissaire de la future exposition à la Fondation Louis Vuitton – a réuni pour Hauser & Wirth soixante-dix œuvres, dessins, photographies – la plupart retouchées à la peinture – et tableaux de l’artiste réalisés durant ses nombreux séjours dans l’Engadine. Ce n’est pas précisément une première : en 1992, le critique et commissaire d’exposition suisse Hans Ulrich Obrist avait déjà montré une sélection de ses photos alpestres – qui a donné lieu à un livre (Sils, 1992) dont la maquette est présentée chez Hauser & Wirth – dans la maison de Sils-Maria, qui accueillit Nietzsche. Elle est aujourd’hui devenue un petit musée où Richter récidive avec un beau vitrail géométrique et trente-neuf photos, toutes tirées du livre Dezember (Editions Suhrkamp, 2010) conçu avec l’écrivain Alexander Kluge.
Si les trois expositions offrent chacune de l’intérêt, le plat de résistance se trouve toutefois dans les locaux de la galerie Hauser & Wirth, deux étages d’un immeuble situé dans une rue commerçante (de luxe) de Saint-Moritz. Notamment à cause de la juxtaposition de la photographie d’un chemin dont la courbe dévoile un chalet, le tout sous la neige, et du tableau qui en a résulté (St. Moritz, 1992), légèrement recadré et peint de cette manière à la fois réaliste et floue qui caractérise bien des œuvres de l’artiste.
« Val Fex, Piz Chapütschin » (1992), de Gerhard Richter. GERHARD RICHTER 2023 / PRIVATE COLLECTION / JON ETTER
On y verra aussi d’autres photographies, retouchées à la peinture directement sur le papier. Y figure notre préférée, Val Fex, Piz Chapütschin (1992), petit cliché de 10 x 15 centimètres où un ajout de peinture ne recouvre pas le paysage, mais le complète, ou plutôt le magnifie : d’une banale carte postale, Richter fait en peu de gestes quelque chose de plus grand. Entre abstraction et figuration, une sorte de résumé en miniature de presque toute son œuvre.
On a beaucoup et très tôt comparé ses paysages à ceux du plus grand peintre romantique allemand, Caspar David Friedrich (1764-1840), un de ces artistes qui sont sortis de la peinture pittoresque pour se frotter au « sublime », ainsi que le comprennent les historiens d’art, c’est-à-dire à la nature qui nous dépasse. A la fois hospitalière, quand elle a été façonnée durant des générations par les hommes et les femmes au labeur – ce que rappellent au besoin les tableaux de Segantini (1858-1899) montrant les paysans des alpages au XIXe siècle dans le musée qui porte son nom –, mais aussi rude, dangereuse et parfois mortelle. La vie, quoi.